La poésie désentropise

Les jours (Des jours et des jours), passent, dévorant nos vies et y faisant croître l’entropie, mais la poésie est une horloge qui inverse le cours du temps.

Adília Lopes, Dias e Dias (Des jours et des jours), Lisbonne, Assírio & Alvim, 2020, ISBN 9789723721560

La poésie désentropise, écrit la poétesse Adília Lopes en ouverture de son dernier livre (Dias et Dias, Assírio & Alvim, Lisboa 2020), dans un vers qui ose un néologisme téméraire et séduisant qu’on peut lire comme une épigraphe à toute son écriture, dont la texture discrète et tenace n’excède jamais le registre quotidien, l’esthétique du fragment de vie.

Les jours (Des jours et des jours), passent, dévorant nos vies et y faisant croître l’entropie, mais la poésie est une horloge qui inverse le cours du temps. Elle ne se limite pas simplement à la mémoire de ce que cette course a emporté, mais reconstitue plus radicalement ce qui a été, comme ce que nous n’avons pas été, renouant avec une plénitude du sens que la présence pure abolit et qui n’est accessible que par la fracture de ce qui n’est plus. Ainsi, celle qui écrit a 60 ans adolescents, car elle écrit comme quand elle avait 11 ans et voyageait au deuxième étage de l’omnibus urbain (7-VI-2020, p.55) : la poète redevient celle qu’elle était quand elle écrit sur ce qu’elle était.

Elle se livre à la contemporanéité radicale du présent qui resurgit après-coup, comme compréhension de soi dans la parole poétique, comme une apparition qui n’a lieu une seule fois, une fois pour toutes, dans la nécessité irréversible de l’instantanéité. Irréversible est ce qui passe, parce que le temps ne se donne à l’expérience et comme expérience, que comme instant insaisissable. Toutefois, le sujet, en tant que vivant, ne peut s’empêcher de se projeter dans cette cessation incessante et d’y espérer une continuité. L’évidence du jamais plus se fait alors apparition durable dans l’actualité symbolique du poème, dans la fatigue du sens, forme dans laquelle le sujet rencontre sa propre vérité.

Parmi les nombreuses choses qu’on peut apprendre de la littérature, d’un poème (J’ai appris dans un poème de Fleur Adcock que je pouvais manger du pain avec du fromage et des tomates. Je n’avais jamais essayé d’ajouter des tomates au pain avec du fromage. La littérature m’apprend tout. 23-V-2020, p. 49), la plus importante est certainement de démasquer l’injonction mensongère du carpe diem comme une tromperie tragique, de reconnaître que l’entropie n’est pas la corrosion du maintenant par l’après, mais plutôt la corrosion du maintenant comme impossibilité de la présence, comme inaccessibilité du maintenant à celui qui le vit. Le temps est le don du monde en tant que forme incessante, merveilleusement multiforme, fragmentation colorée, soustraction tragique  :

Ao longo dos anos foram demolindo as casas de Lisboa que tinham azulejos antigos lindíssimos na fachada. Os azulejos eram partidos, destruídos. Eu, quando passava por uma obra destas, apanhava do chão fragmentos de azulejos. Enfeitei as minhas estantes com estes bocadinhos de azulejos. Fica lindo, muito colorido, brilhante, mas é trágico.

(9-V-2020, p. 46)

Au fil des ans, on a démoli les maisons de Lisbonne qui avaient des très beaux vieux carreaux sur la façade. Les carreaux étaient cassés, détruits. Quand je passais au long d’un de ces chantiers, je ramassais des fragments de carreaux sur le sol. J’ai décoré mes étagères avec ces petits morceaux de carreaux. C’est beau, très coloré, brillant, mais c’est tragique.

(9-V-2020, p. 46)

Pour cette raison, la poète ne raconte pas d’histoires, elle ne raconte pas le passé, elle ne reconstruit pas le fil de la mémoire, elle ne cherche pas l’unité du perdu (de l’expérience et du discours). La poète n’écrit pas un journal de sa propre vie, une chronique de sa propre époque, elle ne se souvient pas des choses, des êtres, des événements. Son texte est une forme de fiction accordée à la mémoire (dispositif inexorablement artificiel du comme si), nécessaire à la survie du sujet, qui pour ne pas sombrer doit se penser comme un, malgré sa propre dissolution dans les jours (jour après jour), mais la poète ne peut se prêter à cette fiction si sa mission est de dire la vérité de l’expérience, l’expérience comme vérité. Humblement, silencieusement, la poète ne fait que ramasser du sol la vie effritée en fragments inutilisables, en les reconnaissant comme pleinement actuels, en en faisant une partie durable de ce que nous sommes : non pas un tas de passé, mais un présent qui sombre sans cesse, un présent qui apparaît comme disparaître, et qui ne peut donc être « sauvé » que dans la reconnaissance de cette inaccessibilité originelle.

Le moi dit par la poésie, le moi temporel dans la radicalité de sa propre non représentabilité, est un ensemble chaotique de synecdoques (textuelles, sensorielles, émotionnelles) qui s’organisent, éblouissantes, intermittentes, indélébiles, dans le présent du mot comme une apparition qui a le pouvoir ingouvernable des accidents :

Comecei a ouvir a Musa quando ia fazer 23 anos. Antes não ouvia a Musa. Eu sei que falar assim parece banha da cobra. Mas não é. Já contei isto muitas vezes. A minha gata tinha desaparecido, eu estava muito triste, aflita. De repente na minha cabeça estava um poema sobre a gata. Peguei no caderno e na esferográfica e escrevi. Ouvir a Musa não é só ter prazer em escrever, ter vontade de escrever, ter ideias ou imagens como eu tinha aos 11 anos. É aparecer o texto na cabeça vindo não sei de onde. E a minha gata apareceu. Não são os textos que me interessam, quero lá saber da Musa. Quero é a gata, o afecto, a vida, a gata.

(7-VI-2020, p. 55)

J’ai commencé à ouïr la Muse à 23 ans. Je n’entendais pas la Muse auparavant. Je sais que ce discours semble de la poudre de perlimpinpin. Mais ce n’en est pas. Je l’ai dit plusieurs fois. Mon chat avait disparu, j’étais très triste, en détresse. Soudain, dans ma tête, il y avait un poème sur le chat. J’ai pris le cahier et le stylo et j’ai écrit. Écouter la Muse, ce n’est pas seulement avoir le plaisir d’écrire, l’envie d’écrire, avoir des idées ou des images comme j’en avais à 11 ans. C’est voir apparaître le texte dans sa tête, venu d’on ne sait où. Et mon chat est apparu. Ce ne sont pas les textes qui m’intéressent, je me fiche de la Muse. Ce que je veux, c’est le chat, l’affection, la vie, le chat.

(7-VI-2020, p. 55)

La poésie, tout comme la vie, est une apparition accidentelle. Présence désirée mais jamais possédée, qui se manifeste comme indisponibilité, puissance à laquelle le sujet est soumis, dans la dépendance inconditionnelle qu’est l’amour, dans la menace permanente qu’est le désir : s’exposer au manque comme condition de vérité.

Le poème n’est donc pas écrit par la poète (Écouter la Muse, ce n’est pas seulement avoir le plaisir d’écrire, l’envie d’écrire,), mais il lui apparaît comme une beauté étrangère, désirable (C’est apparaître le texte dans la tête venant de je ne sais où), au moment où elle fait expérience de la vie comme disparaître (Mon chat avait disparu) et dit cet effacement comme la vérité dans laquelle la vie se livre (Et mon chat est apparu). En étant dite comme disparition, la présence se manifeste pour ce qu’elle est, dans l’authenticité d’une apparition textuelle dont l’expérience fait partie sans pouvoir la saturer, qui s’établit dans l’articulation symbolique entre expérience entropique et parole désentropique, entre vie et poésie, entre chat et texte, affection et sens. Le texte ne remplace pas le chat, le sens ne remplace pas l’affection, le mot ne remplace pas la vie (Ce ne sont pas les textes qui m’intéressent, je me fiche de la Muse. Ce que je veux, c’est le chat, l’affection, la vie, le chat), mais sans texte le chat disparaît pour toujours, sans Muse l’affection, la vie, se dissolvent, corrodées par la rouille du chaos pur :

A vida muda
catavento enferrujado

(27-III-2020, p. 19)

La vie change
girouette rouillée

(27-III-2020, p. 19)

Le véritable défi, désentropique, du mot n’est pas de mettre de l’ordre dans la désorganisation grouillante établie par l’instantanéité comme cessation perpétuelle, par le présent comme contingence radicale. Toute ambition en ce sens est vouée à la frustration et à la répétition stérile :

Arrumo a casa, continuo a arrumar a casa, tarefa sem fim. A casa está por arrumar há mais de cem anos. Loiças partidas, papéis velhos, roupas que não servem para nada. Circulo pelos quartos. Os quartos comunicam entre si, têm muitas portas, as portas têm bandeiras das portas, isto é, vidraças ao alto das portas junto ao tecto. Os quartos são oito. A luz circula de uns quartos para os outros pelas bandeiras das portas. Posso andar aqui às voltas infinitamente.

(7-IV-2020, p. 25)

Je range ma maison, je continue à ranger la maison, une tâche sans fin. La maison attend d’être rangée depuis plus de cent ans. Vaisselle cassée, vieux papiers, vêtements inutiles. Je fais le tour des pièces. Les pièces communiquent entre elles, ont de nombreuses portes, les portes ont des œils-de-bœuf, c’est-à-dire des vitres en haut des portes, près du plafond. Il y a huit pièces. La lumière circule d’une pièce à l’autre à travers les œils-de-bœuf sur les portes. Ici, je peux tourner en rond sans fin.

(7-IV-2020, p. 25)

La poésie désentropise, non parce qu’elle empêche la dissolution, le chaos, la rouille, la poussière, le vieillissement, la désuétude, mais parce qu’elle dit tout cela comme si cela avait un sens, parce qu’elle circule dans l’expérience temporelle, dans le va-et-vient binaire sans direction entre présence et absence, apparition et disparition, inscrivant symboliquement l’infini qui fait du présent instantanément cessant, instantanément fini, une apparition irréversible accueillie par le sujet comme une singularité inépuisable dans l’affection, dans le désir, dans la mémoire qui ne crée pas l’unité mais la multitude :

É possível fazer o símbolo do infinito a entrar e a sair pelas portas deste quarto.

(27-IV-2020, p. 36)

Il est possible de faire le symbole de l’infini en entrant et en sortant par les portes de cette pièce.

(27-IV-2020, p. 36)

La mémoire et le désir (respectivement, la non-résignation de l’affection à la disparition et à l’absence, le brandissement de la durée comme vérité irréductible du sujet contre l’instantanéité de la cessation comme vérité du temps) attestent le pouvoir de signification de l’infini qui fait manifester la présence incessamment cessante du fini comme une apparition irréversiblement vraie, définitive, irremplaçable dans sa singularité. La vérité de ce qui a été non comme présence mais comme une apparition donnée au sujet, ne peut être effacée même si ce qui a été n’est plus. C’est pourquoi le poète vit sa vie comme une petite maison en désordre, qui continue de se salir et de vieillir, sachant que ce qui compte, ce n’est pas l’effort sans fin pour endiguer la corrosion (raconter, assembler, faire semblant d’une unité impossible, produire une durée artificiel), mais y circulant avec la généreuse liberté de la lumière (La lumière circule d’une pièce à l’autre), qui rend visible (fait apparaître) tout ce qu’elle touche, sans distinguer entre le grand et le petit, l’ancien et le nouveau, le sale et le propre, le présent et le passé. Le saut sur les genoux du chat réapparu, le parfum des eucalyptus venant par la fenêtre de la maison ; les biscuits au chocolat emballés minutieusement dans un sac de 250 gr, livré par l’épicier ; les fenêtres de l’appartement des grands-parents ; les leçons de travaux manuels… La poésie est l’illumination méticuleuse de petits moments qui ne font pas une histoire, une vitrine pleine de fripes. Ce sont de modestes épiphanies qui ne révèlent qu’elles-mêmes – pas rares, chères, précieuses, mais simplement aimées – que le mot ne représente ni n’interprète, mais expose, donne à voir, dans l’actualité radicalement contingente de leur être une chose, ou une partie du monde :

Eu sei que, quando falo da minha casa, parece que estou a descrever a casa da mariquinhas. Gosto de objectos, de coisas. Cresci numa casa em que não se deitava quase nada fora. Durante cem anos as pessoas foram guardando porcarias e coisas boas. As pessoas vinham de um tempo em que havia falta de coisas e aqui o dinheiro foi sempre pouco. Tenho muitos objectos, não são coisas raras, caras, preciosas. São coisas queridas para mim. Saturo o espaço com objectos, sou barroca, tenho horror ao vazio. Às vezes lembro-me de um objecto que não vejo há muito tempo. Ainda o tenho ? Onde está ?

 (7-VI-2020, p. 54)

Je sais que quand je parle de ma maison, il semble que je décris une maison qui n’est plus. J’aime les objets, les choses. J’ai grandi dans une maison où presque rien n’était jeté. Depuis cent ans, les gens ont gardé à la fois des ordures et des choses valables. Les gens venaient d’une époque où les choses manquaient, et ici l’argent a toujours été rare. J’ai beaucoup d’objets ; ce ne sont pas des choses rares, chères, précieuses. Ce sont des choses aimées. Je sature d’objets l’espace, je suis baroque, j’ai horreur du vide. Parfois, je me souviens d’un objet que je n’ai pas vu depuis longtemps. Est-ce que je l’ai toujours ? Où est-il ?

(7-VI-2020, p. 54)

Dans sa finitude, la vie est saturée par l’accumulation infinie d’instants infinitésimaux, dont la discontinuité se résout comme continuité dans la coupure de Dedekind opérée par le mot poétique : « Tout ce qui s’applique au fini s’applique aussi à l’infini ».

Nunca esqueço o problema da habitação. Posso brincar às casinhas porque ainda tenho casa. Arrumo as minhas coisas minuciosamente. As minhas coisas securizam-me. Sou doméstica.

(7-V-2020 p. 44)

Je n’oublie jamais le problème du domicile. Je peux jouer à la dînette parce que j’ai encore une maison. Je range soigneusement mes affaires. Mes affaires m’offrent une sécurité. Je suis ménagère.

 (7-V-2020 p. 44)

L’écriture modeste, domestique, intime, prosaïque, ‘fémininement’ concrète d’Adília Lopes n’oublie jamais le problème de l’habitation (être ou ne pas être chez soi sur cette terre, dans cette vie), mais l’aborde à la lumière de la grâce enfantine de savoir jouer avec lui ; elle n’oublie jamais le caractère tragique de l’expérience, mais y fait face avec cet amour du bonheur sans lequel il n’y aurait pas de poésie (7-VI-2020, p. 51) :

É a quarentena do coronavírus. Não devo sair de casa. Tenho 60 anos, hipertensão e diabetes. Vivo sozinha. Não tenho net, não tenho televisão. Nem um candeeiro tenho para ler e escrever. Os trocos são poucos. Mas sou feliz.

(31-III-2020, p. 21)

C’est la quarantaine du coronavirus. Je ne dois pas quitter la maison. J’ai 60 ans, de l’hypertension et un diabète. Je vis seule. Je n’ai pas d’internet, je n’ai pas de télévision. Je n’ai même pas de lampe pour lire et écrire. L’argent est rare. Mais je suis heureuse. 

(31-III-2020, p. 21)

Le Grand Continent logo