Nous sommes probablement face à l’élection américaine la plus importante depuis 1932, lorsque Roosevelt a été élu durant la Grande dépression. Certaines personnes diront même depuis l’élection de Lincoln en 1860. Je dis cela parce que le 14e président américain depuis 1945 est de loin le plus amoral et immoral que nous ayons eu. Le Washington Post, après avoir effectué un exercice de fact-checking, a abouti à la conclusion qu’après après trois ans et demi de mandat, Donald Trump avait dépassé 20 000 mensonges. C’est extraordinaire. Tous les présidents mentent, y compris Roosevelt. Mais quand vous dites tant de mensonges, vous détruisez la confiance dont la démocratie a besoin. En ce sens, il y a eu de nombreuses occasions dans lesquelles Trump a agi de manière amorale, surtout en ce qui concerne les normes qui protègent les hauts fonctionnaires, celles qui permettent au système démocratique de fonctionner.

Je pense bien sûr que le résultat de l’élection que nous verrons ce soir sera déterminant. Si Donald Trump est réélu, nous allons avoir quatre ans de la même politique. Si Joe Biden est élu, je pense qu’il y a une chance que nous retournions à ce que nous considérons comme une politique nationale et étrangère plus « normale », celle que nous avons eue durant les 70 dernières années.

L’altération du soft power américain

Si on regarde les enquêtes d’opinion, on constate que Donald Trump a beaucoup endommagé le soft power américain. Le soft power américain était plutôt élevé en 2016, il a commencé à décliner lorsque Donald Trump est arrivé avec son « America First » et qu’il a commencée à se retirer des institutions multilatérales.

On constate dans toutes les enquêtes d’opinion tenue par des institutions respectables que le soft power américain a déclinées durant les quatre dernières années. Nous pouvons le retrouver comme nous l’avons déjà fait dans le passé, mais ce sera bien plus compliqué s’il est réélu pour quatre années supplémentaires.

Donald Trump a beaucoup endommagé le soft power américain.

Joseph Nye

Par opposition, Joe Biden est un politicien bien plus « normal ». Il est au centre de la politique américaine, bien qu’un peu orienté centre-gauche comme il est démocrate. Il n’est pas parfait, il a ses défauts, et il y a des choses dans son passé dont il n’est pas fier. Mais la plupart des personnes qui ont travaillé avec lui le voient comme un homme fondamentalement décent et honnête ; la démocratie américaine lui tient à cœur. En ce sens, il est très différent de Donald Trump.

La polarisation est importante, c’est une situation difficile, mais il est utile de la replacer dans un contexte historique. En 1860, la société américaine était bien plus polarisée du fait de la guerre civile. En 1932, durant la Grande dépression, Franklin Roosevelt lui-même était inquiet de la possible fin de la démocratie américaine. Si je repense à ma propre expérience dans les années 60, quand j’étais un étudiant à Harvard, mon bâtiment a été bombardé par des étudiants radicaux protestant contre la guerre du Vietnam. Nous avons traversé des périodes difficiles par le passé, nous avons toujours pu nous en remettre. J’ai l’intuition que nous nous en remettrons aussi cette fois-ci

Rétablir l’équilibre moral

Toutefois, cela ne va pas changer du jour au lendemain. Il y a environ 40 % de la population constituée de supporters intenses de Donald Trump, et qui ne va pas changer d’avis du jour au lendemain. Si vous prenez les chrétiens anti-avortement, ils vous diront que, bien qu’imparfait, Donald Trump est un instrument de Dieu pour placer des juges à la cour suprême et renverser le précédent Roe v. Wade et ils ne changeront pas d’avis si Joe Biden est élu. Il y a un autre groupe de personnes, franchement raciste, qui a souffert de ce qu’ils perçoivent comme une montée de la population afro-américaine et hispanique. Il y en a encore d’autres qui ont souffert de la perte de leur emploi, du fait de la mondialisation qui a retiré les emplois industriels et qui les a remplacés par des emplois de services.

Joe Biden peut restaurer la foi dans les institutions américaines, et il peut espérer construire une économie qui aura un souci plus important des inégalités, ou avoir comme priorité de nouvelles thématiques qui tient à cœur à la jeunesse, en premier lieu desquelles le changement climatique. Nous allons assister à des changements, mais nous ne devons pas nous attendre à ce que ce soit un changement total.

La grande question est : que va-t-il arriver au parti républicain si Donald Trump perd ? Il a pris les rênes du parti républicain, et de nombreux conservateurs traditionnels sont devenus prisonniers de sa vision – un populisme de droite plutôt qu’un conservatisme traditionnel. Certaines de ces personnes sont devenues « des conservateurs anti-Trump », et pensent que Donald Trump n’est pas un vrai conservateur.

La grande question est : que va-t-il arriver au parti républicain si Donald Trump perd ?

Joseph Nye

Après l’élection, si Donal Trump perd, il y aura une bataille entre ses supporters et les autres membres du parti républicain, pour décider de la direction adoptée pour le parti. Les choses pourraient prendre un peu de temps. Le parti démocrate, quant à lui, restera plutôt au centre, car Joe Biden est plutôt un homme du centre.

Les inconnues du 3 novembre… et la suite

On observe un changement dans plusieurs États du Sud comme le Texas, la Géorgie, la Caroline du Nord, dans lequel on a une participation croissante de la population hispanique, accompagné d’un changement générationnel avec plus de jeunes. Vous avez aussi beaucoup de gens qui ont déménagé dans ces états. Si vous prenez la Géorgie, Atlanta est devenue une métropole où beaucoup de gens ne sont pas nés en Géorgie. Si vous prenez le Texas, c’est aussi vrai pour beaucoup de gens à Houston ou à Dallas.

Cela ne veut pas dire que ces États ont changé complètement, et Joe Biden n’a qu’une faible avance dans ces États selon les enquêtes d’opinion. Mais cela constitue un changement depuis quelques années. C’est une indication d’un changement démographique important, et de facto électoral.

Je pense que le comportement de la nouvelle Cour suprême va être intéressant à observer, avec ses nouveaux juges conservateurs. Si la division est trop forte, il pourrait y avoir un effort pour changer le nombre de sièges au sein de la cour suprême, chose que Franklin Roosevelt avait déjà soulevé dans les années 1930. Il y a aussi cette idée de fixer une limite d’âge pour les juges. C’est une autre proposition qui fait sens, et il pourrait être possible de le faire sans un amendement constitutionnel. Le nombre de sièges n’est en effet pas ancré dans la constitution.

Parmi les mouvements institutionnels importants qui font débat, il y a aussi la désillusion croissante provoquée par le système du collège électoral, qui est conçu pour préserver le pouvoir des petits États ruraux. Il pourrait y avoir un effort encore plus grand pour changer cela. Ce n’est cependant pas facile, car cela requiert des bouleversements légaux importants – sans aller jusqu’à une modification de la Constitution. Dans la même veine, beaucoup de gens avance qu’on pourrait assister l’admission de deux nouveaux états dans le collège électoral, Porto Rico et le district de Colombia, ce qui changerait la donne entre les aires rurales et urbaines pour les deux parties. Pour l’instant, ce n’est pas d’actualité. J’espère, en attendant, que tout se passera bien.

Crédits
Ce texte est la transcription de l'intervention de Joseph Nye lors de la soirée électorale organisée par le Grand Continent le 3 novembre 2020.