La carte mentale et le territoire sensoriel
La philosophie est un sport de combat. Et celui qui a le mieux illustré cet adage au XXe siècle a beaucoup à nous apprendre. Écoutons Mike Tyson : « tout le monde a un plan jusqu’à ce qu’il se fasse frapper en plein visage ». L’exégèse n’est guère difficile. Il voulait nous dire le choc qui se produit parfois lorsqu’on surthéorise quelque chose qui finit par devenir brusquement une réalité infiniment plus chaotique, imprévisible et intensément sensorielle que tout ce que la théorie avait pu anticiper. J’ai eu la chance de recevoir une formation très complète en biochimie et en virologie. Pour ces raisons, et d’autres, plus officielles, j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir au N-Cov 2019.
Malgré tout, l’aphorisme du plus jeune champion du monde des poids lourds de l’histoire fut la première, et, pendant un certain temps, la seule pensée qui me traversa l’esprit lorsque je compris en me réveillant par un froid mercredi d’automne que la séquence ARN simple brin à polarité négative avait quitté mes dissertations d’agrégation pour venir se nicher dans mes cellules épithéliales respiratoires. Et ce virus frappe plus dur que Mike Tyson.
« 99 % de taux de guérison » vs la perception de la douleur
Il y a autant de formes de Covid-19 que de malades. La maladie varie énormément d’un patient à l’autre et, par sa nouveauté, il nous reste encore beaucoup de choses à découvrir dessus. Dans mon cas la maladie s’est tout d’abord manifestée de façon très brutale, par une asthénie qui a pesé comme une enclume. Pour le dire autrement, il m’était impossible de me lever. J’ai d’abord cru que j’étais un peu plus fatigué que d’habitude. Rien qu’un report successif de mon heure de réveil ne semblait en mesure de pouvoir régler. Hélas, il n’en fut rien. Les heures passaient, mon corps se désengourdissait et une migraine violente se leva qui acheva mes espoirs de rétablissement rapide.
De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui contre le retour de mesures sanitaires restrictives. Certains invoquent leur coût économique terrible. D’autres sont las de voir le cours de leurs vies bouleversé. Chacun son angle d’attaque, en somme. En France l’argumentaire principal vise une ligne gouvernementale changeante, des « contradictions » et des mensonges qui rendraient le discours inaudible faute de pouvoir trouver une cohérence aux décisions et aux déclarations du gouvernement depuis le premier jour. Aux États-Unis, et notamment chez les supporters de Donald Trump, on se contente essentiellement d’affirmer que le virus est inoffensif, et à mettre en avant un taux de survie « supérieur à 99 % ».
Disons-le. Lorsqu’on subit la maladie, le virus semble tout sauf inoffensif. Je n’ai évidemment jamais craint pour ma vie puisque les symptômes respiratoires et la fièvre ne sont jamais apparus. Mais quelque chose qui vous frappe suffisamment fort dans votre chair pour vous clouer au lit plusieurs jours avec d’horribles céphalées est instantanément perçu par votre corps comme une menace. Votre système nociceptif allumé comme un arbre de noël n’aura que faire du « taux de survie supérieur à 99 % ».
Un round avec Tyson Fury, Tony Yoka ou Francis Ngannou ne vous tuera pas. L’arbitre arrêtera le combat bien avant — ils n’ont pas hésité à arrêter le dernier combat de Tony Yoka après 2 minutes face à un combattant professionnel expérimenté, ils ne se gêneront pas avec vous — , pourtant il ne viendrait à l’esprit de personne de qualifier cela d’ « expérience inoffensive avec un taux de survie supérieur à 99 % », ni même d’écrire des tribunes pour inviter chacun à s’exposer à un risque significatif de le vivre. Même s’il faut en toute bonne foi reconnaître que certains « jeunes-Z » avides de sensations fortes pourraient être capables d’organiser des soirées où ils se feraient taper dessus par des boxeurs professionnels.
Delta Delta Ct vs files d’attentes et cotons tiges dans le nez
La seconde chose qui frappe, c’est le processus de diagnostic. Une fois qu’il est devenu clair que vous présentez des symptômes qui pourraient être ceux du Covid-19, et que l’explosion du nombre de cas dans la zone où vous résidez oriente en effet plutôt le diagnostic différentiel en ce sens, il faut vous faire tester. La PCR n’est alors plus cette technique miraculeuse de biologie moléculaire permettant grâce aux enzymes de bactéries vivant dans des sources de chaleur sous-marines d’amplifier n’importe quel portion de matériel génétique dont on connaît une partie de la séquence, au départ méconnue et dont vous apprenez que son inventeur Kary Mullis n’avait obtenu pour la présenter en congrès qu’un petit stand près des toilettes, avant qu’un ponte de l’époque aux envies pressantes ne passe devant, n’en réalise tout le potentiel, ne braque les projecteurs dessus jusqu’à ce que tout le monde ne se l’approprie, lui permettant de changer à jamais les sciences du vivant et valant à son auteur le Prix Nobel de Chimie en 1993. La RT qPCR n’est alors plus cette montée en gamme prodigieuse de la PCR, permettant d’amplifier non plus seulement de l’ADN mais également de l’ARN en utilisant la Reverse Transcriptase des rétrovirus (tels que le VIH), mais aussi et surtout de quantifier la quantité de matériel génétique présente au départ grâce à divers systèmes, certains reposant notamment sur des mécanismes d’allumage/extinction de fluorescence, tous plus ingénieux les uns que les autres.
Non. La science s’efface alors devant une angoisse très médiévale et la PCR devient un jugement de Dieu moléculaire qui va vous dire si vous avez attrapé le Covid-19. Oui ou non. Vous n’allez pas recevoir de données brutes avec la courbe exponentielle d’augmentation de la fluorescence en fonction de l’amplification du matériel génétique, vous n’allez pas à avoir à calculer de Ct — Cycle Threshold, c’est-à-dire le nombre de cycles d’amplification requis pour atteindre un seuil défini au départ de fluorescence —, de Delta Ct — soit la différence entre le nombre de cycles requis pour atteindre un seuil défini au départ de fluorescence entre plusieurs échantillons —, ni même de Delta Delta Ct — qui désigne la différence entre le nombre de cycles requis pour atteindre un seuil défini au départ de fluorescence entre plusieurs échantillons dans plusieurs conditions ou à plusieurs points de temps. Vous allez recevoir un banal coup de fil qui vous dira si oui ou non vous êtes infecté par le Sars-Cov-2.
Les immenses efforts logistiques déployés par un grand nombre de municipalités permettent à tous de se faire tester gratuitement et souvent sans rendez-vous. Les définitions de « tous » et « sans rendez-vous », comme presque tout dans cette pandémie, sont plus une constellation de concepts variant dans le temps que des notions précises et fixes. J’ai d’abord pris ces définitions au pied de la lettre et étant plutôt de nature à vouloir expérimenter les choses pour en saisir les contours, je me rendis sans rendez-vous, et sans raison plus officielle d’être là que d’être vivant, et d’appartenir ainsi de facto au « tous ». Après une vingtaine de minutes d’attente, un employé de la mairie d’arrondissement ou je me trouvais passe alors au sein de la file, longue, dense et hétérogène, et demande une ordonnance, une note de l’ARS signifiant que l’on est cas contact, ou tout autre document officiel préconisant un test. Bref, ce jour-là, « tous » signifiait « tous ceux en possession d’un document le justifiant ». Revenu au même endroit deux jours plus tard, le temps d’avoir un rendez-vous avec mon médecin et enfin muni d’une ordonnance, la file était courte, et je suis arrivé jusqu’au coton tige sans avoir à dégainer mon ordonnance. Ce jour-là, « tous », signifiait bien « tous et sans rendez-vous ».
Je n’étais pas au bout de mes peines. Il me fallait vivre l’épreuve du coton tige. Lorsque vous passez un temps considérable à comparer dans le détails différents articles présentant avec une technicité vertigineuse diverses méthodes de diagnostic, vous n’en saisissez pas forcément tous les enjeux. Il semble relativement évident et instinctif que des méthodes présentant moins de faux positifs, et surtout de faux négatifs, apporteront un bénéfice plus que substantiel à l’endiguement de la pandémie. Le nombre de personnes dont la contamination ne sera pas détectée par un test diagnostic sera plus faible et ces faux négatifs ne risqueront pas de propager le virus. Il semble également relativement évident et instinctif que des tests salivaires, permettant aux personnes d’effectuer elle-même les prélèvements, constitueraient (ou constitueront un jour) une simplification logistique considérable. Mais c’est seulement au moment où l’on vous enfonce un coton tige au fond de la première narine, en vous chatouillant et en vous picotant de manière si intense que des larmes réflexes coulent, pendant cinq longues secondes prononcées à haute voix par la personne effectuant le test et illustrant le concept bergsonien de la durée avec une rare adéquation, avant de vous indiquer que la procédure est equinasale et que la seconde narine y aura également droit, c’est donc seulement à ce moment-là, disais-je, que vous percevez tout l’intérêt d’une alternative aux prélèvements nasopharyngés par coton tige.
À la recherche du R0 réel
La troisième chose qui frappe, c’est le rapport à la chaîne de contamination. Alors que vous comprenez que vous avez probablement été contaminé, la puissance de calcul encore disponible de votre cerveau s’évertue à essayer de comprendre où et comment.
Tout d’un coup vous êtes devenu le point d’arrivée d’une de ces flèches sur une de ces cartes présentant les pandémies du passé qui illustrent la dissémination du virus dans le monde entier à partir d’une seule origine. Le diagnostic reçu, vous recevez alors un coup de fil de l’Agence Régionale de Santé, qui souhaite discuter avec vous de vos cas contacts potentiels. Le « contact tracing » n’est alors plus un terme technique à l’anglicisme rassurant, dont vous avez appris comment son déploiement rapide avait permis de tuer dans l’œuf la pandémie de SRAS en 2003, déjà due à un coronavirus constituant une sorte de version bêta du Sars-Cov-2. Non, le « contact-tracing » devient une dissection de votre vie et de vos habitudes. Tout d’un coup le fameux « R0 » n’est plus une estimation à deux chiffres significatifs issus d’un intervalle de confiance générée par une modélisation épidémiologique de la transmission sur un intervalle de temps donné. Ce sont des gens, des gens que vous connaissez, des gens avec qui vous avez été en contact, des gens dont vous apprenez qu’ils ont également testé positif au même moment que vous. Pire, dans un tour méphistophélique de la maladie, une évidence s’impose à vous : soit vous les avez contaminés, soit ils vous ont contaminé.
Essais cliniques de phase 3, hélicoptères et puissance statistique vs couette et doliprane
Une fois confiné chez vous, ce qui frappe est le caractère finalement assez « banal » du déroulé de la maladie. Dans mon cas. Car on le sait, le virus peut frapper beaucoup, beaucoup plus fort. Après tout ce temps passé à lire dans les détails les plus techniques des articles présentant diverses pistes thérapeutiques, après avoir tenté avec grande difficulté d’en comprendre les mécanismes physiothérapeutiques, face au ballet d’hélicoptères ayant emmené Donald Trump à l’hôpital, vous êtes maintenant chez vous avec une forme très modérée, de retour sur la couette qui était devenue votre bureau durant le confinement et cette boite de doliprane qui vous sert chaque année le lendemain de la Saint Patrick — et oui, vous n’y pouvez rien, vous avez une passion bizarre pour l’Irlande et la couleur verte.
Toutes les questions qui vous habitaient sont caduques : des traitements au noms plus étranges les uns que les autres, aux pauses et aux reprises des essais cliniques, jusqu’aux débats sur le prix des médicaments aux États-Unis, et aux questionnements sur la construction, la puissance statistique et la significativité des essais sur les vaccins. Vous n’êtes plus préoccupé que par des questions terriblement banales : comment aller acheter à manger sans contaminer les premiers de corvée, faut-il prendre du paracétamol ou de l’ibuprofène, avez-vous envie d’un grog ou de thé Gunpowder ? Après tout, nous sommes en guerre.