Ruth Bader Ginsburg, juge de la Cour Suprême des Etats-Unis, s’est éteinte samedi dernier. Elle occupait une place essentielle au sein de l’état fédéral américain en tant qu’oriflamme progressiste de la Cour Suprême. L’organisation de la Cour Suprême est très particulière, et diffère en cela beaucoup de ce qui se rapproche le plus de son équivalent français, à savoir le Conseil constitutionnel. Déjà dans sa composition, on remarque une division relativement explicite de ses membres en trois grands blocs : un camp explicitement conservateur, un camp explicitement progressiste, et ceux qui se sentent idéologiquement au milieu des deux autres camps, appelés « swing votes », car – à la manière des « swing states » qui peuvent basculer d’un côté ou de l’autre à chaque élection – ils peuvent potentiellement voter avec les deux camps, et vont le plus souvent faire basculer une décision d’un côté ou de l’autre précisément selon le camp avec lequel ils voteront. Dans ce contexte, RBG occupait donc un poste essentiel d’« influence » et de conviction de ses collègues conservateurs et surtout « swing » afin d’obtenir leur vote et de faire basculer certaines décisions, aux conséquences parfois cataclysmiques.

Mais RBG était plus que ça. C’était devenu une véritable icône, une légende incarnant comme peu d’autres personnalités américaines l’implémentation légale et concrète des luttes progressistes pour les droits des femmes et des minorités devenue par ailleurs de nos jours bien plus idéologique,1 théorique, et verbeuse. On pourrait ainsi comparer RBG à Simone Veil dans un référentiel français.

Sa mort est donc avant tout symboliquement et émotionnellement très forte, et marque la fin d’une époque. Mais elle a aussi des conséquences très concrètes de part le processus de nomination des juges de la Cour Suprême. A la manière des papes de la justice qu’ils sont, les juges de la Cour Suprême sont nommés à vie et, étant donné qu’il n’existe pas de promotion possible pour un juge arrivé à une telle position, très peu démissionnent. Ainsi chacune des 9 positions de la Cour est le plus souvent pourvue a la mort du juge qui l’occupait précédemment. Mais avec quel calendrier ? Comme à peu près tout, y compris le sport2 et les mesures de prévention sanitaires, la question strictement juridique et procédurale de la « bonne » manière de nommer des juges à la Cour Suprême s’est politisée à l’extrême aux Etats-Unis.

Le processus comprend normalement le choix d’un candidat par le Président des Etats-Unis, puis son audition par le Congrès, et enfin un vote du congrès confirmant ou non sa nomination. Mais le Président et le Congrès étant par définition renouvelés à chaque élection, lorsqu’un siège de la cour se retrouve vacant peu de temps avant une élection, faut il considérer que la légitimité et le mandat à expiration imminente du Président et du Congrès leur permettent tout de même de procéder au remplacement du juge, ou doit-on considérer qu’il faut au contraire attendre, et que la question de ce remplacement fera partie des enjeux arbitrés par les électeurs au cour de la prochaine élection. Lors du décès d’Antonin Scalia en 2016, Barack Obama a nominé Merrick Garland, un progressiste, comme son candidat pour remplacer le poste vacant… mais celui-ci n’a jamais été auditionné par le Congrès a majorité républicaine, qui a considéré que le mandat d’Obama expirait bientôt et que cette question serait tranchée lors de l’élection présidentielle à venir. Elu, Trump choisira Neil Gorsuch, un conservateur qui sera finalement confirmé. Et à la suite de l’annonce du décès de RBG, Mitch Mc Connell, chef de file des sénateurs républicains ainsi que Trump lui-même, se sont engagés à nommer son successeur au plus vite, en contradiction flagrante avec la position de Mc Connell de 2016.

On entrevoit ici toute l’ampleur des enjeux derrière la nomination d’un juge à la Cour Suprême. Un président et un Congrès républicain nommeront un juge plutôt conservateur tandis qu’un président et un congrès démocrate nommeront un juge plutôt progressiste. Le niveau de conservatisme et de progressisme des juges nommés par républicains et démocrates a loin d’avoir toujours été frappant, et beaucoup de juges nommés par les deux partis se trouvaient en réalité assez proches du centre de l’époque, avec des décisions relativement peu marquées idéologiquement. Mais dans le contexte actuel d’hyperpolarisation politique, chacun des deux partis est sous très forte pression pour tenter de nommer le juge le plus « radical » possible. Avec toutes les conséquences potentielles que cela pourrait avoir comme nous allons maintenant le voir.

Quelle place occupe la Cour Suprême dans la société nord-américaine  ?

La notoriété des juges de la Cour Suprême en dehors des Etats-Unis est négligeable sinon nulle derrière celle des Présidents américains, ou de grandes figures comme Martin Luther King Jr, Milton Friedman, ou Al Gore. Leur impact profond sur la nature, les valeurs, et les conditions d’existence de la société américaine, est pourtant tout aussi important, si ce n’est parfois supérieur. Un grand nombre des bouleversements les plus importants de la société américaine n’ont pas été actés par des Lois, des discours ou des décrets présidentiels, mais par des décisions de la Cour Suprême.

Sans rentrer dans trop de détails juridiques on pourrait simplifier en disant que, lorsqu’une loi n’est plus en adéquation avec le centre de gravité moral américain de l’époque, une personne, physique ou morale, sujette à une décision de justice appliquant l’une de ces lois va faire appel, que chaque étape du circuit d’appel va renvoyer la décision à l’échelon supérieur en estimant que la question est trop importante pour sa simple juridiction, et ce jusqu’à la Cour Suprême. Celle-ci examine alors le cas, puis différentes « opinions » sur le cas sont alors proposées par différents juges, et enfin les jusqu’à 9 juges votent pour les différentes opinions proposées. Si il y en a bien plusieurs. En effet, dans certains cas tous les juges votent pour une même opinion à laquelle ils souscrivent tous, auquel cas la Cour s’exprime de façon unanime. Et certaines de ces décisions vont alors bouleverser durablement la société américaine. « Vous avez le droit de garder le silence, tout ce que vous direz pourra et sera retenu contre vous, vous avez droit à un avocat… ». Ces mots que toute personne qui s’est déjà retrouvée devant un poste de télévision connaît par cœur et semblent aussi vieux et immuables que la bannière étoilée elle-même, datent en réalité de 1966 et d’une décision de la Cour Suprême dans l’affaire Miranda contre l’Etat d’Arizona. La Cour a estimé que le 5e amendement de la Constitution Américaine, qui protège contre l’auto incrimination, couvrait toute déclaration faite à la police tant que la personne n’a pas été informée de son droit à garder le silence ou à consulter un avocat. La Cour a ainsi annulé la condamnation d’Ernesto Miranda sur la base d’aveux obtenus par la police sans que celui-ci ne soit pleinement conscient de ses droits, et ordonné un nouveau procès. Le fait d’avoir droit à cet avertissement désormais incontournable fait ainsi parti des « droits Miranda » d’une personne, et le fait de prononcer ces mots est appelé dans le jargon policier « Mirandazing » un suspect. Quand on sait que cette décision a été rendue à 5 voix contre 4, soit à un vote près, et l’impact titanesque qu’elle a eu par la suite, on entrevoit un peu mieux tout l’enjeu qu’il y a derrière la nomination d’un juge à la Cour Suprême. Miranda V State of Arizona n’est pourtant qu’une décision parmis d’innombrables autres.

On pourrait également citer Brown VS Board of Education de 1954 qui via une décision unanime à 9-0 considère que la ségrégation raciale dans les écoles publiques est anti constitutionnelle et viole le 14e amendement de la Constitution et sa « Clause d’égale protection », Lawrence contre l’Etat du Texas en 2003, qui légalise définitivement l’homosexualité aux Etats-Unis en abolissant les « lois anti sodomie » dans les 13 Etats qui en disposaient encore (sans surprise Alabama, Mississippi, Missouri, Caroline du Nord, Oklahoma, Caroline du Sud, Texas, Utah, Floride, Idaho, Kansas, Louisiane, Michigan, et Virginie) au nom du droit à la vie privée, ou encore Citizens United VS Federal Election Commision en 2010, qui a supprimé presque toutes les restrictions encadrant les dépenses électorales par des groupes d’intérêts particuliers, et ouvert la porte à l’émergence des « Super PACs » ces groupes d’intérêts spéciaux légalement autorisés à effectuer des dépenses illimitées et devenus des acteurs majeurs des campagnes politiques américaines actuelles, notamment de part leurs achats massifs de campagnes publicitaires souvent très virulentes.

On pourrait considérer qu’il existe notamment deux questions cruciales, parmis beaucoup d’autres, que la Cour Suprême devra arbitrer dans les années à venir.

«  Liberté Religieuse  » et l’Obsession de Roe

Un aspect souvent méconnu, surtout en dehors des États Unis, de l’appeal de Trump envers les évangélistes et les conservateurs les plus fervents, est sa promesse, largement tenue, de nommer un maximum de juges. Essentiellement au niveau des cours d’appel fédérales, Trump a nommé plus de juges que n’importe quel autre Président sur la même durée. Cela importe énormément à son électorat qui y voit la possibilité d’obtenir un maximum de jurisprudences conservatrices, notamment sur le sujet le plus important à ses yeux, à savoir celui de la « liberté religieuse ». Derrière le terme liberté religieuse on peut voir non pas l’idée de pratiquer librement sa religion, car ce droit n’est nullement remis en cause, mais plutôt l’idée de liberté de projeter ses convictions religieuses sur d’autres. Certains parleront de discrimination, d’autres « d’agir selon sa conscience », toujours est-il que l’on saisit bien la problématique. Il s’agit en effet de variations autour de « Si j’apprends que l’un de mes employés est homosexuel, et que je considère de par mes convictions religieuses l’homosexualité comme un péché mortel, suis-je autorisé à exercer ma « liberté de conscience » et à le licencier ?  ». A noter que Neil Gorsuch, pourtant nommé par Trump et suscitant l’enthousiasme chez ses électeurs évangélistes les plus fervents, a récemment fortement déçu sur le sujet en rejoignant les progressistes sur une décision ayant à trait avec la « liberté religieuse ». Cette décision a été vécue comme une véritable trahison, et a poussé Trump à s’engager à fournir une liste de juges « réellement conservateurs » au sein de laquelle il irait choisir son prochain candidat à la Cour Suprême. Avec en ligne de mire le Saint Graal des conservateurs américains, le véritable Superbowl judiciaire qui va probablement avoir lieu dans les années à venir, l’assaut sur Roe v Wade.

Roe v Wade, décision de 1974, est probablement une préoccupation bien plus importante que toute question économique, militaire, ou sanitaire aux yeux d’un très grand nombre de conservateurs américains. Car Roe v Wade est la décision qui a fourni un cadre légal solide à l’avortement aux États Unis en le considérant comme un droit constitutionnel et en fixant à semaines de grossesse la limite de ce droit. La promesse de nommer à la Cour Suprême des juges susceptibles de produire un jour une décision revenant sur cette décision est très probablement l’argument majeur de Trump au sein de l’électorat évangélique conservateur américain. Car la question de la « liberté religieuse » concerne essentiellement le droit d’exercer sa « liberté de conscience » envers des homosexuels et des personnes pratiquant l’avortement. Les milieux de conservateurs sont ainsi à l’affût du meilleur « cas » possible autour de l’avortement dans lequel s’investir massivement afin d’obtenir qu’il remonte jusqu’à la Cour Suprême.

A l’exact opposé de cette question morale, spirituelle et éthique, se trouve une question extrêmement froide et pragmatique mais aux enjeux tout aussi si ce n’est encore plus importants.

Gerrymandering et l’avenir de la démocratie de vote

Tous les dix ans, les districts électoraux sont redécoupés pour tenir compte de l’évolution de la démographie. Jusqu’ici tout va bien. Mais ce processus, dans l’idéal totalement « aveugle » politiquement et purement technocratique, est dans un certain nombre de lieux aux Etats-Unis à la main du politique. Cela a tout naturellement donné lieu à des dérives. Et la pente de la dérivée étant particulièrement forte, cela a eu lieu dès 1812, lorsque Elbridge Gerry, alors gouverneur du Massachussetts, a dessiné des districts en forme de salamandre afin de regrouper ses électeurs tout en éparpillant les électeurs des partis adverses. C’est de la qu’est venu le nom de cette pratique, Gerry pour Elbridge Gerry, mander pour salamander en raison des districts en forme de salamandre, soit Gerrymander, devenu Gerrymandering. La pratique a toujours existé à des degrés divers, mais une forme de sens commun démocratique bipartisan restreignait très fortement son usage. L’avènement d’un âge politique ultra polarisé, avec une vision de l’opposant politique comme de quelqu’un de maléfique qui doit être stoppé à n’importe quel prix, et enfin l’idée que cet opposant maléfique, lui, emploiera tous les moyens à sa disposition pour arriver à ses fins, et qu’il serait donc stupide et dangereux de trop se restreindre et d’être le perdant grand naïf de l’histoire, ont engendré l’explosion de l’utilisation de la pratique, autant par les démocrates que par les républicains. Autre changement de taille : l’efficacité de la pratique. Dans le monde du «  Moneyball » l’excellent film ou Brad Pitt interprète Billy Beane, manager d’une équipe de baseball qui parvient à tenir tête aux New York Yankees avec le dixième de leur budget grâce à la mise en place d’un système de statistiques ultra performant lui permettant de prédire mieux que quiconque quels joueurs seront performants dans quels domaines, le gerrymandering a désormais une précision chirurgicale. Car le Moneyball s’est depuis répandu dans tous les domaines, y compris la sphère politique, et qu’ainsi les deux partis disposent de statistiques extrêmement pointues, et de modèles mathématiques leur permettant de dessiner des districts leur assurant une victoire presque à coup sûr lors des prochaines élections. De plus en plus de cas de gerrymandering remontent jusqu’à la Cour Suprême, qui est pour le moment très partagée sur la question. Certains cas ont été renvoyées à des cour inférieures, certains rejetés, d’autres acceptés, la cour s’étant pour le moment refusée à encadrer clairement la pratique. Mais sans restrictions, la pratique, permettant aux partis remportant des sièges d’élus locaux de redessiner des districts électoraux leur assurant la victoire aux prochaines élections, représente un danger immense pour la démocratie de vote. Car le risque est bien réel de basculer d’une démocratie de votes, ou l’issue des élections est décidée par le choix des électeurs au moment de l’élection, à une démocratie de cartes, ou l’issue des élections est décidée au moment du découpage électoral car celui-ci regroupe ou dilue les groupes de votants de manière si efficace que le débat n’a jamais réellement lieu.

Le choix des futurs juges de la Cour aura ainsi une influence sur l’avenir même d’une démocratie américaine capable d’organiser des élections relativement «  honnêtes  ».

Et maintenant ? Que les batailles commencent  !

La bataille a déjà commencé pour savoir si le prochain juge sera nommé avant ou après les élections de Novembre, avec des voix très virulentes deux côtés. Car l’enjeu est de taille pour les deux camps. Trump, qui a plus que jamais besoin du socle de son électorat, est sous très forte pression pour parvenir à nommer le juge le plus conservateur possible avant les élections afin de continuer à vendre à son électorat évangélique qu’il sera le président grâce à qui « Roe sera détruit ». Après le revers récent suite au vote de Neil Gorsuch, juge qu’il a nommé, à l’encontre des « libertés religieuses », un échec à faire nommer un juge « vraiment conservateur » à la cour pourrait être perçu par son électorat comme un signe de son inefficacité. Or cet électorat ne se fait aucune illusion sur le caractère ni sur les « valeurs » de Trump et le soutient pour des raisons essentiellement pragmatiques. Si Trump n’est plus efficace, cet électorat sera alors probablement moins enclin à fermer les yeux sur son caractère, son mode de vie, son langage, ses frasques, etc…

De l’autre côté, l’équilibre de la Cour est en jeu. Il y avait jusqu’ici 5 membres nommés par un Président républicain, 4 par un Président démocrate, sachant que John Roberts, juge nommé par un Président républicain qui préside la Cour, s’est avéré être un swing, en mesure de voter tantôt avec les républicains et tantôt avec les démocrates. Si Trump parvient à nommer un juge conservateur, il y aura alors 6 juges « conservateurs » pour seulement 3 « libéraux », de quoi faire nettement basculer le centre de gravité idéologique de la Cour. Avec toutes les conséquences que cela pourrait avoir comme nous l’avons vu.

Les démocrates sont donc eux aussi sous très forte pression pour tout faire pour ne pas laisser cela se produire sous leur garde. Personne ne veut être celui qui a laissé nommer le juge qui est revenu sur le droit à l’avortement ou qui a permis la mise en place de districts électoraux faisant élire systématiquement des conservateurs en Californie et a New York.

La bataille imminente qui arrive s’annonce donc impitoyable, et se mènera probablement sur de nombreux fronts. Sur le front politique tout d’abord, avec une bataille au Congrès pour décider de la tenue ou non d’auditions de confirmation pour le candidat que Trump aura choisi. Mais aussi sur le plan légal, ou il faut s’attendre à des légions d’experts judiciaires de tout le spectre idéologique venant livrer leur interprétation de ce qui dit la Constitution sur le processus de nomination de juges à la Cour Suprême. Il faut ainsi s’attendre à voir défiler l’ensemble du corps professoral des Collèges de droit d’Harvard, Yale, Cornell, Columbia, sur les plateaux télévisés américains de la même manière que les chefs de services d’hôpitaux parisiens sur les plateaux télévisés français durant le confinement. Enfin, les activistes des deux camps vont probablement se mobiliser en force, récolter énormément d’argent, noyer les ondes sous des nuées de campagnes publicitaires très agressives, et enchaîner les manifestations, meetings, marches, rallyes, et mobilisations en tout genre.

Quelle que soit l’issue, il faudra être aussi aveugle que la justice elle-même pour ne pas voir les fontaines d’étincelles que vont produire les futures batailles légales nord-américaines.