Le coup de grâce de la campagne de réélection de Donald Trump pourrait-il, comme l’évoque le New York Times, potentiellement venir de l’annulation de la saison de football américain universitaire (College Football) en raison de la pandémie de coronavirus ?1 Au premier abord, et surtout vu d’Europe, l’idée prête d’abord à sourire. Mais en y regardant de plus prêt, et en s’intéressant aux liens très étroits entre l’Amérique de Donald Trump et « La Messe du Samedi », on réalise que, frappée en plein cœur, ceci pourrait constituer la goutte d’eau faisant déborder le vase de sa patience envers celui qui a laissé tout cela se produire sous son autorité. 

« Friday Night Lights » : des projecteurs braqués dès le lycée 

Vu d’Europe, où le sport universitaire est anonyme, et où le football américain n’est pratiqué que par un petit cercle de passionnés, il peut sembler complètement lunaire de se dire que l’un des sports les plus suivis et suscitant le plus de ferveur au niveau national aux États-Unis est le football américain universitaire, soit pratiqué par des « étudiants-athlètes ». Il y aurait beaucoup à dire sur ce statut bâtard en trompe-l’oeil qui permet aux universités de ne pas avoir à payer et donc à partager les revenus pharaoniques (venant principalement du football américain et du basket via la fameuse «  March Madness  ») qu’ils génèrent avec des « étudiants » qui sont de facto athlètes professionnels, sur la manière dont le berceau du néolibéralisme tolère depuis plus d’un siècle en son sein un système qui bride l’enrichissement personnel et empêche la naissance de dizaines de millionnaires chaque année de manière si drastique que peu d’économistes d’extrême gauche auraient osé proposer un tel système, et sur les réformes et les bouleversements qu’il vit en ce moment. 

Mais on peut résumer le système ainsi : pour espérer devenir des joueurs de football américain professionnels évoluant dans la ligue reine du sport, la NFL, les jeunes américains doivent passer au moins trois ans à l’université et y jouer au meilleur niveau possible dans l’espoir d’être sélectionnés par une équipe professionnelle à l’issue de leur cursus. Les Universités, elles, ne peuvent pas payer ces étudiants (beaucoup le font quand même sous le manteau ou le font sous forme de « cadeaux », ce qui génère un festival de faits divers chaque année et donne lieu à des situations abracadabrantesques où des athlètes américains se retrouvent suspendus pour s’être fait payer un repas par l’équipe dans laquelle ils jouent), mais peuvent leur offrir des bourses universitaires complètes les exonérant de tout frais d’inscription. 

Les championnats lycéens de football américains sont donc très suivis car c’est en leur sein que les Universités recrutent leurs pools de joueurs. À titre de comparaison, le championnat lycéen de football américain du Texas, immortalisé dans l’excellente série américaine récompensée à de multiples reprises « Friday Night Lights » (car les lycéens jouent le vendredi, les universitaires le samedi, et les pros le dimanche) est probablement aussi suivie au Texas que la Pro A française de basket en France. Il existe tout un déchaînement de passions autour du « recrutement » de chaque université, pour savoir quels joueurs lycéens elle saura attirer au sein de son effectif, qui n’a rien à envier à l’emballement autour du marché des transferts dans le football européen. Sauf tragédie nationale, en Alabama, Ohio, Michigan, Géorgie, et Pennsylvanie, le premier mercredi de Février est avant tout le « National Signing Day », soit le jour où les lycéens en dernière année peuvent signer avec l’université de leur choix. Ce temps d’un jour reçoit une couverture nationale par l’ensemble des médias généralistes, qui suivent tout comme une grande partie du pays avec attention la qualité du recrutement des différentes équipes universitaires. En ce jour, la situation au Moyen-Orient ou l’évolution du Brexit ne sont pas sur le même niveau d’importance pour la grande majorité des habitants de ces États que le fait de savoir combien de recrues à 5 étoiles (les athlètes lycéens les plus convoités) l’équipe de football de leur université et des universités rivales ont su attirer. 

D’étudiants-athlètes à de véritables icônes 

Cet engouement envers des lycéens pourrait dans un premier temps sembler disproportionné. Mais il l’est moins quand on prend la mesure du statut de légende que certains vont acquérir en seulement trois à quatre ans de pratique sportive universitaire. En continuant sur l’impact du football américain universitaire sur le calendrier, on peut par exemple noter que le 20 Février 2007, le Sénat du Texas a proclamé le 10 Janvier comme « Vince Young Day » en hommage à la performance de Vince Young en tant que quarterback de l’équipe de football américain universitaire de l’université du Texas, lors de la victoire de ses Longhorns contre les Trojans de l’USC lors du Rose Bowl, finale du championnat de 2006. On peut également citer d’autres joueurs devenus de véritables légendes vivantes dans tout le pays par leurs seuls performances universitaires, comme Tim Tebow, légendaire quarterback des Gators de Floride , ou Johnny Manziel (aka « Johnny Football »), tumultueux quarterback des Aggies de Texas A&M. 

Le cas de Tim Tebow est particulièrement intéressant car, d’abord connu pour son talent footballistique incontestable (vainqueur du trophée Heisman, équivalent du ballon d’or du football américain universitaire), il a également largement mis en avant son extrême ferveur chrétienne et est devenu une icône des évangélistes américains. Au point que les équipes de Donald Trump ont œuvré pour qu’il vienne s’exprimer aux côtés d’autres diverses personnalités durant la convention républicaine de 2016 investissant Donald Trump de la nomination présidentielle, avant que celui-ci ne décline poliment. Ses prières en tenue de football, un genou à terre avant, pendant, et après les matchs sont mêmes devenus un geste viral, « Tebowing », que bon nombre d’Américains ont effectué à leur tour. Autre symbole de l’impact de ce sport sur la psyché américaine, lors de la finale du championnat universitaire de 2009, Tim Tebow a inscrit en blanc sur les peintures de guerre noires situées sous ses yeux « John 3:16 », un verset de la Bible. Cette référence allait être la première recherche Google dans le monde pendant les 24 h suivantes, générant plus de 90 millions de recherches.2 

Le Roll Tide, une vague de ferveur qui emporte tout

Mais au-delà des athlètes, ce qui est vénéré avec une ferveur incroyable, ce sont les institutions. Certains programmes de football américain universitaires sont de véritables maisons de cultes centenaires. Lors de la campagne précédant son élection au Sénat américain en 2018, le Démocrate Doug Jones, natif de l’Alabama, dit avec passion lors d’un meeting qu’en raison de tous les clichés sur l’État, « soyez honnêtes, a quel moment êtes-vous fiers de venir d’Alabama si ce n’est quand il s’agit de football ? ». Il ne parlait pas du football américain professionnel, mais bien du College Footbal, que l’équipe de l’Université d’Alabama, les Crimson Tide, surdomine sans égal. Son cri de guerre, « Rooooooolll Tide ! » est au cœur de l’imaginaire collectif national américain, et l’équipe compte des supporters passionnés dans tout le pays, très souvent sans lien direct avec l’État mais admiratifs de la qualité de jeu autant que de la ferveur autour de l’équipe. 

Il faut noter que le football américain universitaire n’est pas un phénomène qui ne touche que « l’Amérique de Trump » : la Californie, par exemple, est également un État ou la ferveur y est extrêmement forte, avec des Universités comme USC, qui présente l’une des équipes les plus titrées et les plus suivies de tous les temps. Même la Silicon Valley n’est pas épargnée, puisque le programme de football de Stanford est également l’un des plus compétitifs, produisant des stars au niveau professionnel comme le maintenant retraité Andrew Luck, ancien quarterback star des Colts d’Indianapolis. 

Mais le College Football, c’est également tout un folklore qui lui est propre, et au cœur duquel se trouvent les fanfares. Les fanfares d’équipes de football universitaires sont elles aussi de véritables institutions, connues dans tout le pays, et produisant un spectacle inégalé avant, pendant, et après les matchs, se produisant sur les villes campus, donnant des parades, etc. Les matchs de football américain universitaires du samedi après-midi sont également au cœur de beaucoup de familles, notamment lorsque plusieurs membres ont été dans une même université et que la famille se réunit pour assister à ses matchs. Et l’étalement des matchs de 13 h à la tombée de la nuit rythme la vie de nombreux bars. Si vous parlez à un américain de Notre Dame sans aucune précision ni aucun contexte, celui-ci ne pensera probablement pas à la cathédrale parisienne, mais aux Fighting Irish, l’équipe de football américain universitaire de l’Université de Notre-Dame, autre institution centenaire située au cœur de l’Indiana le plus fervent, presque sans égal pour la place qu’elle occupe dans l’histoire américaine. Les matchs à domicile de l’équipe sont diffusés sur la NBC, chaîne nationale, et tout comme pour l’Alabama, le Michigan, ou l’État de l’Ohio, leurs stades ont des capacités dignes des stades de football professionnel européens. Le stade de Notre-Dame compte 77 000 places, presque deux fois le Parc des Princes, stade du PSG aux quelques 45 000 places, et presque autant que les 80 000 places du Stade de France, quand ceux d’Alabama, de l’Ohio et du Michigan dépassent les 100 000 places, bien au-dessus des capacités de n’importe quel stade européen. C’est simple : hormis le stade du 1er Mai en Corée du Nord et le stade Motera en Inde, les plus grands stades au monde sont les stades de football américain universitaires du Michigan, de Pennsylvanie, Ohio, Texas A&M, Tennessee, Louisiane, Alabama et Texas. Ainsi quand bien même le College Football touche tout le pays, le cœur est tout de même situé dans des territoires vitaux pour la réélection de Trump. Et surtout, du cœur qui ne battra pas l’an prochain…

L’impact du Covid-19

Comptant plus d’une centaine d’équipes, la première division de football américain universitaire est organisée en conférences. La Big Ten, l’une des plus prestigieuses parmi elle, qui compte parmi les communautés de fans les plus ferventes, et qui couvre sept États cruciaux d’un point de vue électoral et ardemment disputés par les Républicains et les Démocrates dans le cadre des élections présidentielles de 2020, a annoncé le 11 août qu’il n’y aurait pas de saison de College Football, normalement disputé de septembre à février, cet hiver. D’après Paul Finebaum, journaliste sportif américain animant une émission de radio sur ESPN, « aussi galvanisante que soit la politique, suivie par beaucoup comme un sport, elle n’est pas aussi importante que le College Football en Géorgie, en Ohio ou en Alabama ». Vécue comme une véritable religion automnale dans tout le pays, y compris dans les zones rurales où le soutien pour Trump est le plus fervent, son annulation est un véritable camouflet pour ce dernier, qui peine à expliquer à ses électeurs pourquoi des supporters ont pu commencer à assister de nouveaux à des matchs de baseball en Corée du Sud3,  et à des matchs de football et de tennis dans certaines zones d’Europe.4

De plus en plus de personnes semblent en colère contre le président, qui, sentant bien tout l’enjeu derrière, s’est associé au Vice-Président et à plusieurs étudiants athlètes faisant campagne que la saison de College Football ait lieu, notamment avec le #WeWantToPlay. Ils ont été largement suivis en ce sens par le candidat républicain pour un des deux postes de sénateur de l’Alabama au Congrès investi le 14 Juillet 2020 en battant l’ancien Sénateur Jeff Sessions (en grande partie grâce à l’ardent soutien de Trump, souhaitant à tout prix évincer son ancien attorney general qui ne l’a à ses yeux pas assez soutenu lors de l’enquête de Robert Muller) qui n’est autre que… Tommy Tuberville, ancien coach de College Football dans le Mississippi, à Texas Tech, Cincinnati et pour les Tigers d’Auburn, l’autre équipe majeure de l’Alabama avec celle de l’université d’Alabama. Tommy Tuberville explique ainsi que « le College Football est l’âme du Sud »5 quand d’autres comme Lou Holtz, ancien coach de Notre-Dame, vont jusqu’à dire sur Fox News que les étudiants athlètes devraient prendre leurs responsabilités et accepter les risques et d’éventuelles pertes comme le font des soldats partis en guerre : « quand ils ont débarqués en Normandie ils savaient qu’il y aurait des pertes ». 

La fermeture des bars, des restaurants, et l’impact économique considérable sont une chose, mais l’annulation d’une tradition au cœur du mode de vie américain depuis plus d’un siècle et ayant eu lieu même pendant la Seconde Guerre mondiale, pourrait être le coup de trop. Chaque samedi, au moment ou les matchs ont normalement lieu, la tristesse gagnera beaucoup de ces fervents supporters, dont un certain nombre ne pourra s’empêcher de chercher des responsables. Selon certains analystes comme Patrick Murray, sondeur de l’Université Monmouth surveillant plusieurs États clés de la prochaine élection, cela pourrait ainsi pousser certains à ne finalement pas aller voter pour Trump, ou certains électeurs indécis à finalement basculer pour un Biden très proche du centre.

Sources
  1. EPSTEIN Reid J., CORASANITI Nick, “Ohio State Football Is Canceled. Will Trump Take the Hit ?”, The New York Times, 12 août 2020.
  2. As QB and VIP, Tebow always draws a crowd”, USA Today, 23 juillet 2020.
  3. SHIN Hyonhee, “No beer or chicken but South Korean fans are back at the ball game”, Reuters, 26 juillet 2020.
  4. ROBINSON Joshua, “With U.S. Sports Leagues Still in Bubbles, Europe Prepares to Bring Back Crowds”, Wall Street Journal, 21 juillet 2020.
  5. TUBERVILLE Tommy, vidéo sur Facebook du 10 août 2020