Logique du coup d’État
Avec les dernières déclarations de Trump nous sommes désormais entrés dans un terrain très dangereux, mais qui est loin d’être inconnu.
- Auteur
- Raffaele Alberto Ventura
Le site sur lequel a été publiée cette lettre ouverte appartient au groupe The Atlantic, qui édite le magazine du même nom, considéré comme de centre-gauche et régulièrement très critique à l’égard de la politique de Donald Trump – allant jusqu’à en faire un profil psychiatrique très sévère. Le site de la revue The Atlantic a publié le 23 septembre un article de Barton Gellman intitulé “The Election That Could Break America”, pièce importante de son numéro spécial consacré aux élections de novembre, qui développe l’hypothèse selon laquelle Trump pourrait, en cas de défaite, refuser la légitimité du résultat et entraver le processus de transition.
Cela risquerait d’ouvrir une période de confusion entre le soir des résultats en novembre 2020 et le moment de l’investiture du nouveau président en janvier 2021. Selon Gellman, au vu du caractère de Trump et de ses déclarations passées, il n’y a tout simplement « aucun cas de figure dans lequel Trump irait docilement reconnaître à Biden la victoire ». Si des désordres devaient suivre cette phase de confusion, le président sortant pourrait prendre des mesures autoritaires : il a déjà évoqué, lors des soulèvements associés au mouvement Black Lives Matter, la possibilité de déployer l’armée dans les États gouvernés par les Démocrates au nom de l’Insurrection Act de 1807. La thèse de Gellman n’est pas tant que Trump préparerait sciemment un coup d’état — bien qu’il ait tout fait pour rendre difficile le vote des noirs et des pauvres — mais que l’infrastructure juridique qui régit les élections aux États-Unis n’a pas été conçue pour résister au choc d’un candidat qui n’accepterait pas les règles non-écrites de la compétition démocratique.
Cette thèse nous aide à mieux comprendre les implications soulevées par la lettre au général Milley, Chef d’État-Major des armées des États-Unis. Selon les auteurs, Nagl et Yingling, c’est à lui que revient la décision ultime si Donald Trump décidait de garder le pouvoir par la force.
Cher général Milley,
En tant que Chef d’État-Major des armées, vous êtes bien conscient des devoirs qui vous incombent en temps normal : servir de Premier conseiller militaire du Président des États-Unis, et transmettre les ordres légitimes du Président et du Secrétaire à la Défense aux commandants combattants. En temps normal, ces devoirs sont tout à fait conformes à votre serment de « soutenir et défendre la Constitution des États-Unis contre tous les ennemis, étrangers et intérieurs… ».
Mais nous ne vivons pas dans une époque normale. Le président des États-Unis subvertit activement notre système électoral, menaçant de rester en fonction au mépris de notre Constitution. Dans quelques mois, vous aurez peut-être à choisir entre défier un président sans foi ni loi ou trahir votre serment constitutionnel. Nous vous écrivons pour vous aider à réfléchir clairement à ce choix. Si Donald Trump refuse de quitter ses fonctions à l’expiration de son mandat constitutionnel, l’armée américaine doit le démettre de ses fonctions par la force, et vous devez donner cet ordre.
Le 11 juin 2020, le candidat démocrate Joe Biden a évoqué de façon explicite la possibilité que Donald Trump refuse de quitter ses fonctions. Un mois après, le 19 juillet, à la question de savoir s’il accepterait une défaite, Trump a répondu : « I have to see. Look, you — I have to see. No, I’m not going to just say yes. I’m not going to say no, and I didn’t last time, either.” Interrogé à nouveau le 23 septembre sur le fait de savoir s’il assurerait un transfert pacifique du pouvoir en cas de défaite, le Président a répondu sur le même ton : « we’re going to have to see what happens« .
En raison d’un dangereux concours de circonstances, le scénario autrefois impensable d’un régime autoritaire aux États-Unis est désormais une possibilité très réelle. Tout d’abord, alors que M. Trump est proche d’une défaite électorale certaine, il sape vigoureusement la confiance du public dans nos élections. Deuxièmement, la défaite de M. Trump l’exposerait non seulement à l’ignominie politique, mais aussi à des accusations pénales. Troisièmement, M. Trump rassemble une armée privée capable de contrecarrer non seulement la volonté de l’électorat mais aussi les capacités des forces de l’ordre ordinaires. Lorsque ces forces entreront en collision le 20 janvier 2021, l’armée américaine sera la seule institution capable de faire respecter notre ordre constitutionnel.
Il est établi par le Posse Comitatus Act de 1878 que l’armée fédérale ne peut pas être déployée sur le territoire américain. Lors des soulèvements associés au mouvement Black Lives Matter, à partir de juin 2020 le Département de la Sécurité intérieure de l’administration Trump a autorisé l’emploi de forces de maintien de l’ordre pour faire face aux manifestants, ce qui a créé une zone grise et soulevé des doutes sur la constitutionnalité d’une telle manœuvre. Ces officiers, dont certains appartenaient à la Border Patrol, une agence de police fédérale, ont été appelés « Little Green Men » (petits hommes verts, référence à l’usage de l’armée fait par Vladimir Poutine en Ukraine en 2014) puisqu’ils sont apparus à Portland en tenue militaire verte, comme dans une zone de guerre, sans badge permettant de les identifier. C’est à partir de ce moment-là que les médias ont commencé à parler d’une « armée privée » au service du président, en soulignant que la menace “I will send in the Feds !” avait déjà été évoquée et faisait donc partie de l’idéologie autoritaire trumpienne.
Il ne fait aucun doute que M. Trump va être confronté à une défaite électorale. Plus de 160 000 Américains sont morts à la suite du Covid-19, et ce nombre devrait atteindre les 300 000 d’ici novembre. Un travailleur américain sur dix est au chômage, et l’économie américaine a subi au cours du dernier trimestre la plus forte contraction de son histoire. Près de 70 % des Américains pensent que le pays est sur la mauvaise voie. The Economist estime que les chances de M. Trump de perdre les élections s’élèvent à 91 %.
Face à ces sombres perspectives, M. Trump s’est engagé dans une campagne de désinformation systématique pour saper la confiance du public dans nos élections. Il a affirmé à tort que le vote par correspondance était « inexact et frauduleux ». Il sabote activement le service postal américain afin de retarder et de discréditer les votes par correspondance. Il a suggéré de retarder les élections de 2020, quoiqu’il n’ait pas l’autorité nécessaire pour le faire.
Il s’agit d’autant de mesures prises par Donald Trump pour rendre plus difficile le vote des minorités et prendre des voix aux Démocrates. Mais ce sabotage aura aussi l’effet de rendre plus long et compliqué le dépouillement, au risque de multiplier les recours et rendre confus le résultat. Par ailleurs, en cas d’une victoire de Trump celle-ci serait de toute façon entachée par un souci de légitimité du fait de ces mesures. Dans une société farouchement divisée, les urnes semblent de toute façon incapables de produire un représentant accepté par la totalité de la population.
Les enjeux de l’élection de 2020 sont particulièrement élevés pour M. Trump . En cas de défaite, il s’exposera probablement à des poursuites pénales. Le procureur de Manhattan enquête sur sa société pour d’éventuelles fraudes bancaires et aux assurances, liées à la surévaluation de ses actifs financiers. Le procureur général de New York mène des enquêtes similaires, ayant réussi à obtenir une citation à comparaître dans les dossiers financiers de Trump auprès de la Deutsche Bank. M. Trump aurait fait pression sur l’ambassadeur des États-Unis en Grande-Bretagne pour qu’il fasse lui-même pression sur le gouvernement britannique afin que le tournoi de golf British Open soit déplacé au Trump Turnberry Resort en Écosse. Cet incident n’est qu’un des nombreux exemples de conflits d’intérêts qui peuvent conduire à des poursuites pénales fédérales contre le président.
Face à cette série de menaces vertigineuses, non seulement pour ses perspectives politiques, mais aussi pour sa liberté et sa richesse, M. Trump suit le manuel des dictateurs à travers l’histoire : il construit une armée privée qui n’a de comptes à rendre qu’à lui. Lorsque César a été confronté à la perspective d’un procès à Rome, il n’est pas revenu pour assumer ses responsabilités devant le tribunal. Il a déchaîné une armée qui lui était personnellement loyale et qui n’avait de comptes à rendre qu’à lui seul sur le gouvernement romain. Tout féru d’histoire qu’il n’est pas, M. Trump semble néanmoins suivre l’exemple de César. L’utilisation par le président d’agents fédéraux contre des manifestations politiques internes constitue la création d’une force paramilitaire qui n’a pas de comptes à rendre au public. Les membres de cette armée privée, souvent dépourvus d’insignes de police ou de toute autre forme d’identification, n’existent pas pour faire respecter la loi mais pour intimider les opposants politiques du président.
Ces puissants courants croisés – la défaite électorale de M. Trump, son atteinte à l’intégrité de nos élections, ses poursuites pénales imminentes et sa création d’une armée privée – entreront en collision le 20 janvier. Plutôt que d’accepter le transfert pacifique du pouvoir qui a été la marque de la démocratie américaine depuis ses débuts, M. Trump peut refuser de quitter ses fonctions. Il offrirait probablement comme une feuille de vigne de la légitimité les mensonges éculés sur la fraude électorale. Les acolytes de M. Trump dans les médias de droite se précipiteront alors certainement pour répéter et amplifier ces mensonges, en fabriquant suffisamment de preuves pour fournir un prétexte de plausibilité. La plus grande crise constitutionnelle américaine depuis la guerre de Sécession sera provoquée par un président qui refusera tout simplement de quitter ses fonctions.
La galaxie trumpienne prépare depuis quelques mois le terrain pour contester les résultats des élections. Il y a bien sûr au niveau de la base les théories conspirationnistes sur l’État profond associés aux pseudo-révélations de QAnon, c’est-à-dire l’idée que Trump serait en train de combattre un grand complot pédophile et satanique des élites mondialistes soutenues par le Parti Démocrate. Mais il y a aussi des intellectuels trumpiens qui, sans pousser jusque là, dénoncent le risque d’un coup d’état démocrate : c’est le cas du politologue Michael Anton, qui a mis noir sur blanc son hypothèse dans un article publié en avril 2020.
On voit bien le paradoxe : si dénoncer un coup d’État est toujours une façon d’en légitimer un autre, les dénonciations de Michael Anton à droite tout comme celles de Nagl, Yingling et Gellman à gauche peuvent être utilisées par les opposants comme preuve que l’autre partie dénonce le risque précisément dans le but implicite de légitimer une réaction disproportionnée, et cela à l’infini. On est bien dans un cas de figure assez typique de la théorie des jeux, et c’est là le danger principal que présente cette impasse politique marquée par le soupçon.
Les institutions politiques et juridiques américaines se sont tellement atrophiées qu’elles sont mal préparées pour ce moment. Les Républicains du Sénat, déjà réduits à un statut de suppliant, resteront silencieux et inertes, tant pour masquer leur complicité que pour conserver leur majorité. La Chambre des représentants, dirigée par les Démocrates, certifiera les résultats du Collège électoral, que M. Trump considérera comme des bobards. Les tribunaux, inondés d’affaires émanant tant des Démocrates que de l’équipe juridique de M. Trump, mettront des mois à examiner le dossier, produisant des décisions motivées dont M. Trump fera appel ou qu’il ignorera carrément.
Comme le dit aussi Gellman, sans en arriver jusqu’aux hypothèses plus radicales d’un véritable coup d’État, qui ne serait que l’effet pervers potentiel de cette escalade, le risque de cette situation est d’estropier la victoire du président élu en le condamnant à une semi-légitimité qui le rendrait presque impuissant. C’est ce qu’on appelle en rhétorique un empoisonnement des puits.
Puis l’horloge sonnera midi une, le 20 janvier 2021, et Donald Trump sera assis dans le Bureau ovale. Les manifestations vont inévitablement se multiplier dans les rues devant la Maison Blanche, et les rangs de l’armée privée de Trump vont grossir au sein de la Maison Blanche. Le président de la Chambre déclarera la fin de la présidence de Trump, et ordonnera aux services secrets et à la police fédérale de faire sortir Trump de son bureau. Ces agents se rendront compte qu’ils sont dépassés par les effectifs et les armes de l’armée privée de Trump, et le moment de la décision arrivera.
La question est ici de savoir si les « Little Green Men » que Trump a envoyé à Portland en infraction au Posse Comitatus Act peuvent véritablement être considérés comme une « armée privée » au service de Trump, comme l’affirment ici Nagl et Yingling.
En ce moment de crise constitutionnelle, il ne reste que deux options. Selon la première, les forces militaires américaines escortent l’ancien président hors des locaux de la Maison Blanche. Les « petits hommes verts » de Trump, si intimidants pour les agents fédéraux des forces de l’ordre armés plus légèrement, s’écartent et s’effacent, réalisant qu’ils ne représenteraient pas même une matinée de travail pour une brigade de la 82e division aéroportée. Mais prenons l’autre option : l’armée américaine reste inerte pendant que la Constitution meurt. La succession du gouvernement est déterminée par la violence extralégale dans les rues entre l’armée privée de Trump et les manifestants ; la Black Lives Matter Plaza devient la place Tahrir.
L’expression « crise constitutionnelle » appelle le concept de Constitutional crisis, très clairement identifié dans le débat anglo-saxon. Il est question d’une telle crise aux États-Unis au moins depuis 2019. Le Washington Post est revenu sur le sujet début septembre 2020, en affirmant que le comportement de Trump pourrait non seulement ouvrir une crise constitutionnelle mais plus concrètement porter à des conséquences violentes et catastrophiques. L’article analyse les scénarios proposés dans un document d’août 2020 produit par le Transition Integrity Project, intitulé “Preventing a Disrupted Presidential Election and Transition”.
En tant qu’officier supérieur de l’armée américaine, le choix entre ces deux options vous appartient. Dans la crise constitutionnelle décrite ci-dessus, votre devoir est de donner des ordres sans équivoque enjoignant aux forces militaires américaines de soutenir le transfert de pouvoir prévu par la Constitution. Si vous gardez le silence, vous serez complice d’un coup d’État. Vous avez été critiqué à juste titre pour votre complicité active par le passé dans l’utilisation de la force par le Président contre des manifestants pacifiques sur la place Lafayette. Votre complicité passive dans une prise de pouvoir politique par des moyens extrajudiciaires serait bien pire.
Le Chef d’État-Major des armées des États-Unis Mark A. Milley avait été critiqué pour être apparu, le 1er juin 2020, aux côtés de Donald Trump lors d’une sortie très médiatisée à l’église St. John de Washington. Le 11 juin, soit le jour même où Joe Biden avait dénoncé le risque que Trump n’accepte pas sa défaite, Milley fit une déclaration publique pour regretter sa présence et souligner l’impartialité de l’armée dans les questions politiques.
Depuis 240 ans, les États-Unis ont été épargnés par l’horreur d’une succession politique violente. Aussi imparfaite soit-elle, notre Union a progressé vers une plus grande perfection, d’un transfert pacifique de pouvoir à l’autre. L’état de droit créé par notre Constitution a rendu ce miracle possible. Cependant, notre ordre constitutionnel n’est pas autonome. Tout au long de notre histoire, les Américains ont donné leur vie pour que cette forme de gouvernement puisse perdurer. Il vous appartient maintenant de poursuivre l’œuvre inachevée pour laquelle ces héros sont tombés.
Gardez-vous de l’oublier :
« Moi, Mark A. Milley, je jure solennellement de soutenir et de défendre la Constitution des États-Unis contre tous les ennemis, étrangers et intérieurs ; de rester dans la foi et l’allégeance sincères en celle-ci ; d’assumer cette obligation librement, sans aucune réserve mentale ni intention d’évasion ; et de m’acquitter correctement et fidèlement des devoirs de la fonction dans laquelle je vais entrer. Que Dieu me vienne en aide. »
Le sort de notre République pourrait bien dépendre de votre adhésion à ce serment.
Cela fait des décennies que le cinéma américain nous a préparés à ce moment, avec ses conflits entre le respect de la norme formelle et l’exception qui incarne l’esprit constitutionnel, depuis Rambo jusqu’à Captain America : Civil war.
Respectueusement vôtre,
Les signataires de cette lettre sont tous deux de haut gradés. John Nagl, officier de l’armée à la retraite et vétéran des deux guerres d’Irak, est directeur de l’école Haverford, près de Philadelphie. Quant à Paul Yingling, lieutenant-colonel de l’armée américaine à la retraite, il a servi trois fois en Irak, une fois en Bosnie et une fois dans le cadre de l’opération Tempête du désert. Il est fondamental de noter que ces deux anciens militaires sont des spécialistes de la contre-insurrection.
John Nagl et Paul Yingling.