À n’en pas douter, la notion de compliance nous est devenue familière notamment à la suite des lourdes sanctions infligées par les autorités américaines à quelques entreprises européennes. Les termes du débat politique qui s’en est suivi, celui de la souveraineté économique et d’instrumentalisation du droit, ont très vite trouvé leur traduction dans le langage juridique, celui de la compétence internationale et de l’« extraterritorialité » du droit américain ; ils méritent d’être précisés, et ce d’autant plus qu’ils ne sont pas compris de la même manière des deux côtés de l’Atlantique. Un phénomène parallèle, moins visible, mais tout aussi important, est la diffusion des pratiques de poursuite dans les dossiers les plus emblématiques.
Il en est ainsi du modèle de justice « négociée », qui bouleverse profondément les droits continentaux et, singulièrement, le rôle de l’avocat dans le système judiciaire, ou encore les habitudes adoptées par les entreprises européennes confrontées aux exigences concertées des régulateurs. L’incorporation de ces pratiques, loin d’en assurer une parfaite uniformité, vient irriguer les systèmes juridiques d’accueil et en réveiller les forces créatrices. La diversité qui s’ensuit ne saurait surprendre, même si l’œil accoutumé peut déjà en dégager des tendances générales.
Les États-Unis sont, néanmoins, loin d’être seuls à donner le ton de la nouvelle vague de compliance.
La lutte contre la corruption transnationale en fournit un parfait exemple. Si elle s’inscrit, au-delà de l’influence du FCPA américain, dans un cadre multilatéral, celui de l’OCDE, témoignage d’une prise de conscience des dangers cachés des pratiques corruptives, les pays européens ne tardent pas à en esquisser une approche singulière et à en assumer la charge de mise en œuvre. Plus généralement, l’Europe semble s’émanciper, dans ce domaine, de la tutelle américaine, tant politique que théorique. La création d’un Parquet européen en est sans doute l’incarnation la plus aboutie, mais rien n’empêche d’aller bien plus loin encore, vers un véritable « paquet compliance européen ». Peut-être n’attendait-t-on rien de moins outre-Atlantique.
Il en est de même du respect des droits de l’homme dans les activités des entreprises.
Certes, l’usage, quelque peu anachronique, de l’Alien Tort Statute par les tribunaux américains a permis pendant un temps de sanctionner de graves violations au « droit des gens », mais l’impulsion internationale, incarnée dans les principes Business & Human Rights, a trouvé un accueil favorable surtout au sein de l’Union européenne, qui cherche aujourd’hui à se doter d’un véritable cadre d’action commun.
Ce nouvel élan fournit un terreau fertile pour l’innovation juridique, comme en témoignent les premiers contentieux français liés au « devoir de vigilance », où le droit étatique, le droit souple et les engagements volontaires deviennent des concepts poreux à frontières incertaines.
Dans certains domaines, les rôles sont plus clairement encore renversés. On songe par exemple à la régulation de l’économie numérique, domaine, s’il en est, où le souci de l’Union de protéger les données personnelles de ses citoyens la pousse à devenir le véritable chef d’orchestre. A regarder de plus près, néanmoins, son action semble moins efficace s’agissant de ses entreprises, et ce surtout lorsqu’elle est confrontée aux demandes de collaboration aux investigations américaines. Le droit est, ici, en plein mouvement, tellement les deux approches semblent incompatibles. Or, les prochaines années verront certainement de nouvelles tentatives de régulation, pour le moins des infrastructures essentielles de l’économie numérique ; seul l’avenir montrera quelle tradition juridique en fournira les meilleurs outils.
Bref, force est de constater que l’Europe du droit est désormais pleinement émancipée, ses propres traditions et concepts juridiques façonnent une idée autonome de compliance. Si ses contours précis restent encore à définir, les contributions de nos auteurs apporteront sans doute un éclairage original sur cette façon européenne de revisiter un concept que les États-Unis utilisent avec diligence et efficacité à leur profit.
Perspectives
- Mireille Delmas-Marty, Gouverner la mondialisation par le droit
- Antoine Garapon, Une Cour peut réguler la mondialisation
Dossier thématique : La compliance, une idée européenne ?
- Pierre Servan-Schreiber, L’édito
- Serge Abiteboul, Jean Cattan, Nos réseaux sociaux, notre régulation
- Thomas Baudesson, Charles-Henri Boeringer, Les enseignements de l’affaire Airbus
- Emmanuel Breen, La compétence américaine fondée sur le dollar : réalité juridique ou construction politique ?
- Bernard Cazeneuve, Pierre Sellal, Vers un « paquet compliance européen »
- Ophélia Claude, Antonin Lévy, Les enseignements des premiers contentieux de la loi sur le devoir de vigilance
- Laurent Cohen-Tanugi, Le contentieux américain de l’extraterritorialité
- Christelle Coslin, Liam Naidoo, Margaux Renard, Duty of Care and Vigilance in Human Rights Matters : From an International Impulse to European implementations
- Christian Dargham, Marion Marhuenda, Compliance and cultural diversity
- Stephen L. Dreyfuss, Replacing The Culture Of Corruption With A Culture Of Compliance : Europe Takes Responsibility For Its Own Future
- Antoine Gaudemet, What is Compliance ?
- Daniel Kadar, Laetitia Gaillard, Stéphanie Abdesselam, Le nouveau paysage de la conformité à l’heure des bilans
- Laura Kovesi, Vers un Parquet européen
- Emmanuelle Mignon, The Cloud Act : Unveiling European Powerlessness
- Astrid Mignon Colombet, Transnational Negotiated Justice : the Cornerstone of an Organized Extraterritoriality ?
- Patrick Moulette, Le rôle de l’OCDE dans la lutte contre la corruption transnationale
- John Ruggie, Entreprises et Droits de l’homme : vers un programme d’action commun dans le contexte européen
Nous vous souhaitons une excellente lecture.