Si le COVID-19 est d’ores et déjà responsable d’au moins 874 442 morts dans le monde, il existe à ce jour très peu d’études permettant de savoir quels sont les groupes d’individus les plus affectés par l’épidémie. Un ensemble de travaux aux États-Unis tend à montrer que les «  minorités ethniques » sont plus touchées que le reste de la population en termes de mortalité. Néanmoins, si ces résultats suggèrent l’existence d’inégalités socio-économiques importantes face à l’épidémie, il n’existe à notre connaissance aucune étude permettant d’établir formellement un lien entre pauvreté et mortalité liée au COVID de manière systématique. Plus encore, les raisons sous-jacentes à ces inégalités sont encore inconnues.

Une étude systématique du lien entre pauvreté et surmortalité liée au COVID- 19

Nous cherchons à combler cette lacune dans le travail de recherche que nous présentons ici, où nous évaluons le lien entre pauvreté et mortalité liée au COVID-19 en France, l’un des pays les plus sévèrement touchés par l’épidémie. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les données exhaustives de l’INSEE, permettant d’étudier l’évolution de la mortalité et le niveau de revenu dans chaque commune de France métropolitaine. Étant donné le manque de fiabilité des données publiques sur les décès attribués au COVID, nous nous concentrons sur la surmortalité survenue en avril 2020 dans chaque commune par rapport aux mois d’avril 2018 et 2019. L’étude du lien entre pauvreté et mortalité liée à l’épidémie est ainsi rendue possible par la comparaison systématique de la surmortalité entre communes «  riches  » et les communes «  pauvres  ». 

La triple comparaison entre 2020 et 2018-2019, communes riches et pauvres, départements peu infectés et départements fortement infectés nous permet d’isoler l’impact de l’épidémie sur la surmortalité.

Paul Brandily, Clément Brébion, Simon Briole, Laura Khoury

La surmortalité constitue néanmoins une mesure imparfaite de la mortalité due au  COVID-19. Étant donné qu’elle inclut toutes les causes possibles de mortalité, cette mesure est notamment susceptible d’être affectée par les conditions de vie inédites du confinement. Afin de s’assurer que nos analyses ne sont pas biaisées par les éventuels effets du confinement, nous réalisons la comparaison de la surmortalité entre communes riches et pauvres séparément pour les départements peu infectés (départements «  verts  » à la mi-mai) et pour les départements fortement infectés («  rouges  »). Si tous les départements ont été soumis au même régime de confinement, les premiers ont été très peu affectés par l’épidémie en termes de mortalité. La triple comparaison entre 2020 et 2018-2019, communes riches et pauvres, départements peu infectés et départements fortement infectés nous permet d’isoler l’impact de l’épidémie sur la surmortalité.

Les communes les plus pauvres connaissent une surmortalité deux fois plus importante que les autres communes

Nos analyses révèlent un lien fort et systématique entre la mortalité causée par l’épidémie et le niveau de pauvreté des communes  : les communes dont le revenu médian est inférieur au premier quartile (25  %) de la distribution nationale des revenus ont connu une surmortalité deux fois plus importante que les autres communes. Le premier graphique ci-dessous illustre ce résultat de manière saisissante  : si la mortalité a nettement augmenté pour tous les types de communes dans les départements fortement infectés (en bas), cette augmentation est bien plus marquée dans les communes les plus pauvres (en rouge)  ; par contraste, la mortalité n’a que très légèrement augmenté en avril 2020 dans les départements peu infectés (en haut) et ce, de manière uniforme entre communes riches et pauvres.

Plus précisément, nos analyses montrent que la mortalité a augmenté de 88  % dans les communes les plus pauvres des départements infectés, contre 50  % pour les autres communes de ces départements. L’effet de l’épidémie sur la mortalité est donc quasiment deux fois plus important dans les communes les plus pauvres. 

Nos analyses révèlent un lien fort et systématique entre la mortalité causée par l’épidémie et le niveau de pauvreté des communes.

Paul Brandily, Clément Brébion, Simon Briole, Laura Khoury

Des conditions de logement plus dégradées et une plus forte exposition par l’emploi

Par quels mécanismes s’explique cet effet de la pauvreté  ? Il est probable que les facteurs de santé jouent un rôle décisif. Pour notre part, nous explorons des mécanismes complémentaires ayant trait à la circulation du virus au niveau communal et pour lesquels nous disposons de données riches. Plus spécifiquement, nous étudions dans quelle mesure le surpeuplement des logements et les contacts sociaux impliqués par les métiers occupés par les habitants de la commune constituent des vecteurs de transmission du virus.

Sur la base de données administratives exhaustives, nous construisons deux indices permettant de mesurer l’exposition des travailleurs au virus, le premier fondé sur la fréquence des contacts sociaux impliqués par les conditions normales (pré-COVID) d’exercice du métier, le second sur la part des travailleurs clés (ceux qui ont continué à se rendre sur leur lieu de travail pendant le confinement) dans la commune. Afin de capturer l’interaction entre les mauvaises conditions de logement et l’exposition au virus via le marché du travail, nous construisons également un indice mesurant la part des foyers multigénérationnels composé d’au moins une personne âge (> 65 ans) et d’un travailleur, au niveau communal.

Le surpeuplement des logements comme l’exposition au virus via le marché du travail jouent un rôle déterminant dans la diffusion de l’épidémie et ont un effet important sur la surmortalité liée au COVID-19.

Paul Brandily, Clément Brébion, Simon Briole, Laura Khoury

Nos analyses révèlent que le surpeuplement des logements comme l’exposition au virus via le marché du travail jouent un rôle déterminant dans la diffusion de l’épidémie et ont un effet important sur la surmortalité liée au COVID-19. Une augmentation de 1 point de pourcentage (pp) de la part des logements surpeuplés est associée à une augmentation de 5,65pp de la surmortalité liée à l’épidémie. De la même manière, une augmentation de 1pp de la part des habitants occupant des métiers impliquant des contacts fréquents avec le public est associée à une augmentation de 2,56pp de la surmortalité liée à l’épidémie. En revanche, l’effet de l’exposition au virus via le marché du travail est légèrement moins prononcé lorsque cette exposition est mesurée par la part des travailleurs clés, suggérant que la diffusion du virus sur le marché de travail avait déjà commencé avant la période de confinement.

Enfin, nos analyses montrent que la part des logements multigénérationnels est également associée à des niveaux de mortalité bien plus élevés, suggérant que l’effet des mauvaises conditions de logement et de l’exposition sur le marché du travail sur la surmortalité pourrait en partie s’expliquer par la transmission du virus aux personnes âgées (et donc plus vulnérables) par des personnes en emploi vivant sous le même toit. Plus spécifiquement, nous montrons qu’une augmentation de 1pp de la proportion de logement multigénérationnel est associé à une augmentation de 12pp de la surmortalité liée à l’épidémie. 

Afin d’estimer la part de la différence de surmortalité liée au COVID-19 entre communes riches et pauvres pouvant s’expliquer par les mécanismes mis en avant dans notre étude, nous réalisons une décomposition de type Oaxaca-Blinder. Pris ensemble, le surpeuplement des logements et l’exposition au virus via le marché du travail pourraient expliquer les trois quarts de la différence de surmortalité liée au COVID-19 observée entre communes riches et pauvres. Les conditions de logement constituent le principal mécanisme sous-jacent.

Pris ensemble, le surpeuplement des logements et l’exposition au virus via le marché du travail pourraient expliquer les trois quarts de la différence de surmortalité liée au COVID-19 observée entre communes riches et pauvres. Les conditions de logement constituent le principal mécanisme sous-jacent.

Paul Brandily, Clément Brébion, Simon Briole, Laura Khoury

Alors que l’ensemble des résultats de notre étude démontre à quel point la crise sanitaire que nous traversons amplifie des inégalités socio-économiques déjà bien présentes, il suggère également que l’action publique visant à en limiter les effets néfastes devrait se concentrer sur les municipalités les plus pauvres, notamment en protégeant autant que possible les travailleurs à court terme et en améliorant les conditions de logement à plus moyen terme.

Crédits
Cet article se fonde sur un preprint du 10 juillet 2020 : Paul Brandily, Clément Brébion, Simon Briole, Laura Khoury. “A Poorly Understood Disease ? The Unequal Distribution of Excess Mortality Due to COVID-19 Across French Municipalities”, 2020. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02895908