Au plus fort de la lutte contre le coronavirus en Europe, au printemps dernier, la chute de la demande pétrolière mondiale a occasionné une chute des prix inédite depuis le début des années 2000. Les pertes économiques enregistrées par les entreprises du secteur sont particulièrement élevées, comme en témoignent les tous derniers rapports annuels des majors européennes Total (baisse de 35 % des revenus nets au premier trimestre), Shell (-46 %), ou encore BP (-67 %). C’est dans ce contexte que certaines d’entre elles ont annoncé une réduction — rarissime dans le secteur — des dividendes, comme Shell et BP, et des plans d’économies drastiques. Plusieurs d’entre eux ont aussi récemment fait part d’engagements inédits en matière d’émissions de gaz à effet de serre. BP, l’une des plus anciennes entreprises pétrolières du monde, est parmi les premières à avoir fait un pas — timide, d’abord — vers la diversification de ses activités, au profit du secteur électrique et des activités bas-carbone. Mais les annonces du nouveau PDG Bernard Looney le 4 août dernier sont le symptôme d’un changement profond dans le secteur pétrolier, tout du moins européen. Selon ses termes, la stratégie du groupe BP repose sur le passage du statut d’« entreprise pétrolière intégrée » à celui d’« entreprise énergétique intégrée » d’ici 2030, au moyen de plusieurs engagements. 

D’abord, le groupe envisage de se détourner progressivement de son coeur de métier, en réduisant sa production d’hydrocarbures de 40 % d’ici 2030 (soit de 2,6 à 1,5 million équivalent barils jour) à travers « une gestion active du portefeuille » ; le renoncement aux opérations pétrogazières les plus coûteuses, dans un environnement de prix trop instable, et le renoncement à de nouvelles opérations d’exploration dans de nouveaux pays. 

Ensuite, BP a annoncé son souhait d’approfondir la diversification de ses activités, en multipliant par 8 le volume de ses investissements « bas carbone » d’ici 2025, et par 10 d’ici 2030, en passant d’une capacité de production renouvelable de 2,5 GW en 2019 à 50 GW en 2030,  en investissant dans l’hydrogène… Ou encore en continuant d’investir dans le gaz naturel, certes moins émetteur de CO2 que le charbon et le pétrole, mais faisant l’objet de vifs débats en Europe. Entre les défenseurs d’une « énergie de transition » (une étape intermédiaire pour les industries polluantes ou la production d’électricité à grande échelle, dans le passage du charbon aux renouvelables, par exemple) et la Banque européenne d’investissement, qui l’a exclu de sa politique de prêt à l’automne dernier, le statut du gaz naturel en Europe n’est aujourd’hui pas tranché1.

Plus tôt en avril, le groupe Shell avait rehaussé ses ambitions en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, en annonçant l’objectif de compenser les émissions issues de sa production de pétrole et de gaz d’ici 2050, et de réduire son empreinte carbone globale à hauteur de 65 % d’ici 205023. L’entreprise espagnole Repsol s’est également engagée à la neutralité carbone d’ici 20504. Récemment, c’est le PDG de Total qui a annoncé sa volonté d’atteindre la neutralité carbone en 2050 sur les émissions des scopes 1 (émissions directes liées aux activités de production) et 2 (émissions directes liées à la consommation d’énergie et d’électricité du groupe) de son activité — le scope 3, i.e les émissions indirectes, notamment liées à l’usage des produits pétroliers dérivés, dans les voitures ou les avions, ne pouvant pas faire l’objet d’un engagement mondial pour le groupe. 

La neutralité carbone s’entend, pour les énergéticiens comme Total ou BP, mais encore pour la Commission européenne, comme l’atteinte d’un solde « net zéro » où les émissions doivent être compensées par des mesures d’absorption du carbone excédentaire, par le biais de stockage carbone (CCS) ou de « développement » de puits naturels de carbone, c’est à dire les océans, la végétation et les sols. A noter néanmoins que cette approche soulève d’importantes questions environnementales, notamment sur la viabilité d’écosystèmes homogènes, construits à des fins de compensation carbone, ou encore sur la viabilité écologique de la financiarisation du carbone comme principal outil de lutte contre le changement climatique5

L'indice de performance environnementale, 2019

Ces annonces interviennent pour la plupart dans un contexte de grande difficulté économique de ces entreprises, après la chute drastique de la demande pétrolière pendant le confinement des mois de mars à mai derniers, dont la reprise est aujourd’hui inégale dans le monde et conditionnée à la capacité des États à endiguer l’apparition d’une deuxième vague. Si ces stratégies d’entreprises étaient toutes envisagées et modélisées avant la crise du coronavirus, la pandémie n’a pas découragé les majors, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, l’instabilité des prix du pétrole observée en mars et en avril (issue en premier lieu de la crise de la demande, puis de la crise géopolitique de l’offre que se sont livrées l’Arabie saoudite et la Russie) a joué en faveur de cette stratégie de diversification commerciale, tout du moins en Europe. Ensuite, les réponses politiques à la crise du coronavirus ont confirmé ces décisions stratégiques préalables : la mise en place de clauses de conditionnalité écologique et sociale dans les aides d’État à certaines entreprises en difficulté, comme l’aéronautique, directement interdépendante avec l’industrie pétrolière, pousse les industries à investir pour transformer leurs business models vers des activités moins intensives en CO2, et dans des technologies alternatives. C’est le cas d’Air France, que le gouvernement a contraint à consentir à une réduction de ses vols intérieurs, lorsqu’une alternative ferroviaire à moins de 2h306, cette condition ayant été décriée comme insuffisante pour plusieurs partis politiques et ONG écologistes. C’est également le cas du groupe automobile Renault, dont l’une des conditions à l’octroi d’un prêt garanti par l’État français était l’adhésion à l’Alliance européenne des batteries, et à la co-entreprise de développement de batteries détenue par Total et sa filiale Saft7.

Ces transitions demeurent néanmoins un phénomène européen, qui n’est pas partagé par les majors américaines comme ExxonMobil et Chevron, ou les majors chinoises comme CNPC, PetroChina et Sinopec, qui figurent également parmi les plus grandes entreprises pétrolières mondiales en termes de production (CNPC occupe la 5e place, avec 2,9 millions de barils par jour, derrière Saudi Aramco (Arabie saoudite, 10,9 mbj), Rosneft (Russie, 4,2 mbj), KPC (Koweit, 3,4 mbj) et NIOC (Iran, 3,2 mbj)8.

Du côté des majors américaines, le refus d’investir du capital dans les activités bas-carbone s’explique davantage par l’héritage culturel de ces entreprises et par une stratégie économique de court terme, les activités renouvelables générant des revenus moins importants que le pétrole, et ces entreprises ne bénéficiant pas d’avantage concurrentiel justifiant pour elles de s’y positionner. Formellement, Exxon et Chevron sont signataires de la Oil and Gas Climate Initiative9. Du côté des entreprises chinoises, dont l’expansion commerciale a remis en question le partage du marché mondial traditionnellement tenu par les international oil companies (IOCs) occidentales, c’est davantage la structure de marché qui justifie que les entreprises pétrolières ne se tournent pas vers les activités renouvelables. Les principales entreprises du secteur énergétique sont publiques, et opèrent sur des activités bien définies. Il existe donc des géants des renouvelables, au même titre que des géants de l’exploration-production pétrolière domestique ou internationale, du raffinage et du transport d’hydrocarbures. A noter cependant que des projets multi-technologies voient le jour entre majors chinoises et européennes, comme en témoigne le partenariat entre l’entreprise norvégienne Equinor et CNPC, sur le développement de projets de gaz de schiste et le stockage de carbone10.

Qu’il s’agisse d’entreprises européennes ou non, le pétrole reste, en dépit des fluctuations des prix, la principale source de revenus des majors et par conséquent le principal levier d’investissement vers des technologies bas-carbone. L’opportunité perçue par les majors européennes consiste en trois points : d’une part, la perception du risque économique et financier de ne pas se diversifier, de ne pas réduire le bilan carbone de l’entreprise, dans un environnement où le prix du carbone est voué à augmenter (Total modélise un prix du carbone à près de 90 euros la tonne en 2030). La pression s’accroît également sur les acteurs de l’investissement, sur la réduction de l’empreinte carbone de leurs portefeuilles d’actifs, et sur leur alignement sur des standards ESG. D’autre part, le risque réputationnel est fort pour les entreprises du secteur énergétique en Europe, comme en témoigne les récentes manifestations d’ONG comme Extinction Rebellion à Paris, ou la multiplication des procès citoyens envers les États actionnaires11

Enfin, la diversification de ces entreprises représente une opportunité commerciale évidente : la transition énergétique, déjà enclenchée dans plusieurs secteurs, suppose le transfert de certaines énergies primaires vers des substituts électriques décarbonés en amont (de la production d’électricité à partir de gaz à la production à partir d’énergies renouvelables électriques, comme le photovoltaïque et l’éolien) et en aval (des véhicules thermiques aux véhicules électriques ; du chauffage au gaz au chauffage électrique…). Dès lors, si le pétrole voit certaines de ses usages captifs (comme les carburants automobiles ou à moyen terme les matières plastiques) trouver des substituts durables, eux-mêmes soutenus par les investisseurs et les gouvernements, la diversification des sources de revenus devient pour les entreprises pétrolières une question de survie12