A la fin du XIXe siècle en Turquie, le football est un sport réservé aux élites économiques et politiques européanisées, avant de s’ouvrir progressivement aux classes moyennes. Quelles sont les raisons de cette ouverture ?
Au départ le football arrive par les ports, par les activités commerciales des marins européens et notamment britanniques, qui commencent à jouer. A cette époque, il est interdit pour les équipes musulmanes de participer à ce jeu, le sultan Abdülhamid II s’y oppose. Ce sont surtout les équipes non musulmanes, les Grecs, les Arméniens, les minorités chrétiennes, les Levantins, les Européens qui vivent sous la tutelle ottomane mais qui ne sont pas soumis au droit musulman, qui vont jouer au football. Ce qui va bien sûr susciter l’envie des élites musulmanes pour participer elles-aussi à ces rencontres, vers la fin du XIXe – début XXe siècle.
Les élites musulmanes vont participer à leur tour, au départ de manière un peu clandestine. Puis, le football va devenir le réceptacle d’un investissement nationaliste, rendant le contrôle de l’Etat ottoman sur la pratique du football moins fort. Ces élites vont comprendre, déjà à cette époque, que le sport moderne peut être un lieu d’investissement, le lien d’une forme d’exaltation nationaliste. Peu à peu le football va être toléré, les grandes écoles vont créer leurs premières équipes officielles et le football va se développer, essentiellement encore une fois dans un rapport à l’Europe, avec ce souci, ce désir de se confronter à l’Europe.
L’idée est de se hisser au niveau de l’excellence européenne. C’est vrai pour l’administration, c’est vrai pour les réformes politiques, pour l’ambition économique, mais c’est également vrai sur le plan culturel. La Turquie de la fin de l’Empire ottoman et du début de la République est dans une relation ambigüe par rapport à l’Europe. L’Europe est celle qui incarne la modernité, celle qui incarne ce à quoi on aspire. Mais ce sont aussi des puissances qui ont failli mettre un terme à l’histoire turque en Anatolie. C’est une histoire de fascination, d’attraction, mais également bien sûr une relation de méfiance, une espèce de « relation amour-haine ». On veut se hisser au niveau des Européens, on veut ressembler aux Européens, on revendique même finalement une identité européenne, mais on se méfie aussi de ces Européens. Les battre au football, c’est la preuve que la Turquie est capable de produire des combattants, des sportifs.
Les « trois grands » clubs d’Istanbul se créent dans ce début du XXe, Galatasaray, Fenerbahçe et Beşiktaş, et leur l’identité est intrinsèquement liée à l’idéologie politique de leur quartier. Beşiktaş représente son quartier populaire et laïque ; Galatasaray, les élites européanisées ; et Fenerbahçe, la petite bourgeoisie. Qu’en est-il de cet attachement social et idéologique aujourd’hui ?
Cette vision pouvait avoir une pertinence au début du siècle, dans les années 1930-1940. Aujourd’hui, je ne crois plus en ces grandes catégories. Aujourd’hui, les clubs sont des clubs « attrape-tout », de la même manière qu’il y a des partis politiques « attrape-tout ». Dans chaque club on va trouver des élites sécularisées, qui boivent de l’alcool, qui ne font pas le Ramadan et qui sont anti-Erdoğan ; on va retrouver des classes populaires conservatrices proches de Recep Tayyip Erdoğan (R.T. Erdoğan).
Même si historiquement Galatasaray est créé par des anciens du lycée, avec un héritage plutôt aristocratique et élitiste, c’est un club qui prend ensuite son autonomie. Aujourd’hui c’est un club qui accueille toutes les franges de la population. Les dirigeants, même s’ils peuvent être critiques à l’égard du pouvoir, savent aussi qu’ils en dépendent et qu’ils n’ont pas intérêt à le critiquer. Ils ont un magnifique nouveau stade, qui a pu être construit sur une zone qui a été accordée par la ville, avec l’assentiment de R.T. Erdoğan. Lorsqu’il est venu inaugurer le stade en 2011, au moment de prendre la parole, il s’est fait siffler. La bronca a continué et R.T. Erdoğan a quitté le stade sans prononcer son discours. On voit bien que la manipulation des supporters peut échapper aux dirigeants, au pouvoir, et que la coloration politique des clubs est à prendre avec beaucoup de précaution.
Beşiktaş a aussi été présenté comme un club marqué par un engagement politique plutôt à gauche, « anti-capitaliste », autour de causes que je qualifierai de « consensuelles ». On a beaucoup vu les supporters de Beşiktaş, notamment le club de supporters des Çarşı, pendant Gezi, occuper la place et même être à l’avant-garde des combats pour occuper la place Taksim. Mais là aussi, cela relève d’un discours héroïsé, qui va participer à la légende des supporters de Beşiktaş comme les supporters les plus engagés avec leur logo qui figure un « A » anarchiste. C’est la même chose pour Fenerbahçe. Ce qui n’empêche pas que là aussi, R.T. Erdoğan peut afficher une proximité avec Fenerbahçe parce que c’est le club qui l’a un peu fait rêver, même s’il est de Kasımpaşa à l’origine. Mais lui s’est aussi fait siffler à Fenerbahçe.
Est-ce que le coup d’Etat de 1980, après lequel l’armée met en place une dictature, au moins pendant trois ans jusqu’à l’ouverture démocratique de 1983, est le point de départ moderne de cette politisation du sport et du football en Turquie ?
De la période moderne oui, car il y a la question des financements, la privatisation, le libéralisme. C’est aussi le moment où on a l’émergence de grands hommes d’affaires qui vont investir, qui vont avoir l’ambition de développer des échanges économiques avec le reste de l’Europe. Il y a une accélération, on change de dimension à partir des années 1980, mais le nationalisme est présent bien avant. Les années 1980 c’est donc un peu un basculement car c’est la conversion au libéralisme économique, ce sont des grands groupes industriels plus ou moins anciens qui vont connaître une croissance de leur activité commerciale, de leurs revenus. C’est une Turquie qui va pouvoir commencer à se rapprocher de l’Europe, après le coup d’Etat, sous la période de Turgut Özal.
C’est une nouvelle étape dans un football avec des nouveaux moyens économiques, avec de nouveaux dirigeants, mais aussi des nouvelles formes d’expression dans un contexte où il y a un trou dans les formes de mobilisation politique. L’objectif de l’armée était de dépolitiser une Turquie qui est considérée comme trop polarisée. Il y a une très forte pression sur les mouvements politiques, sur les mouvements de gauche surtout, et le stade va être le dernier lieu de libération d’une expression politique, ou des émotions. Le dernier lieu aussi où on va pouvoir mettre en scène les affrontements, les confrontations, dans ce cas entre supporters, car dans l’espace politique, il y a au contraire une volonté de verrouiller le débat politique.
L’AKP n’a pas vraiment de contre-pouvoirs dans le sport, mis à part quelques groupes de supporters, et la classe de dirigeants lui est en grande partie fidèle. Quelle est aujourd’hui la place du sport et du football dans la vie politique turque ? Comme l’AKP s’est appuyé sur ce football et sur le sport pour consolider sa mainmise sur l’Etat ?
Le sport et le football sont éminemment politiques, et oui, il y a cette stratégie d’utiliser l’arène sportive pour renforcer une image, pour diffuser aussi un discours nationaliste, qui va transcender les polarisations politiques. Toute la stratégie de R.T. Erdoğan, depuis le rapprochement en 2015-2016 avec le MHP, le parti ultra-nationaliste, vise à parler au cœur nationaliste de la Turquie. Et le nationalisme c’est un peu une « méta-idéologie », qu’on va retrouver dans tous les courants politiques, y compris au CHP. On va jouer de la peur du séparatisme kurde pour célébrer dans l’enceinte sportive un discours nationaliste, célébrer le soutien aux militaires aux troupes engagées dans la lutte contre les terroristes, etc… C’est une vraie stratégie qui va prendre de vitesse le CHP, le parti kémaliste, qui est pris au piège car il va soutenir l’opération en Syrie. Il n’y a que le HDP qui s’oppose à cette politique. Toute la stratégie de R.T. Erdoğan c’est de venir mobiliser autour de cette image d’un pays attaqué, par des ennemis étrangers et intérieurs, contre lesquels il faut lutter. Ça ne marche pas complètement, on l’a vu l’année dernière, les élections municipales ont été un échec. Aujourd’hui la crise économique est très forte et l’AKP est en perte de vitesse. Il faut donc mobiliser par d’autres stratégies géopolitiques, avec la Libye par exemple.
Le pouvoir cherche à mobiliser par le sport car c’est le lieu où l’on va pouvoir mettre en scène l’émotion, liée aux appartenances collectives. Et R.T. Erdoğan en ce sens est un vrai pragmatique. Il y a un génie politique dans ses discours, car il sait parler au cœur, il sait trouver les mots, à grand renfort bien sûr de ce que nous percevrions comme de la démagogie populiste. Le salut militaire lors des matchs des équipes turques pendant les opérations en Syrie, c’est l’image de ce sentiment collectif très large. Encore une fois, même certains militants du CHP, voire des dirigeants du CHP, ne peuvent pas s’opposer à ce type de discours.
Il y a une très forte politisation des stades pour mettre en scène ce type d’expression, d’adhésion, pour renforcer le sentiment d’une Turquie attaquée par une Europe ambigüe, ambivalente. Les ambigüités de la France en Libye sont du bain béni pour Erdoğan. Le sport est vraiment un lieu d’investissement de ces discours nationalistes. Mais la politique est complexe, et Erdoğan ne maitrise pas tous les supporters. Lorsqu’il a voulu trop mettre en scène sa propre personne, il y a pu avoir des broncas, il y a pu avoir des manifestations contre sa propre personne, comme lors de la crise de Gezi.
Lors de cette crise de Gezi justement, les actions des ultras sont très relayées dans la presse européenne, notamment le « mouvement » Istanbul United, qui a eu le même écho à Izmir avec Izmir United, à Adana ou encore Ankara. Ces revendications conviennent-elles plus d’un imaginaire contestataire, plutôt que d’une vraie volonté des ultras de se représenter comme tels, et de dénoncer ainsi la politique du gouvernement ?
C’est un peu ça. On va trouver des ultras anti-AKP, qui se sont mobilisés, qui ont en effet célébré la réunification [entre groupes]. On voyait sur İstiklâl Caddesi des supporters mains dans les mains, avec des maillots, célébrer la réunification. Mais il y avait aussi des supporters ultras, proches de l’AKP, qui eux ont critiqué ces comportements. Très rapidement par exemple, les présidents des clubs supporters ont dit : « on ne veut pas non plus critiquer le pouvoir, on ne veut pas politiser davantage ». Ils se sont retirés en tant qu’entités de clubs de supporters, sans interdire à leurs membres de se réunir de leur propre chef. C’est vrai des ultrAslans, c’est vrai des Çarşı, peut-être un peu moins vrai à Fenerbahçe, où il y a eu quelques groupuscules, qui eux vont défendre un engagement marqué à gauche. On en trouve aussi à Beşiktaş, mais les grandes fédérations de supporters sont plutôt du côté du gouvernement.
J’ai interviewé un des fondateurs des Çarşı. Il a relativisé l’engagement des ultras à Gezi. Ils ont peur, ils ne veulent pas prendre de risques. Ils soutiennent leur équipe dans les matchs de football, pour les faire gagner, la politique ça n’est pas leur affaire. Un autre dirigeant des Çarşı, était lui beaucoup plus engagé, beaucoup plus déterminé à afficher une image de résistance. Après Gezi, il y a eu un procès engagé contre une trentaine de supporters des Çarşı, avec des risques d’emprisonnement et de sérieux risques de sanctions lourdes, de plusieurs années de prison. Finalement, les poursuites ont été abandonnées, mais il ne faut pas s’étonner, c’est du donnant-donnant, contre l’arrêt des critiques.
Cependant, les ultras continuent de politiser sur des causes consensuelles : la lutte contre la pollution, la lutte pour la défense de l’environnement, les violences faites aux femmes, toutes ces causes qui ne vont pas attaquer directement Erdoğan et l’AKP.
Qu’est ce qui explique dès lors, ce prisme de la presse européenne lorsqu’il s’agit d’analyser l’engagement ultras ? A lire la majorité des journaux européens qui ont traité le sujet à l’époque, on a l’impression que tous les ultras s’étaient unis contre Erdoğan.
Je pense qu’il y a une méconnaissance, en Europe, de la vie politique en Turquie, qui est complexe, qui ne correspond pas au contexte européen, surtout ces dernières années. C’est-à-dire qu’il y a 20 ans, R.T. Erdoğan était vu comme un islamiste, alors que pour les démocrates turcs, il était vu comme celui qui allait peut-être permettre à la Turquie de sortir du contrôle des militaires, et donc comme un démocrate potentiel. Les dix premières années de son mandat, c’est ce qu’il fait, il fait les réformes politiques exigées par l’Europe.
Ces réformes avaient déjà été initiés par le gouvernement qui l’a précédé, et il va les poursuivre dans un contexte particulièrement hostile, avec des menaces de renversement, d’attentats ou de coup d’Etat. Donc il est toujours très fragilisé, très inquiet, et il s’appuie sur des relais importants pour lui. Il a certes le pouvoir à Istanbul, mais pas dans les structures de l’Etat. Les structures de l’Etat, ce qu’on appelle le derin devlet, « l’Etat profond », est contrôlé par les militaires, par les kémalistes, etc… L’AKP va arriver au pouvoir en recherchant le soutien d’un certain nombre d’acteurs, les intellectuels de gauche, libéraux, qui ne sont pas des islamistes mais qui voient en Erdoğan la possibilité d’une Turquie plurielle, plus en phase avec les demandes européennes, et des acteurs politiques qui s’opposent au kémalisme autoritaire. Des acteurs politiques qui sont aujourd’hui ou en exil ou en prison, et qui ont rompu avec l’AKP.
On va retrouver aussi comme alliés potentiels les Kurdes. R.T. Erdoğan va être l’homme politique qui va aller le plus loin dans le dialogue avec les Kurdes, en admettant qu’il y a un problème kurde et qu’il faut le régler. Il va reconnaître des droits aux Kurdes que jamais aucun gouvernement précédent n’avait ouvert. Il va faire des réformes autorisant la pratique de la langue, la possibilité de donner des noms kurdes, la possibilité de diffuser la radio, la télévision en kurde, etc… Cette ouverture va durer jusqu’à 2013-2014, et surtout 2015, lorsqu’aux élections législatives, le HDP fait perdre la majorité lors du premier tour des élections législatives. Conséquence immédiate, Erdoğan relance les tensions avec le PKK, qui provoque en un été des centaines voire des milliers de mort entre les forces militaires et les forces du PKK. On retrouve le niveau de violence qu’on avait dans les années 1990.
Troisième allié, la confrérie Gülen, qui avait déjà pénétré l’Etat turc grâce à l’ouverture des militaires après le coup d’Etat de 1980, ce qu’on appelle la synthèse turco-islamiste, où le pouvoir des militaires va vouloir réconcilier un pays au bord de la guerre civile, en donnant davantage de gages aux islamistes, en essayant de réconcilier le pays sous les deux piliers de la nation et de l’islam. Ils vont pénétrer le monde de la police, de la justice, etc… Et là aussi, il y a eu une rupture en 2013. Les gülenistes en savent beaucoup sur la corruption du régime. Erdoğan se méfie, cette méfiance ne cesse de s’accroître et c’est la rupture. Cela va pousser les juges gülenistes à révéler les histoires de corruption, et renforcer la violence de la répression, et cela se poursuit jusqu’à la tentative de coup d’Etat qui est attribuée aux gülenistes en 2016.
Enfin, le quatrième allié c’est l’Union européenne. L’UE est un allié depuis que Erdoğan arrive au pouvoir, parce que dès le départ, lui et ses proches vont avoir un discours de réalité, de franchise. Pour la première depuis que la Turquie est candidate à l’UE, un gouvernement ne nie pas les problèmes, qui identifie, qui fait le même diagnostique que les Européens sur les problèmes. Le problème des minorités chrétiennes, le problème de la question kurde, le problème chypriote, le problème du poids des militaires sur les affaires publiques. L’Europe est donc un soutien, une ressource aussi au pouvoir de R.T. Erdoğan, pour asseoir son pouvoir, pour faire pression sur les résistances en Turquie. Il veut démontrer que l’AKP est un parti politique conservateur, musulman, sur le modèle des pays chrétiens-démocrates tels qu’ils existent en Allemagne ou en Italie, et qui va faire les réformes et politiques et économiques exigées par l’UE.
Comment expliquez-vous la rupture entre l’Union européenne et la Turquie à l’aune des années 2010 ?
Tant que ce cercle vertueux fonctionne, R.T. Erdoğan se maintient au pouvoir, grâce à ces soutiens, mais aussi par les recettes de sa politique, et par des nouveaux moyens qu’il peut tirer de la croissance économique que connait le pays pendant dix ans. Cela permet au pays de se projeter hors de l’espace européen, de développer peu à peu un appétit sur le plan géopolitique. A partir du moment où l’Europe va commencer à s’opposer, à repousser aux calendes grecques l’adhésion de la Turquie à l’Europe, souvent d’ailleurs par des arguments culturels, culturalistes, religieux, les autorités turques se rendent compte que quelques soient les réformes qu’elles pouvaient faire, l’Europe leur opposerait toujours un brevet identitaire, surtout avec les oppositions systématiques du président Sarkozy et de la chancelière Merkel. Cela a été une faille dans ce cercle vertueux. Si l’Europe n’est plus un horizon probable, pourquoi faire des efforts ? Après tout, Poutine a lui la vie tranquille. Poutine met en place un régime qui ne s’accommode pas des exigences démocratiques et on ne l’embête pas. A partir du moment où l’Europe n’a plus été une carotte, elle n’a pas été capable d’être un bâton, d’où toutes les ambiguïtés, les ambivalences, de R.T. Erdoğan et de l’AKP vis-à-vis de l’Europe. A la fois on ne rompt pas officiellement la procédure de négociation, mais dans le même temps, on se méfie de l’Europe et on commence à élaborer une stratégie géopolitique alternative, avec une projection de la Turquie hors de son espace européen, qui est celui dans lequel elle développe ses activités économiques. Aujourd’hui la Turquie a des centres d’influence, des centres d’intérêts, qui ne sont pas des centres européens. Le monde de l’espace post-ottoman, le Caucase, l’Afrique, le monde arabe. C’est toute la doctrine d’Ahmet Davutoğlu, qui est cette idée que la Turquie aurait une carte à jouer si l’Europe ne s’ouvrait pas à elle.
On parle de ces années 2010 comme d’un point de bascule. Avant 2010, l’AKP a une politique attentiste vis-à-vis du football, où quelques maires AKP, notamment Melih Gökçek à Ankara, s’impliquent localement car ils dirigent les clubs municipaux. En 2010, avec les lois sur la prévention de la violence, l’AKP entre dans une nouvelle dimension grâce aux moyens politiques et économiques qu’il a accumulé pendant presque une décennie.
Les années 2000 c’est aussi une période de professionnalisation du football, une professionnalisation avec toutes ses dérives. Avant les années 2000, le fonctionnement sportif est presque artisanal. Par exemple le comité olympique est dirigé par un diplômé de Galatasaray, qui appartient à l’élite kémaliste, qui a un vieux rêve de voir Istanbul accueillir les Jeux olympiques. Mais on est dans le bricolage. R.T. Erdoğan va rapidement comprendre que le sport peut être une manière d’améliorer l’image de la Turquie à l’international, et il va donner un coup d’accélérateur à ce mouvement, grâce aux ressources économiques. Le comité national olympique bénéficie d’une loi faite sur mesure, qui permet de construire une maison olympique, d’embaucher des salariés, et cela s’accompagne d’une réforme et d’une professionnalisation des fédérations sportives, de la construction de nouveaux stades, de nouvelles salles.
J’ai notamment visité la Ülker Arena 1 avec les membres du comité olympique qui venaient évaluer la candidature d’Istanbul pour les JO de 2020. Je me rappelle avoir eu une discussion avec un journaliste anglais qui trouvait que c’était très sérieux, tellement professionnel que ça en devenait presque austère. C’est étonnant parce que les Turcs sont des bons vivants, mais ils prennent très au sérieux leur projet. Le dossier de candidature a été mené par une société anglaise, qui a fait le dossier de candidature pour Londres 2012. Donc il y avait vraiment en effort de professionnalisation, voire un excès de professionnalisation pour rendre crédible la candidature. Et ça s’est joué à rien, au dernier tour de l’élection.
Les années 2000, c’est un changement d’échelle dans le développement du sport professionnel en Turquie. Mais le sport amateur, et ça le pouvoir en est conscient, continue d’être peu pratiqué. Il y a un développement du sport de loisir pratiqué par les classes moyennes aisées, mais chez les classes populaires, le sport c’est plutôt devant la télévision, ou simplement pour aller faire de la marche. Tout cela malgré les incitations du ministère de la Santé, pour promouvoir la pratique sportive, malgré le nombre incroyable de machines, de parcours, tous ces espaces d’exercices physiques qu’on trouve dans tous les petits quartiers, et qui se sont rapidement dégradé parce que les gens s’en servent pour jouer, etc… Il y a un encouragement du pouvoir pour presser leurs électeurs issus des milieux populaires et conservateurs vers la pratique sportive, mais ça n’est pas encore dans l’esprit des classes populaires.
Pourquoi selon vous, la Turquie a échoué à accueillir l’Euro, les Jeux Olympiques, ou d’autres grosses compétitions ? Leurs candidatures ont enchaîné les échecs, encore récemment, et hors volley et basketball, il n’y a eu que peu de succès à l’international.
Il y en a eu quelques-uns : le volley, les sports de combats, et les sports on va dire traditionnels, comme l’haltérophilie, la lutte. Mais là où ils ont échoué, c’est sur les gros événements sportifs, ce qu’on appelle les « mega events » que sont les Jeux Olympiques, la Coupe de Monde de football et l’Euro de football. Ce sont les trois grands événements qu’ils ne sont jamais arrivé à organiser. Pour la Coupe du monde de football, ils n’ont jamais candidaté. Mais sur l’Euro, ils ont candidaté à quatre reprises 2, les JO ils en sont à six candidatures 3 Pour les premières candidatures, ils n’étaient pas prêts, très clairement. Ils candidatent pour se préparer, parce que la loi olympique les y oblige, mais ils ne sont pas prêts. Aujourd’hui, ils ont les infrastructures, ils ont les moyens d’accueillir ces grands événements, mais pourquoi ils n’y sont pas arrivés, c’est un ensemble de raisons.
La principale reste quand même l’incertitude de la santé économique du pays, qui par exemple a coûté les JO de 2020 à Istanbul. Au dernier moment c’est Tokyo qui l’emporte, alors que jusqu’au mois de février, Istanbul était devant. Peut-être qu’il y a aussi, et c’est ce que révèlent les dernières enquêtes, des histoires de corruption du côté de Tokyo, avec davantage de moyens pour corrompre certains électeurs. Sur le plan économique Tokyo apportait des garanties financières plus stables, plus solides que du côté de la Turquie.
On a beaucoup parlé du respect des droits de l’Homme comme étant la raison principale pour laquelle la Turquie n’avait pas accueilli l’Euro de football, et cela expliquerait sa défaite de justesse face à la France en 2016.
Non. Non car les droits de l’Homme, en Russie, en Chine ou au Qatar, ils ne sont pas non plus respectés, et eux ont obtenus ces grands événements. C’est peut-être une forme de naïveté qui a perdu les Turcs, en pensant qu’ils allaient avoir la meilleure candidature, un peu comme la France pour la candidature aux JO de 2012. Ils pensaient avoir le meilleur dossier, et peut-être n’ont-ils pas fait ce qu’il fallait faire, entre guillemets, c’est-à-dire aller jusqu’au bout négocier et peut-être faire des propositions peu respectueuses des normes et de l’éthique olympique. Il y a peut-être eu aussi des incertitudes sur le plan financier, et la peur du terrorisme bien entendu. Ces dernières années, la Turquie se retrouve dans une région qui est géopolitiquement très instable et très incertaine. Il est clair qu’aujourd’hui avec les conflits, la guerre en Syrie, les tensions avec l’Europe, on n’est plus du tout dans les mêmes configurations qu’au début des années 2000.
Aujourd’hui la Turquie commence à faire peur, elle inquiète, elle n’est plus cet allié fidèle au Moyen-Orient sur lequel on pouvait s’appuyer. Elle est un partenaire incontournable, la crise d’aujourd’hui montre que paradoxalement on ne peut pas rompre avec la Turquie, malgré les tensions. Jamais les relations politiques n’ont été aussi dégradé entre la Turquie et la France que la période actuelle. C’est un partenaire au sein de l’OTAN dont on ne sait pas jusqu’où on peut faire confiance, qui a acheté des missiles russes qui ne sont pas compatibles avec le système de défense de l’OTAN, mais l’OTAN n’a pas osé rompre non plus. Sur le plan économique comme sur le plan de la défense, on préfère avoir une Turquie dedans, qu’une Turquie dehors.
Aussi, on voit bien que l’interdépendance économique fait que, malgré les provocations, malgré le discours extrêmement virulent voire violent qu’ait pu avoir R.T. Erdoğan vis-à-vis de l’Europe, l’Europe n’a pas rompu, et Erdoğan ne cesse d’enjoindre les Européens à rompre. Et il voit bien que l’Europe ne bouge pas, car l’Europe a besoin de la Turquie, tout comme la Turquie a besoin de l’Europe. L’alliance de circonstances avec la Russie est elle aussi fragile, les Russes sont des adversaires en Syrie et en Libye. Mais dans ce jeu compliqué, délicat, R.T. Erdoğan va jouer d’un côté le rapprochement avec la Russie contre l’Europe, tout en sachant très bien que la Russie n’est pas un allié à 100 % et que c’est aussi un rival, un adversaire.
Sources
- Salle de basket qui accueille les matches de l’équipe de Fenerbahçe, inaugurée en 2012.
- La Turquie candidate en 2008 associé à la Grèce, et en 2012 comme seul pays d’accueil. En 2016, face à la France, le résultat final se joue à une seule voix. En 2020, elle perd largement au profit d’une compétition décentralisée dans toute l’Europe.
- Cinq candidatures pour les Jeux Olympiques d’été, en 2000, 2004, 2008, 2012, 2020 et 2024 ; et une pour les JO d’hiver, à Erzurum en 2026, dont le dossier a été écarté par le CIO avant même le vote.