Le principal défi juridique du droit du travail face au travail de plateforme est celui de la classification juridique. La distinction entre « salarié » et « entrepreneur indépendant » est aussi ancienne que le droit du travail lui-même, et elle est fondée sur des prémices qui s’adaptent mal hors du cadre de la « relation de travail standard ». Dans la relation standard, les travailleurs renoncent à leur autonomie et acceptent d’être subordonnés à l’autorité et à la discrétion de leur employeur en ce qui concerne le moment et la manière dont le travail est effectué, en échange d’une contrepartie financière. Les travailleurs de plateforme bénéficient d’un plus grand degré de liberté que les « salariés » traditionnels engagés dans une relation standard, dans la mesure où ils peuvent avoir le droit de décider quand travailler, ou même de ne pas travailler.
Mais d’autre part, les travailleurs de plateforme peuvent être, et sont souvent, aussi dépendants et précaires économiquement que les travailleurs engagés dans le cadre d’une relation standard, voire plus. Comment alors classer ces travailleurs atypiques ? La réponse est très importante car c’est elle qui détermine l’accès à de nombreux droits légaux clefs, y compris les protections du droit du travail et divers autres avantages sociaux. Pour réduire les coûts, augmenter la flexibilité et diminuer les risques juridiques, les entreprises cherchent à étiqueter les travailleurs comme entrepreneurs indépendants. Cependant, un dilemme se pose car, bien que les entreprises souhaitent placer les travailleurs hors de portée des lois protectrices du travail, elles souhaitent également garder le contrôle sur la performance et la qualité du travail.
Une spécificité canadienne : le concept d’entrepreneur dépendant
Au Canada plus qu’ailleurs, il s’est avéré difficile pour les entreprises de mener ce projet à bien en raison de la reconnaissance de longue date, tant dans la common law que dans certains statuts liés à l’emploi, d’une catégorie intermédiaire appelée « entrepreneur dépendant » [dependent contractor]. Cette catégorie trouve son origine dans un article publié en 1965 par le professeur Harry Arthurs dans une revue de droit, intitulé « The Dependent Contractor : A Study of the Legal Problems of Countervailing Power ».
Le professeur Arthurs y fait valoir que les entrepreneurs dépendants ont plus de points communs avec les salariés précaires qu’avec les véritables entrepreneurs. En particulier, leur relation avec l’entreprise qui leur fournit du travail est caractérisée par une dépendance économique et une inégalité dans le pouvoir de négociation. Arthurs fait valoir que puisque la loi sur les négociations collectives vise à corriger l’inégalité du pouvoir de négociation en permettant et en réglementant le contre-pouvoir des travailleurs, il existe de solides raisons politiques d’étendre la portée de la loi sur les négociations collectives aux entrepreneurs dépendants, tels que les chauffeurs de taxi, les chauffeurs de camion propriétaires-exploitants, les pêcheurs et d’autres travailleurs similaires qui sont théoriquement « indépendants » mais qui restent économiquement dépendants.
Au Canada, le pouvoir de réglementer le travail et l’emploi relève principalement du niveau provincial. En 1975, la loi sur les relations de travail de l’Ontario a été modifiée pour inclure « l’entrepreneur dépendant » dans la définition de « salarié ». D’autres provinces ont rapidement suivi l’exemple de l’Ontario. Cette réforme a ouvert la porte à des milliers d’entrepreneurs, notamment des danseurs, des chauffeurs de camion, des livreurs et des chauffeurs de taxi et de limousine, entre autres, pour qu’ils puissent adhérer à des syndicats et accéder à des négociations collectives réglementées par la loi.
Au début des années 1990, j’ai participé à une campagne menée par le Syndicat des détaillants, grossistes et grands magasins [Retail, wholesale and Department store Union] pour syndiquer quelque 5 000 chauffeurs de taxi à Toronto. Beaucoup de ces chauffeurs possédaient leur propre voiture, payaient leurs propres frais, avaient la possibilité de décider de leurs propres heures de travail et pouvaient même engager leurs propres chauffeurs de remplacement. La Commission des relations de travail de l’Ontario [Ontario Labor Relations Board, OLRB] a néanmoins statué qu’ils étaient des « entrepreneurs dépendants » salariés par les sociétés de distribution de taxis. La majorité des chauffeurs de plusieurs des plus grandes entreprises de Toronto ont voté en faveur de la syndicalisation et des certificats ont été délivrés au syndicat.
Syndicalisation des travailleurs de plateforme
Dans ce contexte historique, il n’est pas surprenant qu’en février 2020, l’OLRB ait statué que les chauffeurs travaillant pour la plateforme de livraison Foodora étaient des « salariés » et avaient le droit de se syndiquer. L’OLRB a statué que le travail était contrôlé par l’application Foodora, « en utilisant un algorithme développé, détenu et contrôlé par Foodora dans le seul but de faire progresser les intérêts commerciaux de Foodora ». Le fait que les chauffeurs puissent travailler pour d’autres plateformes à côté de Foodora n’a pas changé le résultat, car l’OLRB a reconnu que de nombreux salariés ont plusieurs emplois à temps partiel pour différents employeurs. Les chauffeurs de Foodora ont voté à près de 90 % en faveur de l’adhésion au Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), atteignant facilement le seuil de majorité pour l’accréditation syndicale en Ontario.
Foodora a répondu à la syndicalisation en annonçant son retrait total du Canada, ce qu’elle a fait en mai 2020. Le STTP a déposé une plainte pour pratique déloyale, alléguant que cette décision était une rétorsion illégale pour la décision de ses chauffeurs de chercher à négocier collectivement.
En janvier 2020, le syndicat United Food and Commercial Workers Union a déposé une demande d’accréditation pour représenter les chauffeurs Uber Black à Toronto. Un vote de certification a eu lieu en janvier, mais les résultats n’ont pas été annoncés en attendant le règlement du litige sur le statut des salariés et d’autres questions.
Le droit du travail
Si la catégorie des entrepreneurs dépendants a été introduite il y a longtemps dans la législation sur les négociations collectives, on ne peut pas en dire autant de la législation sur les normes fondamentales du travail. Néanmoins, les tribunaux du travail canadiens ont adopté une approche intentionnelle pour interpréter la législation sur les normes du travail, reconnaissant que la législation est destinée à être appliquée largement pour protéger le plus grand nombre de travailleurs possible.
En conséquence, de nombreuses décisions canadiennes constatent que les travailleurs classés comme entrepreneurs indépendants dans leurs contrats sont néanmoins des « salariés » et sont couverts par la législation, y compris les lois sur le salaire minimum. Certaines de ces affaires concernent des chauffeurs de taxi dont les revenus comprenaient les revenus des courses après dépenses, y compris les frais payés à une société de répartition qui relie les clients aux chauffeurs par radio.
Bien que la technologie utilisée dans les applications de plateforme d’aujourd’hui diffère de celle des radios traditionnelles de répartition des taxis, cette différence n’a probablement pas une grande importance en termes d’application des tests appliqués pour la classification des salariés canadiens. La structure de base est fondamentalement la même : un client contacte un service intermédiaire qui le relie ensuite à un chauffeur qui lui fournit le service. Le paiement du client est alors réparti entre l’intermédiaire et le chauffeur. Le service intermédiaire (une société de répartition, comme Yellow Cab, ou une société de plateforme, comme Uber) réglemente les caractéristiques de contrôle de la qualité pour protéger sa marque par l’application de règles d’apparence et de comportement. Les similitudes entre les chauffeurs de taxi classiques et les chauffeurs de plateforme d’aujourd’hui laissent présager que les commissions du travail canadiennes appliqueront un raisonnement similaire lorsqu’elles seront appelées à décider si ces derniers sont des « salariés » couverts par la législation sur les normes du travail.
Cette question précise est soulevée dans une action collective intentée en Ontario en janvier 2017 au nom des conducteurs de Uber, qui invoquent diverses violations de la loi ontarienne sur les normes d’emploi. Uber a répondu en faisant valoir que l’action devait être rejetée parce que le contrat standard d’Uber que tous les conducteurs acceptent lorsqu’ils cliquent sur l’application comprenait une clause d’arbitrage obligatoire exigeant que les litiges, y compris les réclamations légales, soient tranchés aux Pays-Bas. En juin 2020, dans l’affaire Uber c. Heller, la Cour suprême du Canada a rejeté cet argument, estimant que la clause d’arbitrage était nulle parce qu’elle rendait l’accès à l’arbitrage effectivement impossible pour les conducteurs de Uber, et que la Cour d’appel avait estimé que les clauses d’arbitrage équivalaient à une sous-traitance illégale de la législation sur les normes du travail. La décision Heller ouvre la voie à la procédure collective pour savoir, en fin de compte, si les conducteurs de Uber sont des « salariés » au sens de la législation sur les normes du travail. Le monde du droit du travail suivra de près ces procédures dans les mois à venir.
En résumé :
- Dans plusieurs provinces du Canada, depuis 1975, est reconnu un statut spécifique d’« entrepreneur dépendant ».
- Grâce à ce statut, en février 2020, les livreurs Foodora d’Ontario ont obtenu le droit à la représentation syndicale collective, mais Foodora a répliqué en terminant ses activités au Canada.
- Concernant l’accès direct aux normes du droit du travail, les prétentions d’Uber à délocaliser le litige aux Pays-Bas a été rejetée par la justice canadienne en juin 2020, mais le fond n’a pas encore été tranché.
Cet article fait partie d’une série de publications consacrée au statut juridique des travailleurs des plateformes, après une note de synthèse en février, un commentaire d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en mai, en juin, d’une procédure exceptionnelle contre Uber Eats en Italie et, ce mois-ci, de la situation en Uruguay.