Paul Samuelson affirmait que le seul résultat d’économie qui soit à la fois vrai et non trivial reste la théorie des avantages comparatifs de Ricardo : le libre échange conduit chaque pays à se spécialiser dans ce qu’il fait le mieux, au bénéfice de tous. Vos travaux le confirment-ils ?
Les travaux en commerce international reposent beaucoup sur la logique des avantages comparatifs, qui reste un cadre d’analyse utile pour comprendre le commerce entre les pays riches et les pays émergents. Les explications standards en sont tout à fait tributaires, et pour ce qui concerne la fragmentation des processus productifs, nous les comprenons au fond comme une extension de cette logique des avantages comparatifs, poussée à l’extrême : il ne s’agirait plus d’une spécialisation dans la production de biens spécifiques, comme chez Ricardo, mais dans des compétences, dans des étapes de production toutes entières.
Aux bénéfices liés à la spécialisation sur des avantages comparatifs, s’ajoutent des économies d’échelle qui expliquent une tendance à la concentration de l’activité et de la production de valeur à des niveaux très importants.
Donc oui, cette logique reste centrale, pour mes travaux et pour la pratique du commerce international. Ce qui a peut-être changé par rapport à la vision de Samuelson relève moins des sources des gains à l’échange que d’une prise en compte plus systématique des inconvénients et des limites de la spécialisation. L’idée de l’efficience de l’avantage comparatif était puissamment ancrée dans la discipline économique. Mais, si les gains à l’échange restent très importants, on a beaucoup insisté depuis une vingtaine d’années sur les limites, les conséquences, les défaillances de marché que produit cette spécialisation.
Il y a donc eu un petit basculement : on s’intéresse beaucoup plus aujourd’hui aux failles qu’on a pu le faire il y a une vingtaine d’année. J’ai commencé mes travaux en 2000, c’est-à-dire l’année de la publication en France du livre de Krugman La Mondialisation n’est pas coupable ! Un contexte qui explique peut-être que j’ai continué dans cette veine. Depuis, les travaux en commerce international se sont beaucoup plus intéressés à la question du partage des gains du libre-échange.
Votre travail consiste donc à préciser que les avantages de la spécialisation internationale « à outrance » viennent avec un coût : quel est-il ?
La contrepartie qui a pu être négligée, ou qui est en tout cas aujourd’hui au cœur du débat, est la question du partage du risque. Quand on a une économie qui, grossièrement, pousse à l’extrême le modèle théorique ricardien, dans laquelle chaque pays produit uniquement les biens ou étapes de production dans lesquels il a un avantage comparatif, la concentration de l’activité devient extrêmement forte.
Cette concentration de l’offre produit des risques jusque-là peu identifiés, puisque l’économie dans son ensemble est plus exposée à des chocs d’offre spécifiques : si une seule entreprise produit des masques de protection pour le monde entier, cela signifie que le marché du masque chirurgical est entièrement exposé à un risque idiosyncrasique sur l’entreprise qui les produit. Cela est vrai de manière plus générale : pour des risques idiosyncrasiques spécifiques à l’entreprise, pour des risques pays de type géopolitique, etc.
Historiquement, on retenait plutôt l’idée inverse, le commerce international étant considéré comme une source de diversification des risques de demande. En produisant à la fois pour le marché domestique et pour les marchés étrangers, s’opère une forme de partage du risque : si le marché domestique se porte mal, la demande du reste du monde peut compenser. Ainsi la théorie macroéconomique standard considère comme un bénéfice supplémentaire du commerce ce partage des risques liés aux chocs de demande.
Néanmoins, ce que mes travaux essayent de montrer est la contrepartie occasionnée sur l’autre versant des marchés : la concentration de l’offre sur un petit nombre d’entreprises va aussi augmenter l’exposition à des risques d’offre, un coût important lié à la mondialisation et qui devrait être pris en compte.
Dans les réseaux complexes des chaînes de valeur contemporaines, qui concentrent les processus de fabrication plus que jamais, quel est l’effet d’un choc idiosyncratique ?
L’effet d’un tel choc correspond à ce qu’on observe dans n’importe quel graphe en théorie des réseaux, c’est-à-dire qu’en premier lieu le choc va se répandre dans toute la chaîne, et ensuite certains mécanismes d’absorption naturelle vont le contenir.
Cette absorption peut être liée à des phénomènes assez naturels de diversification du risque – il suffit par exemple d’avoir deux fournisseurs à un niveau de la chaîne, pour que les difficultés de l’un puissent être compensées par un supplément de production de l’autre –, ou alors à des phénomènes de recompositions de la forme du réseau elle-même, qui s’ajuste en conséquence du choc. Pour ce dernier phénomène il y a assez peu de preuves empiriques, puisqu’il y a peu de données statistiques sur ces chaînes de valeur.
Ce qui semble néanmoins être le cas est que ces mécanismes d’absorption automatiques sont assez limités, puisqu’un certain nombre de chaînes de valeur ne contient qu’un acteur à certains points de la chaîne, probablement car elles requièrent énormément d’investissements spécifiques – par exemple, il faut investir beaucoup pour être fournisseur d’un grand groupe automobile, ce que peu d’entreprises peuvent se permettre. Ce sont donc des chaînes de production très concentrées, avec peu de diversification du risque.
Un autre phénomène qui relève plus de la gestion d’entreprise est l’effet de la production en flux tendu, qui était une méthode managériale importée du Japon et qui est aujourd’hui largement utilisée dans les multinationales européennes ou américaines. Ces méthodes de gestion des stocks suppriment les amortisseurs à tous les points de la chaîne : la propagation d’un choc est donc d’autant plus rapide qu’il n’y a en fait que deux ou trois jours de stocks dans les entreprises, faisant qu’une grève ou un problème à un point de la chaîne affecte toute la chaîne en quelques jours.
On l’a vu dans le cas du Covid-19, le secteur automobile a été très rapidement mis à l’arrêt, d’abord du fait de la fin de la demande, mais aussi de l’approvisionnement en intrants.
Vous montrez aussi dans vos travaux que la spécialisation des échanges a un autre effet : elle tend à grossir les quelques grosses entreprises nationales qui exportent, les happy few, et donc à rendre nos économies encore plus « granulaires ».
À quel type de problème a-t-on affaire ? Est-ce un problème de concurrence, de concentration, de politique industrielle, de stratégie nationale ?
D’après moi, c’est un effet inhérent à la sélection opérée par la concurrence induite par le commerce international. Théoriquement, parmi un groupe d’entreprises hétérogènes, la concurrence sélectionne les meilleures – au sens d’entreprises les plus productives, qui payent mieux, emploient beaucoup, etc. – et fait sortir les moins bonnes, ce qui est économiquement efficient, et plutôt vérifié dans les données.
D’abord, avant même de parler d’un problème de concurrence, cette sélection introduit de la volatilité supplémentaire puisqu’on a un phénomène typique de granularité : dans une économie granulaire, la loi des grands nombres ne s’applique plus, les chocs qui affectent les plus grosses firmes ne se compensent pas avec les chocs qui affectent les plus petites. Donc par un phénomène purement statistique, la volatilité de l’économie s’intensifie du fait que les chocs qui affectent Renault ou Peugeot aujourd’hui deviennent des chocs macroéconomiques, alors que les chocs qui affectent les nombreuses petites entreprises restent des chocs localisés sans conséquences macroéconomiques.
Ce problème statistique est un problème important, qui implique que pour comprendre la volatilité du PIB aujourd’hui, il faut aller regarder ce qui s’est passé effectivement chez Renault ou Peugeot : une bonne ou mauvaise décision de leur part n’est pas simplement un problème de gouvernance d’entreprise, de microéconomie, mais un problème pour toute l’économie. Cela crée une forme d’externalité, puisque par leur taille ces entreprises créent de la volatilité supplémentaire. Ce premier point est donc simplement le pendant de l’efficience liée à la sélection des firmes par la concurrence.
Ensuite, il faut aussi considérer un autre élément, qui constitue à mon sens un risque beaucoup plus important. De fait, si la sélection des meilleures firmes est une très bonne chose et qu’il faut laisser croître les entreprises les plus productives, à un certain moment leur taille risque de les faire bénéficier de rentes de monopole, et donc de créer des distorsions de la concurrence – celle-là même qui les a fait émerger quand elle fonctionnait.
C’est un autre problème que celui de la granularité, mais je pense qu’il est crucial. On peut en effet se satisfaire d’un monde très granulaire si cela permet des gains d’efficience très important, mais ce n’est pas du tout gagné. Par exemple, les États-Unis connaissent des problèmes de concurrence très importants, comme l’ont montré les travaux de Thomas Philippon 1.
L’Europe se porte plutôt mieux puisque la construction européenne a été historiquement très axée sur les questions de concurrence, mais nous ne sommes pas à l’abri du risque puisque le fonctionnement de l’économie actuel pousse à la concentration de l’activité – que ce soit via la mondialisation, comme on l’a vu, ou via certaines évolutions technologiques, qui permettent le développement de marchés qui par nature sont très peu concurrentiels, comme les marchés des plateformes par exemple.
C’est aussi pour cela, sans revenir sur le sujet des relocalisations tel qu’il apparaît régulièrement en unes des journaux, qu’il me semble important de rappeler qu’il faut faire attention à quelles entreprises nous soutenons, car même théoriquement, c’est très ambigu : les grosses entreprises sont aussi les plus productives, et il est bien d’avoir des champions nationaux qui créent de l’emploi, de l’innovation, bref, toutes sortes d’externalités positives, mais cela pose aussi un vrai problème concurrentiel, à ne pas négliger.
On sait aussi que, parallèlement, pour tout ce qui concerne la politique industrielle et la politique commerciale, les effets du lobbying sont très importants. Donc les politiques industrielles, étant très affectées par la pression des lobbies, ne sont pas forcément pour le bénéfice du consommateur.
Il y aurait donc un argument pour faire des politiques publiques discriminantes selon la taille des entreprises ? Ne tiendrait-on pas là une explication de ce qui n’aurait pas marché dans le CICE et autres politiques d’abattement de charge autour des bas salaires, par exemple ?
C’est une autre question ouverte, puisqu’il y a des arguments dans les deux sens, et il faut donc nuancer cette interprétation de la littérature.
Le premier veut que s’il s’agit de préserver des entreprises très productives et innovantes, pourquoi pas en effet arroser les grosses entreprises. D’autant que cet argent est supposé « ruisseler » et bénéficier à des plus petites entreprises puisque les grosses entreprises sont aussi celles qui ont le plus externalisé, qu’elles ont beaucoup de fournisseurs et donc qu’elles sont très centrales dans les réseaux d’entreprises.
Cet argument comporte néanmoins deux risques : d’une part, en créant des champions nationaux, on renforce la granularité de l’économie, donc on crée plus de volatilité, on devient plus dépendants d’eux au niveau macroéconomique, et d’autre part, encore une fois, il y a un risque concurrentiel notamment car ces grosses entreprises ont des relations avec leurs nombreux fournisseurs qui, on le sait de manière anecdotique, se font dans une concurrence très limitée.
Les risques concurrentiels qui pèsent sur ces relations font qu’il est assez difficile de mesurer à quel point aider Renault soutient automatiquement les équipementiers français.
Vous l’avez dit, la spécialisation du commerce international n’a pas été l’occasion d’une si grande mutualisation du risque que cela, et surtout, la loi des grands nombres ne marche pas puisque certains acteurs sont plus systémiques que d’autres. Vos travaux plaident donc pour une composante très microfondée des modèles macro ?
Oui, tout à fait. Le premier papier que j’avais fait sur le sujet, qui cherchait à estimer ce que les volatilités macroéconomiques d’une part et microéconomiques d’autre part expliquent, estimait que c’est moitié-moitié !
Cela veut dire qu’aujourd’hui, dans la macro traditionnelle, tous les modèles néo-keynésiens – utilisés dans toutes les banques centrales – vont au mieux capter et expliquer 50 % de la volatilité. Il est donc très important d’intégrer systématiquement ces composantes granulaires : sans nécessairement avoir des modèles avec de très forts niveaux d’hétérogénéité, il est fondamental de tenir compte de la réponse hétérogène de l’économie du fait de la présence de ces gros acteurs.
S’il est clair que la crise du Covid-19 constitue un choc massif, prenons l’exemple d’un choc plus local. Dans une note récente à l’IPP, vous examinez l’impact du Brexit. Comment considérer son effet dans les chaînes de valeur ?
Dans ces questions de réseau, il faut distinguer les chocs permanent et temporaire : on s’attend à ce qu’un choc permanent modifie la forme du réseau, là où les chocs temporaires ne l’affectent probablement pas, et permettent de considérer l’ampleur de l’exposition au choc à partir d’une certaine forme « donnée » du réseau. Le Brexit constitue très probablement un choc permanent, il affecte le réseau européen durablement.
La question porte donc sur l’ampleur de cette reconfiguration et le temps qu’elle prendra. Les investissements déjà effectués au Royaume-Uni justifieront-ils d’y maintenir une présence malgré les nombreux coûts supplémentaires occasionnés ?
De fait, même si le Royaume-Uni négocie un accord de libre-échange avec l’Europe, le coût sera énorme pour les chaînes de valeur du fait des procédures douanières, coûts qui s’accumulent beaucoup – il n’y a qu’à se figurer le nombre de camions qui partent de Normandie chaque jour pour rejoindre l’Angleterre. Il faut donc attendre pour observer les effets complets du choc.
Dans la note IPP, nous étudions les nouveaux investissements faits en Angleterre, et mettions en lumière un effet très précoce du Brexit, immédiatement après le vote sur le Brexit et avant même que le risque ne se réalise. L’incertitude engendrée par le vote a eu des effets rapides sur les investissements et les entreprises britanniques, preuve indirecte que le réseau s’ajuste assez rapidement, même si les effets complets agrégés ne sont pas encore identifiables. Le coût sera très important, y compris pour le Royaume-Uni.
Votre analyse et la mise en garde qui en ressort portent sur la résilience de nos systèmes, et indirectement posent aussi la question de l’autonomie des marchés nationaux. Néanmoins, le problème de forte concentration du processus productif est facilement perçu comme un problème d’extension de la mondialisation. Ne craignez-vous pas que la mise à l’agenda de l’arbitrage que vous soulignez entre gains à l’échange et fragilisation du système ne se fasse que chez les avocats du protectionnisme et de la relocalisation ? Au fond, n’y a-t-il pas un risque, en l’absence de discours concurrent portant le même message, que les défenseurs de la relocalisation s’emparent du sujet de manière exclusive ?
Je pense qu’il faut être très nuancé. Je n’ai pas toute la réponse, mais il est vrai qu’on observe des relents très protectionnistes : la mondialisation a tous les défauts et la « solution miracle » s’appelle la relocalisation… C’est en fait une non-solution, qui ne veut rien dire.
La seule chose que j’essaye de faire, modestement, c’est un peu de pédagogie : il y a différents problèmes liés à la mondialisation, celui de la résilience, de l’emploi, des déséquilibres des comptes courants en Europe, des externalités environnementales, etc. Face à cette multitude de problèmes, l’économiste préfère simplifier et traiter chacun d’eux en envisageant les meilleures solutions distinctement. J’ai le sentiment que c’est un peu le contraire qui se passe aujourd’hui, tous les problèmes de la mondialisation seraient résolus d’un coup par une espèce de relocalisation, sans que l’on sache très bien ce que cela veut dire…
J’essaye donc de savoir si ce qu’on appelle relocalisation – qui de fait est de la politique industrielle et donc de la subvention à la création d’activité en France – résout tel ou tel problème précis de la mondialisation. In fine, il ressort qu’il n’y a que très peu de problèmes pour lesquels une politique industrielle ciblée soit une bonne solution, à part peut-être les questions de résilience ou d’externalités environnementales – qui dans les deux cas nécessitent un ciblage si fin qu’il est très difficile de l’envisager sérieusement.
Donc je reste très sceptique : ce n’est pas une solution miracle, et au fond tout le monde le sait, simplement il est rare d’avoir un peu de précision sur cet outil et ce qu’il veut dire. Je plaide donc pour une meilleure identification des problèmes et pour des réponses précises dans le débat public.
De même, n’avez-vous pas le sentiment qu’en France, voire en Europe avec la question des déficits qui se creusent et malgré un timide « moment Hamiltonien », cette question stratégique est surtout posée par les nationalistes, non sans un certain style populiste ?
Exactement, et cela menace directement les possibles avancées qui peuvent se faire aussi au niveau européen. C’est pour cela que j’insiste pour séparer les problèmes : certains sont français, d’autres sont européens. Par exemple, le chômage est un problème français, alors que les déséquilibres courants sont un problème européen.
Si l’on veut résoudre le problème du chômage en France, oui, bien sûr, on pourrait essayer de récupérer de l’activité en Allemagne pour la ramener en France, subventionner, etc. – mais je ne suis pas sûr qu’on sache très bien faire.
Pour ce qui est des déséquilibres courants, le problème est très bien identifié : certains pays sont en déficits, d’autres, comme l’Allemagne, sont excédentaires. Du fait de l’union monétaire, l’ajustement par le taux de change est impossible. C’est le problème de fond dans la situation macroéconomique en Europe aujourd’hui, c’est-à-dire un problème de prix relatifs combiné à des déséquilibres persistants entre épargne et investissement dans un grand nombre de pays.
Dans les deux cas, même si je n’ai pas la solution, je ne pense pas qu’elle passe par du protectionnisme, qui ne peut qu’empirer la situation. Si l’on commence à vouloir « voler » les entreprises allemandes, la réponse empirera le problème – si l’Allemagne réduit le salaire minimum ou améliore encore les prix relatifs allemands, tout le monde va y perdre. Voilà le problème très délicat, très européen, auquel les solutions souverainistes ne répondent pas !
Il est de la responsabilité des économistes de rappeler qu’il n’y a pas de solution sans coopération européenne. Je n’ai jamais entendu parmi les voix pourtant très divergentes des économistes d’argument convaincant pour une solution qui ne soit pas au niveau européen.
Peut-on expliquer le succès de l’Allemagne, et la croissance des pays de l’Est, par le développement, après la chute du mur, de chaînes de valeur qui les relient ?
Il est assez net que l’Allemagne, ou l’Autriche d’ailleurs, ont beaucoup plus développé leurs relations avec les pays d’Europe de l’Est que la France, l’Italie ou l’Espagne. Néanmoins, il est assez difficile de savoir ce qui préside à ce rapprochement. On sait que les aspects culturels – la langue et l’héritage de l’Empire Habsbourg grosso modo – comme la proximité géographique jouent beaucoup en commerce international, mais cela reste une vraie question.
Il y a entre autres la question des rapprochements sectoriels : par exemple le secteur automobile français, qui était déjà très fragmenté, a pu s’implanter plus facilement en Europe de l’Est – l’assemblage des véhicules français se fait en Slovaquie et dans le reste de l’Europe de l’Est –, du fait des opportunités créées par l’ouverture à des pays avec des taux de salaire relativement faibles, permettant des économies sur les étapes de production les plus intensives en travail. Cela a été probablement plus facile pour l’Allemagne, spécialisée dans l’industrie lourde déjà très fragmentée. Les entreprises allemandes ont donc plus naturellement investi en Europe de l’Est : l’externalisation y est plus évidente que dans les entreprises françaises.
Je ne suis pas sûre de ce que l’Allemagne a mieux fait que la France, ni quelle politique économique pourrait renforcer notre intégration dans ces chaînes, mais il faut réaffirmer que le protectionnisme empêche précisément l’externalisation vers l’Est qui a largement contribué à la compétitivité allemande. Encore une fois, les effets du commerce sont ambigus dans nos économies très interdépendantes, où augmenter ses importations d’un côté aide à exporter de l’autre.
Je travaille aujourd’hui beaucoup sur des questions de frictions informationnelles : est-ce plus facile de rencontrer des fournisseurs en Estonie quand on est en Allemagne que quand on est en France ? Je pense que cela participe de la réponse aussi, mais ce sont des éléments très difficiles à mesurer ; il faut un peu croire au modèle !
L’économiste américain David Autor a parlé d’un « choc chinois » pour désigner l’effet de la concurrence chinoise sur certaines régions des États-Unis. S’agit-il d’un effet pervers du libre-échange ?
Que ce soit pour David Autor ou moi, et en général pour les économistes du commerce international, il s’agit surtout d’un choc qui permet d’identifier beaucoup de choses grâce à des ajustements massifs en très peu de temps. En effet, quand les marchés mondiaux sont bouleversés par l’arrivée d’un acteur aussi important, c’est une opportunité magnifique pour l’économètre d’avoir des chocs très bien identifiés !
Plus fondamentalement, je considère l’ouverture de la Chine au commerce international à la suite de son intégration à l’OMC en 2001 comme une chance sans pareille pour une partie importante de la population mondiale de devenir plus riche plutôt que comme un effet pervers ! Ici je redeviens très ricardienne : je pense que les Chinois ont beaucoup profité du commerce international, puisqu’une croissance durablement supérieure à 10 % crée évidemment de la richesse, et sort une grande partie de la population de la pauvreté, ce dont on peut se réjouir.
Aux États-Unis comme en Europe, le choc chinois a en fait été très spécifique, du fait de la rapidité et de la taille de celui-ci – pas seulement pour le bon plaisir des statisticiens. Les réallocations d’emplois, l’élasticité de l’offre de travail si essentielle dans nos modèles macroéconomiques, devaient se faire très rapidement, en moins de 10 ans.
Cependant, les gens ne changent pas si facilement d’entreprises, et encore moins de région. Ce que le « choc chinois » a montré, c’est que les problèmes de mobilité de la main d’œuvre sont très sérieux, et pourtant largement négligés dans les modèles de commerce qui ne s’intéressent souvent qu’au point de départ et au point d’arrivée sans se soucier de la transition entre ces états.
En effet, la théorie fait l’hypothèse que les nouveaux travailleurs remplacent les retraités de manière optimale, en étant réalloués à des secteurs différents ; ce n’est évidemment pas ce qui s’est passé sur la décennie. Nous n’avons pas eu cette réallocation harmonieuse, mais au contraire, un effet massif sur le chômage – le travail d’Autor a été répliqué en France et on trouve les mêmes choses.
Quand on regarde la structure de l’emploi ou de la valeur ajoutée en France en 1995, et que l’on compare les taux de croissance à l’export et à l’import pour identifier les départements exposés à la concurrence chinoise et ceux qui profitent de l’augmentation de la demande d’exportation, on obtient deux ensembles disjoints : le Nord-Est souffre massivement de l’exposition à la concurrence des importations des pays émergents, et le Sud-Ouest et la Bretagne bénéficient beaucoup des opportunités d’exportations.
Pas besoin d’économétrie très avancée pour tirer les conclusions d’un tel choc sur 15 ou 20 ans : ceux qui se retrouvent au chômage en Moselle en payent le coût, et ceux qui en profitent sont en Bretagne ou dans le Sud-Ouest. Le problème des inégalités est visible à partir d’une simple carte, où l’on identifie les gagnants et les perdants d’un coup d’œil, ce qui est précisément ce qu’a fait Autor aux États-Unis.
Néanmoins, il faut garder en tête que ces résultats ne sont intéressants qu’à l’équilibre partiel alors qu’on a eu tendance un peu facilement à en parler comme une preuve de l’échec de la mondialisation. Les coûts liés à la lenteur des réallocations doivent être comparés aux gains en termes de pouvoir d’achat.
Par ailleurs, il faut être prudent vis-à-vis des analyses qui reconnaissent dans les conflits de balances commerciales uniquement des conflits distributifs. Il est évident que la question des inégalités inhérentes au commerce a été négligée, et je peux comprendre la polarisation des opinions sur la mondialisation rien que du fait de ces inégalités : il est très évident qu’il y a des gagnants et des perdants et qu’on ne redistribue pas suffisamment.
Si on en venait à déconcentrer les chaînes de valeur, de sorte que la fragilité du système ne dépasse pas les avantages qu’il procure, ne risque-t-on pas de faire s’éloigner la perspective de développement des pays les moins développés ?
Quand de notre côté nous parlons de déconcentration, donc de relocalisation et de résilience, nous pensons à l’échelle européenne – voire aux pays du Nord de l’Afrique auxquels nous sommes déjà très intégrés, mais pas à l’échelle nationale en tout cas. Mais en fait, nos chaînes de valeur sont déjà très européennes, et très régionales en générales. Par exemple les chaînes de valeur où la Chine est massivement implantée sont celles d’Asie du Sud-Est. Nous sommes donc déjà à un niveau élevé de concentration, qui permet par ailleurs de bénéficier d’avantages comparatifs importants du fait de la diversité des économies européennes.
Si nous sommes donc déjà concentrés à l’échelle européenne, nous pourrions imaginer une déconcentration au-delà de l’Europe, et donc envisager pour certains secteurs des dépendances plus faibles aux intrants chinois.
Dans notre note IPP la plus récente, nous montrons que 3,2 % de la production des entreprises françaises rémunère des intrants chinois en moyenne, avec des maxima à plus de 10 % – dans le textile, les équipements ou l’électronique –, de sorte qu’un choc négatif de 10 % sur la production chinoise pourrait réduire le PIB français de 0,3 % uniquement à travers les chaînes de valeur, auxquelles participent un petit nombre d’entreprises ! Un tel choc serait suffisant pour réduire la croissance de 0,2 % sur le premier trimestre 2020. Néanmoins, une telle déconcentration aurait un coût très élevé en terme de prix côté européen.
La Chine quant à elle constitue un marché très grand, où le processus de croissance est engagé et où les salaires ont augmenté, de sorte qu’elle pourrait se suffire. Mais très peu de pays ont réussi à intégrer les chaînes de valeur aussi massivement que la Chine, et donc elle serait la seule à supporter un tel désengagement européen.
De fait la question se pose plus pour l’Afrique et les pays qui sont les plus en retard, qui ne sont pas encore parvenus à participer aux chaînes de valeur. Pour le Vietnam, le Bangladesh, la Thaïlande, sans parler de l’Afrique, la participation aux chaînes de valeur est elle-même très granulaire, concentrée sur de rares entreprises.
Néanmoins, dans le cas idyllique suggéré par les modèles, une participation aux chaînes de valeur même embryonnaire permet des transferts technologiques, de l’apprentissage, qui permettent d’intensifier cette participation et d’en tirer des gains en terme de croissance. Cela commence souvent par de très petites participations, très idiosyncrasiques, comme dans le cas du Vietnam qui a commencé avec des pièces de moto très spécifiques, puis s’est très rapidement intégré du fait du développement de son industrie électronique, à travers des investissements directs coréens qui ont profité de l’abondance d’une main d’œuvre bas salaire pour implanter nombre d’usines d’assemblage de smartphones – notamment Samsung.
Ainsi, remettre en question le fonctionnement des chaînes de valeur revient aussi à remettre en question les chances d’autres pays de s’insérer dans ces chaînes, en effet. Voilà un problème dont on parle peu, comme nous sommes assez centrés sur les nôtres, mais c’est un vrai enjeu en terme de développement.
Le dernier World Development Report de la Banque mondiale porte justement sur les chaînes de valeur et les gains qu’en tirent les pays moins développés. Il y a donc un risque très important, oui.
Cette question rejoint au fond la question centrale de l’économie du développement sur la possibilité d’une croissance qui profite aussi aux plus pauvres.
De fait, il y a beaucoup de travaux en ce moment sur les pays les moins intégrés et comment y favoriser les appariements, c’est-à-dire le début, la formation de chaînes de valeur à l’échelle très locale.
Cette question est un vrai enjeu d’économie du développement, parmi d’autres – à partir par exemple de la question de l’insertion dans des modes de production manufacturière basiques, de la question des infrastructures, etc. Au fond, les « essentiels » requis pour s’intégrer à l’économie de marché internationale qui a un mode de fonctionnement ultrasophistiqué et nécessite des infrastructures importantes.
Les économistes du développement tendent justement à montrer que les chaînes de valeur sont une chance puisqu’il n’y a pas besoin de développer toute l’industrie, il suffit de rentrer de manière marginale pour avoir un effet décisif. Le premier pas a néanmoins un coût élevé du fait de ces infrastructures et de la logistique très sophistiquée qu’elle requiert : quand on entre dans une chaîne de valeur, la logistique ne peut pas être approximative, au vu du degré de sophistication auquel sont parvenues les chaînes européennes par exemple. L’accès aux chaînes de valeur et les raisons de l’exclusion durable qui pèse pour certains pays reste une question très ouverte en économie du développement.
Entre la crise du Covid-19, le Brexit, les États-Unis qui font le choix de la guerre des tarifs avec l’UE comme avec la Chine, les relations multilatérales qui ne sont apparemment plus une évidence, comment imaginez-vous la recomposition des chaînes de valeur à l’avenir ?
Je pense tout d’abord que nous avons de la chance en Europe du fait de la concentration de nos chaînes que j’évoquais. L’Union Européenne fait certes face à des défis majeurs, mais j’ai le sentiment, peut-être trop optimiste, que les pays sont encore assez conscients du bénéfice à tirer du marché commun. Peu de gens, à part les extrêmes, le dévalorise. Même Boris Johnson fait de la question de l’accès au marché une priorité !
L’Europe a la chance d’avoir un marché énorme, avec encore une fois des économies assez diverses, permettant des chaînes de valeurs assez optimisées sur une échelle géographique relativement faible, avec un début de régulation sur les questions environnementales, etc.
Si la multiplication des positions souverainistes ou protectionnistes n’est jamais une bonne nouvelle, j’ai l’impression que l’Europe dans son ensemble reste très libre-échangiste. Je n’ai par exemple pas l’impression que l’Union Européenne ait glissé vers des positions protectionnistes pendant la guerre sino-américaine, ce qui est plutôt une bonne chose à mon avis – néanmoins, il n’est pas impossible que ce ne soit pas l’avis de la plupart des Européens et donc que cette position ait été antidémocratique.
Enfin, la concentration des chaînes de valeur peut-elle aussi constituer un enjeu de développement durable ?
Pour le développement durable, il s’agit moins d’une question de concentration que de géographie – la concentration permet tout de même des gains de productivité, qui sont bons pour l’environnement. La question se pose évidemment, et n’est pas suffisamment traitée en parallèle des questions de libre-échange.
Je suis par exemple convaincue que nous devrions avoir une politique commerciale beaucoup plus proactive sur les questions environnementales, qu’il faut taxer les biens selon leur contenu en CO2. Sans cela, le marché du carbone ne fonctionnera pas et l’on continuera de produire les biens les plus polluants à l’étranger. Donc en effet, du point de vue de l’externalité environnementale, il est flagrant que le système est sous-optimal. Après, si l’on ramène des étapes de production polluantes en Europe, on produira évidemment plus polluant…
Nous avons donc besoin d’aligner notre politique commerciale avec les enjeux environnementaux, ce qui n’est pas encore du tout le cas aujourd’hui – c’est incroyable qu’aujourd’hui à l’OMC on ne parle pas du tout d’environnement ! Les deux sont si intriqués, cela devrait aller de soi.
Sources
- Thomas Philippon, The Great Reversal : How America Gave Up on Free Market, Harvard University Press, 2019. Le livre montre que le marché européen est aujourd’hui plus concurrentiel et mieux régulé que le marché américain, ce qui constitue un vrai « renversement » historique. Une des causes de la concentration des marchés américains mise en avant par l’auteur est l’ampleur du lobbying américain.