Le remplacement d’un dispositif spécifique au marché français : l’ARENH

Entrant dans sa dixième année d’existence, l’ARENH fut instituée en réponse aux préoccupations concurrentielles liées à la détention du parc nucléaire français par le seul opérateur historique EDF, perçue par la Commission européenne comme un obstacle au développement de la concurrence et notamment à l’émergence d’un marché concurrentiel de la fourniture d’électricité 1. Expirant en 2025, ce dispositif de régulation asymétrique reconnaît aux fournisseurs concurrents d’EDF un droit d’accès annuel à un quart (100 TWh) de la production du parc nucléaire « historique » détenu par EDF 2, à un prix réglementé calé sur ses coûts (42€/MWh). Entaché de nombreux dysfonctionnements, dont son volume plafonné à 100 TWh qui fut insuffisant pour répondre aux demandes des fournisseurs pour les années 2019 et 2020, son prix statique et inchangé depuis 2010, ainsi que son optionalité permettant l’arbitrage avec les marchés de gros lorsque le prix de marché chute sous les 42 €/MWh, cet approvisionnement hors-marché spécifique au secteur français de l’électricité s’articule difficilement avec le marché intérieur de l’électricité.

Un financement du parc nucléaire français mutualisé au niveau européen ?

Le projet mis en consultation en 2020 vise au contraire à insérer davantage la ressource nucléaire dans le système électrique européen. Il imposerait notamment à EDF-Producteur, qui serait alors dépositaire d’un « service d’intérêt économique général » (SIEG) 3 de protection du consommateur et du climat, de céder sur les marchés de gros européens l’intégralité de la production du parc nucléaire « existant » – apprécié de manière extensive, c’est-à-dire comprenant le parc nucléaire historique ainsi que l’European Pressurized Reactor (EPR) en cours de construction à Flamanville 3, soit une production annuelle d’environ 350 à 400 TWh4.

Afin de sécuriser ses revenus – ce que l’ARENH ne permet pas lorsque le prix de marché est inférieur à 42€/MWh –, un système de contrat pour différence (contract for difference ou CfD) permettrait ensuite à EDF de combler l’écart entre le prix de vente moyen sur les marchés du productible électronucléaire et la valeur « plancher » d’un corridor de prix censé couvrir les coûts d’EDF. Autrement dit, si le prix de vente sur les marchés était inférieur au plancher, EDF recevrait des fournisseurs actifs en France ayant acheté sa production une somme couvrant l’écart entre les deux valeurs, tandis que si le prix de vente était supérieur au plafond du corridor de prix, EDF reverserait le surplus auxdits fournisseurs. Si le prix de vente était compris entre le plancher et le plafond, EDF assurerait le financement du parc grâce à ces revenus tirés du marché.

Au terme de ce projet, des volumes supplémentaires significatifs d’électricité nucléaire jusqu’alors maintenus hors-marché au seul bénéfice des fournisseurs actifs en France – et présentant le double avantage d’être décarbonés et compétitifs grâce à leur faible coût marginal – seraient alors proposés sur les marchés de gros et contribueraient à la formation du prix à l’échelle continentale. De par cette liquidité renforcée, le dispositif régulatoire envisagé serait en ce sens bénéfique au meilleur fonctionnement du marché commun de l’électricité et, de facto, à l’ensemble des consommateurs européens.

Le choix d’obliger le producteur nucléaire à vendre sa production sur les marchés conduirait en outre à mutualiser le financement de cette ressource au niveau européen et traduirait une évolution significative de la place de la France au sein du système énergétique européen en ce qu’elle pourrait devenir le « château d’eau nucléaire  » de l’Europe, vocation pourtant fortement désapprouvée par la commission Champsaur au vu de l’inefficacité technico-économique liée au surdimensionnement du système électrique et du risque de fragilisation de l’acceptabilité du nucléaire en France susceptibles d’en résulter. Ce changement de paradigme pourrait ouvrir la voie à l’adoption par certains Etats membres de politiques énergétiques reposant davantage sur le parc nucléaire français, qui pourrait ainsi devenir une sorte de bien commun européen dont le financement serait partagé par les consommateurs en bénéficiant à l’échelle des marchés interconnectés.

Le charbon et le nucléaire dans le mix énergétique des états membres de l'Union européenne (UE)

D’importants obstacles à lever et d’âpres négociations en vue

Plusieurs questions devront néanmoins être résolues et négociées, notamment s’agissant de la conception du dispositif et de sa compatibilité avec le droit européen (et en particulier les règles applicables en matière de SIEG et d’aides d’Etat), avant de voir un tel projet prendre effectivement forme.

L’absence d’identité entre les acheteurs du productible nucléaire et les acteurs finançant le parc pourrait à ce titre poser un premier problème dans l’équilibre du dispositif. En effet, si la compensation d’EDF en cas d’activation du plancher est censée peser sur tous les fournisseurs actifs en France, la définition du prix moyen de vente du nucléaire – qui déclenche l’activation du plancher ou du plafond – résulte des échanges sur les marchés européens dont les acteurs, qui pour la plupart ne disposent pas nécessairement d’activité sur le territoire français, n’auront pas à assurer ladite compensation. Une établissement durable de ce prix en dessous du plancher conduirait ainsi à faire supporter le financement du parc sur les seuls consommateurs français quand les consommateurs des autres Etats européens ne supporteraient que le prix d’approvisionnement sur le marché sans participer au financement d’un actif qui leur profite pourtant.

Par ailleurs, tandis que le recours à un système de contrat pour différence concerne habituellement le financement de nouvelles infrastructures – à l’instar de l’EPR d’Hinkley Point C au Royaume-Uni –, cet outil servirait ici à financer les investissements importants liés à la prolongation de la durée de vie du parc nucléaire historique d’EDF (l’opération dite de « Grand carénage ») mais aussi au « nouveau nucléaire » dont le projet le plus emblématique est l’EPR Flamanville 3. Le financement mutualisé du parc nucléaire ne se cantonnerait dès lors pas au seul parc historique mais pourrait s’étendre à des capacités nucléaires en cours de construction, sans que son application à un hypothétique nouveau programme nucléaire ne soit formellement exclue. L’aval de la Commission européenne sur un tel périmètre semble à ce titre incertain, celle-ci étant en principe très peu favorable à ce type de soutien « one size fits all »5. Le principe même d’instituer un CfD – dont elle regrette qu’il isole le producteur des risques de marché en garantissant ses revenus6 – pour de nouveaux actifs nucléaires ne semble par ailleurs pas avoir les faveurs de la Commission, ce qui rend d’autant plus contingente sa validation du projet envisagé par le gouvernement français et interroge sur la nécessité d’instituer un régime ad hoc applicable à une ressource et un parc de production sans comparaison à l’échelle européenne.

Ces questions devront ainsi être tranchées – conjointement avec le projet Hercule visant à scinder le groupe en un EDF « vert » coté en Bourse et un EDF « bleu » publiquement détenu et rassemblant notamment les actifs nucléaires – à l’occasion des négociations avec la Commission européenne entamées début 2020. Celles-ci interviennent par ailleurs dans un contexte d’ardents contentieux entre EDF et les fournisseurs alternatifs concernant l’activation de la clause de force majeure des contrats d’approvisionnement ARENH du fait de la crise sanitaire liée au Covid-197 et ces affrontements pourraient perturber les négociations. Le ralentissement de ces dernières8 et l’incertitude qui en résulte se trouvent ainsi être un nouveau symptôme de l’impact de la crise sanitaire sur les marchés européens9.

Perspectives  :

  • A l’actuel ARENH pourrait ainsi être substitué un SIEG dans le cadre duquel serait organisée la cession sur les marchés européens de l’intégralité de la production électronucléaire et institué un mécanisme de contrat pour différence qui viserait à faire reposer sur les fournisseurs actifs en France l’éventuelle compensation d’EDF. Le financement du parc nucléaire français existant – et potentiellement futur – pourrait ainsi être mutualisé au niveau européen grâce aux revenus tirés de la vente sur les marchés européens et assuré grâce au contrat pour différence. Plusieurs obstacles pourraient néanmoins rendre incertaine la mise en œuvre de ce projet.
  • Tant sa négociation avec la Commission européenne que – en cas d’autorisation – la mise en œuvre opérationnelle du projet impliqueraient d’importants délais qui rendent improbable son entrée en vigueur avant l’expiration de l’ARENH en 2025 et posent la question du fonctionnement du dispositif actuel durant la période de transition. Bien que le législateur français ait ouvert en 2019 la possibilité de relever le plafond de l’ARENH à 150 TWh, cette option, qui impliquerait de nouvelles négociations ou une validation européenne au titre des aides d’Etat, ne semble pas privilégiée par le Gouvernement.
  • La restructuration et la régulation d’EDF, premier producteur et fournisseur d’électricité européen, sera ainsi résolument au premier plan de l’actualité énergétique européenne des prochains mois.
Sources
  1. L’accès à la production nucléaire – incontournable puisque représentant environ 70 % du mix électrique français – dans les mêmes conditions que l’opérateur historique est en effet crucial pour l’émergence d’une concurrence sur le marché de détail
  2. A la suite de l’ouverture d’une enquête de la Commission européenne, qui soupçonnait la France de n’avoir pas transposé des directives ouvrant le marché de l’énergie à la concurrence, une commission dite Champsaur fut instituée afin de formuler des propositions de réorganisation du marché français, lesquelles aboutirent à la loi NOME de 2010 qui institua l’ARENH.
  3. Notion juridique propre au droit européen, les services d’intérêt économique général (SIEG) sont des activités économiques soumises – dans le cadre d’une mission particulière d’intérêt général – à des obligations particulières de service public, comme ici le reversement du surplus aux fournisseurs en cas de prix de marché supérieur au plafond. Sous le contrôle de la Commission, les États membres bénéficient d’un large pouvoir d’appréciation quant à la définition de ces SIEG
  4. La production déjà contractualisée par EDF dans le cadre de contrats de long terme, représentant environ 10 à 20 TWh, ne serait pas concernée par cette obligation de mise sur le marché
  5. Cette position, très souvent affirmée, de la Commission européenne est notamment développée dans sa communication C(2013) 7243 « Réaliser le marché intérieur de l’électricité et tirer le meilleur parti de l’intervention publique » du 5 novembre 2013
  6. Décision 2015/658 de la Commission du 8 octobre 2014 concernant la mesure d’aide SA.34947 du Royaume-Uni en soutien à Hinkley Point C
  7. Sharon Wajsbrot, Pourquoi EDF prive Total d’électricité nucléaire régulée, Les Echos, 3 juin 2020
  8. Sophie Tetrel, Le Covid-19 retarde les discussions France-CE sur l’ARENH, Montel News, 8 avril 2020
  9. Clément Cabot, Covid-19 et marché de l’électricité : quelles conséquences à long terme ?, Le Grand Continent, 2 mai 2020