Le capital est devenu mobile et semble ne plus connaître de frontières  ; les biens traversent les océans et les entreprises parcourent le monde à la recherche de nouveaux investissements intéressants, ou simplement d’un environnement fiscal et réglementaire plus favorable  ; des actifs financiers valant plusieurs milliers de milliards de dollars sont échangés chaque jour d’un simple clic et engrangés dans des nuages numériques qui ne surplombent aucune terre. Pourtant, il n’existe pas de système juridique universel pour soutenir ce capitalisme sans frontières ; il n’existe pas non plus d’État mondial pour en assurer la police. Nous sommes donc confrontés à un paradoxe  : si le capital est régi par un code, le capitalisme mondial peut-il exister en l’absence d’un État et d’un système juridique mondiaux  ?

La réponse à ce paradoxe est d’une simplicité surprenante  : le capitalisme mondial peut être soutenu, en théorie du moins, par un système juridique local du moment que les autres États reconnaissent et appliquent son code. Le capitalisme mondial tel que nous le connaissons se trouve dans une situation remarquablement proche de cette hypothèse : il se construit autour de deux systèmes juridiques locaux, le droit anglais et celui de l’État de New York, auxquels s’ajoutent quelques traités internationaux et un vaste réseau de conventions bilatérales de commerce et d’investissement, elles-mêmes concentrées autour d’une poignée d’économies avancées.

Nous sommes confrontés à un paradoxe  : si le capital est régi par un code, le capitalisme mondial peut-il exister en l’absence d’un État et d’un système juridique mondiaux  ?

Katharina Pistor

Cette extension du droit à des personnes et des territoires éloignés fait penser à un régime impérial. Dans la Rome antique, le droit romain était principalement à disposition des élites et il demeurait « hors de portée de la plupart des gens » ; aux yeux de ces derniers, le droit était plus « une menace à craindre » qu’une « protection possible »1. Pour la plupart des gens, dans la plupart des pays, le droit sur lequel repose le capitalisme mondial est lui aussi hors de portée, parce que ces pays ne font que reconnaître et appliquer des lois qui ont été faites par d’autres. Même les citoyens anglais et ceux de l’État de New York, les juridictions dans lesquelles se forge le code du capitalisme mondial, n’ont guère leur mot à dire. En effet, cette activité se déroule principalement en privé, dans des cabinets d’avocats, et non en public, dans les assemblées législatives : ces dernières ont été mises à l’écart car elles risquent de perturber les processus d’élaboration d’un code privé.

L’exportation du droit est une activité ancienne. Les colons et colonisateurs anglais ont appliqué la common law sur tout le territoire de leur empire à mesure qu’il s’étendait et ils ont envoyé des juges l’appliquer jusque dans les régions les plus reculées. Les troupes de Napoléon Bonaparte ont apporté avec elles le Code civil partout où elles sont passées, étendant l’emprise du droit français jusqu’à la Pologne à l’Est et jusqu’à l’Espagne, au Portugal et à l’Egypte au sud. L’impérialisme ne reposa pas uniquement sur des conquêtes militaires, mais aussi sur la diffusion du système juridique des États européens dans leurs colonies en Afrique, en Asie et dans les Amériques. C’est la raison pour laquelle les systèmes juridiques de la plupart des pays du monde appartiennent à l’une des trois principales « familles de droit » : la common law anglaise, le droit civil français et le droit civil allemand2. Même les pays qui ont échappé à la colonisation ont dû adopter le droit occidental, l’exemple le plus éloquent étant celui du Japon. L’Ère Meiji a déclenché un vaste projet de modernisation juridique d’abord inspiré du droit français et qui retiendra en définitive principalement les dispositions du droit allemand3.

Le capitalisme mondial se construit autour de deux systèmes juridiques locaux, le droit anglais et celui de l’État de New York, auxquels s’ajoutent quelques traités internationaux et un vaste réseau de conventions bilatérales de commerce et d’investissement, elles-mêmes concentrées autour d’une poignée d’économies avancées.

Katharina Pistor

La diffusion des systèmes juridiques européens à travers le monde a fortement réduit les disparités, sans pour autant déboucher sur une uniformisation complète du droit : non seulement il existe des différences entre les familles de droit dominantes, mais même des systèmes juridiques appartenant à la même famille peuvent présenter des différences notables. Le droit n’est pas figé, il évolue à mesure que de nouvelles affaires sont portées devant les tribunaux, et la législation se transforme en même temps que les normes et les préférences politiques. Ainsi, des droits issus d’une même famille ne produiront pas des lois identiques ni même similaires sur le papier, et encore moins en pratique. Cela fait des millénaires que les lois des sociétés proviennent en partie d’emprunts réciproques, mais, pour être efficaces, elles doivent être adaptées au contexte local4. Des lois trop figées, qui échouent à refléter les préférences de leur société en matière de normes ou les transformations de leur environnement, restent lettre morte et n’ont qu’un faible impact sur la réalité sociale5

Mais ce qui est bon pour l’efficacité du droit et l’autonomie démocratique ne l’est pas toujours pour le capital. Ce qui rend le droit vivant et pertinent pour une communauté politique n’est qu’instabilité et incertitude pour des commerçants et des investisseurs étrangers. Ils ne sont pas au fait des pratiques et des processus politiques, ce qui rend les institutions locales imprévisibles à leurs yeux. Rappelons que, dans la conception d’Adam Smith, c’était l’incertitude associée aux institutions étrangères qui jouait le rôle de la main invisible pour ramener les commerçants dans leur communauté, où ils ne pouvaient que partager une partie de leur butin. Aux yeux des commerçants, c’était là un échec massif des institutions, qui augmentait considérablement le coût de leur activité et diminuait leurs gains. Rationaliser les institutions dans le monde entier augmenterait la prévisibilité de leurs affaires et leur permettrait de se passer de la main invisible afin de garder leur butin pour eux seuls.

La construction de cette infrastructure nécessaire au commerce mondial a pris principalement deux formes  : l’harmonisation des droits des différents États, et la reconnaissance et l’application du droit étranger. Le second procédé a été bien plus efficace pour assurer la protection mondiale du capital, mais il impliquait que les pays adaptent leurs règles en matière de conflits de juridictions, afin que les choix et l’autonomie des acteurs privés l’emportent sur les préoccupations publiques.

L’extension du libre choix

Externaliser le droit aux acteurs privés, en leur offrant la possibilité de choisir à leur gré le droit local ou un droit étranger, a constitué un remède aux difficultés de l’harmonisation du droit par des moyens politiques. On tenta d’abord une vaste harmonisation du droit – en particulier au cours de la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale, afin de relancer le commerce et les investissements mondiaux. L’Union européenne (UE) est l’exemple emblématique d’une union destinée à mettre en place des règles communes et un marché commun. Cependant, négocier des règles communes qui conviennent à tous se révéla un processus lent et pénible – y compris pour des pays qui partagent une longue histoire d’emprunts réciproques et des racines communes remontant jusqu’au droit romain.

Externaliser le droit aux acteurs privés, en leur offrant la possibilité de choisir à leur gré le droit local ou un droit étranger, a constitué un remède aux difficultés de l’harmonisation du droit par des moyens politiques.

Katharina Pistor

L’alternative à cette harmonisation volontaire du droit à travers un processus politique consiste à établir une compétition entre les États en matière de législation et à laisser aux justiciables le libre choix des lois qui leur conviennent le mieux. Pour ce faire, les pays n’ont pas besoin de s’engager dans de laborieux projets d’harmonisation de la législation en matière de droit des contrats ou de droit des sociétés, par exemple  ; il leur suffit d’adopter des règles de conflits de juridictions entérinant les choix des parties privées. En outre, ces règles ont l’avantage d’être si obscures que leur examen provoque peu de remous au cours du processus politique ordinaire. 

Il existe des règles de conflits de juridictions spécifiques à chaque branche du droit, comme en matière de contrats, de responsabilité civile, de droits de propriété, de droit des sociétés, etc.. En matière de droit des contrats et de droit des sociétés, les règles de conflits de juridictions ont largement convergé pour laisser aux parties à un contrat ou aux associés fondateurs le libre choix du droit qu’ils veulent se voir appliquer. Sans le support de cet environnement juridique, Lehman n’aurait pas pu bâtir un empire constitué de centaines de filiales situées dans des juridictions différentes, dans lesquelles, bien souvent, elles n’avaient aucune activité ni aucun projet d’activité ; quant aux certificats d’investissements émis par NC2 ou les clones de Kleros, ils n’auraient pas non plus trouvé preneurs si leurs nombreux acheteurs n’avaient pas eu l’assurance que les droits attachés à ces certificats seraient reconnus au-delà des îles Caïman ou du micro-État américain du Delaware. C’est l’empressement des États à permettre aux acteurs privés (et à leurs avocats) de choisir le droit le plus favorable à leurs intérêts qui explique la remarquable domination du droit anglais et du droit de New York dans le code qui régit le capital mondial.

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En matière de droit de la propriété, en revanche, la plupart des États maintiennent leur souveraineté juridique et les biens situés sur leur territoire demeurent régis par la loi locale. Mais ce contrôle territorial n’a guère de prise sur des biens immatériels ou non localisables ; pour les actifs financiers négociables, il fallait trouver d’autres critères pour déterminer par quel droit ils seraient régis – et, idéalement, des critères qui désigneraient toujours le même système juridique, quel que soit le pays dans lequel ils sont invoqués. C’est dans ce but que des praticiens du droit et quelques professeurs se sont réunis sous les auspices d’un forum renommé, la Conférence de droit international privé de La Haye, et ont élaboré une convention internationale pour harmoniser les règles de conflits de juridictions en matière d’actifs financiers6. Il en résulta une règle, désignée par l’acronyme accrocheur PRIMA, pour « approche du lieu intermédiaire pertinent »7. En vertu de cette règle, c’est le lieu où est enregistrée l’entité émettant les actifs qui détermine le droit de propriété applicable. Puisque, selon la théorie de la constitution en société dominante aujourd’hui, le lieu d’enregistrement est laissé à la discrétion des parties privées (les fondateurs), il en va de même pour le droit de propriété des actifs financiers que cette nouvelle entité va émettre. Certaines juridictions offrent aux acteurs privés encore plus de souplesse, en leur permettant de choisir, dans le contrat entre le titulaire du compte et son gestionnaire, quelle loi les régira8.

Certaines juridictions offrent aux acteurs privés encore plus de souplesse, en leur permettant de choisir, dans le contrat entre le titulaire du compte et son gestionnaire, quelle loi les régira.

Katharina Pistor

Inversement, la plupart des droits de propriété intellectuelle constituent encore un point de blocage, car ils ne peuvent pas être octroyés par un contrat privé : les brevets n’existent pas sans acte officiel (…). Même si les avocats spécialisés en brevets peuvent convaincre l’office des brevets de changer leur interprétation de ce qui constitue une invention, la décision appartient en dernier ressort aux tribunaux. Les États ont harmonisé certains aspects du droit de la propriété intellectuelle par des conventions internationales comme l’ADPIC, mais bien des détails relèvent encore de la souveraineté de chaque État.

Malgré leur réticence à renoncer à leur contrôle sur le droit de la propriété, les États ont peut-être, finalement, abandonné plus qu’ils ne l’avaient prévu. Ils l’ont fait non pas en harmonisant le droit substantiel ni même les règles de conflits de juridictions, mais en adhérant à des traités régionaux ou bilatéraux en matière d’investissements Ces traités mentionnent rarement le droit de la propriété, ils concernent plutôt la protection des investissements étrangers dans les États hôtes. Les investissements peuvent prendre n’importe quelle forme, allant de la conclusion d’un contrat, d’une licence ou d’une concession à la propriété d’actions ou de biens immobiliers. Le cheval de Troie de ces traités est un mécanisme de règlement des différends désigné par l’acronyme ISDS (investor-state dispute settlement).  Il autorise un investisseur étranger à réclamer des dommages et intérêts contre l’État hôte devant un tribunal arbitral situé hors de son territoire. La formulation des traités est suffisamment vague pour donner aux arbitres le pouvoir d’accorder des dommages et intérêts pour « traitement injuste et inéquitable » équivalents aux dommages et intérêts pour expropriation9. Cela revient à conférer aux engagements contractuels le statut d’un droit de propriété de fait et cela restreint le pouvoir des États de décider dans quels cas ils souhaitent accorder des droits de propriété.

Sources
  1. Mary Beard, SPQR (New York : Norton, 2015), p. 465.
  2. Pour un aperçu des schémas de diffusion des systèmes juridiques occidentaux, voir Berkowitz, Pistor, and Richard, “Transplant Effect.”
  3. Pour une brève histoire du droit japonais, voir Hiroshi Oda, Japanese Law, 2nd ed. (London, Dublin, Edinburgh : Butterworths, 1999) ; voir aussi John Haley, Authority without Power : Law and the Japanese Paradox (Oxford : Oxford University Press, 1994) pour un compte-rendu critique du fonctionnement des transplantations du droit occidental au sein d’une culture très différente. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats Unis occupèrent le Japon et transplantèrent une partie de leur propre droit, avec un succès mitigé.
  4. Alan Watson, Legal Transplants : An Approach to Comparative Law (Edinburgh : Scottish Academic Press ; London : distributed by Chatto and Windus, 1974).
  5. Katharina Pistor et al., “Legal Evolution and the Transplant Effect,” World Bank Research Observer 18, no. 1 (2003):89– 112.
  6. Le texte de la Convention est disponible en ligne : https://www.hcch.net/en/instruments/conventions/full-text/ ?cid = 72.
  7. (NdT : place of the relevant intermediary approach.) Bradley Crawford, “The Hague ‘Prima’ Convention : Choice of Law to Govern Recognition of Dispositions of Book- Based Securities in Cross Border Transactions,” Canadian Business Law Journal 38, no. 2 (2003):157– 206.
  8. D’après le Code de commerce uniforme étatsunien, la loi applicable pour les actifs financiers peut être déterminée par la juridiction de leur émetteur, mais aussi par un accord entre le titulaire de droits et un intermédiaire en valeurs mobilières. Voir la section 8-110.e du Code de commerce uniforme (https://www.law.cornell.edu/ucc/8/8–110.)
  9. Julian Arato, “Corporations as Lawmakers,” Harvard Journal of International Law 56, no. 2 (2015):229– 295 ; Lise Johnson, “A Fundamental Shift in Power : Permitting International Investors to Convert Their Economic Expectations into Rights,” UCLA Law Review Discourse 65 (2018):106– 123
Crédits
Traduit du chap. 6 (p. 132 à 137) de Katharina Pistor, Code of capital. How the law creates wealth and inequality, Princeton University Press, 2019, 320 p. À retrouver ici : https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691178974/the-code-of-capital