« Il est devenu très compliqué d’entreprendre des projets de recherche dans le domaine de la santé en France, le secteur étant rongé par les querelles partisanes, la bureaucratie tentaculaire et le politiquement correct »
1 – De la scène scientifique à la scène publique : autopsie d’une reconversion
Pourquoi déployer autant d’efforts ? Pourquoi s’évertuer à nager ainsi à contre-courant, à prendre autant de coups, où est donc l’opportunité offerte par ce que nous proposons d’appeler un populisme médical opportuniste ? La réponse est assez simple : un boost inespéré de notoriété, et toutes les opportunités de reconversion professionnelle qui vont avec.
Cette forme de populisme médical émanant au départ d’un déclin de reconnaissance de ses pairs et d’une forme de crépuscule de carrière, serait donc la manière, faute de pouvoir continuer à espérer gagner sur le terrain scientifique, de changer de terrain de jeu. À la manière d’un boxeur qui ne parviendrait plus à remporter ses combats et se convertirait au catch pour y devenir riche et célèbre et ne plus pouvoir perdre des combats scriptés, mais perdre dans le même temps son statut de « fighter » au sens le plus noble du terme, il s’agirait de quitter le terrain scientifique et médical pour le terrain de la vie publique, de l’opinion, de la représentation.
Bien avant d’arriver sur le devant de la scène publique, le Professeur Raoult a perdu en 2017 son label INSERM et CNRS suite à une revue par un comité international d’une quinzaine de ses pairs (venant notamment du University College de Londres (UCL), de l’Institut Bernhard Nocht de médecine tropicale de Hambourg ou de l’Institut Pasteur) de la pertinence scientifique de ses travaux 1. Il séquence beaucoup, découvre ainsi beaucoup de nouvelles espèces de bactéries, publie ainsi beaucoup, mais l’apport scientifique est très faible car cela tend parfois plus vers l’usine de séquençage à la chaîne que vers une réflexion et une interprétation de ce qui est découvert. Une telle réflexion serait porteuse d’un apport scientifique largement supérieur, mais prendrait plus de temps et rendrait ainsi impossible une telle fréquence de publication. Car en science, la quantité ne fait pas la qualité.
Alexandre Fleming n’avait pas beaucoup publié avant de découvrir la pénicilline, mais ce qui lui a valu le prix Nobel est non seulement son observation du fait que les bactéries n’avaient pas poussé dans la zone où se trouvaient des champignons, mais aussi et surtout son interprétation, qui l’a amené à découvrir le premier antibiotique, la pénicilline, composé via lequel les champignons empêchaient les bactéries de pousser là où ils se trouvaient.
Revenons à Didier Raoult. Il semblait donc y avoir une forme de consensus sur la très faible pertinence scientifique de ses travaux récents. Cela lui était préjudiciable dans le cadre d’une carrière scientifique, mais est devenu complètement accessoire dans le cadre d’une carrière publique. Peu importe les articles de recherche qu’il publiera, ne publiera pas, ou les articles tels que celui du Lancet paru récemment, qui seront publiés et s’inscriront en faux contre ses déclarations, la très grande majorité de ceux qui le soutiennent continueront de le soutenir pour ce qu’il représente.
Son livre est entré dans le top 20 des ventes, sa chaîne Youtube a décuplé son nombre d’abonnés : un merchandising à son image s’est mis en place et le Professeur est ainsi devenu bien plus célèbre. Il peut, s’il choisit de monétiser cette notoriété, devenir bien plus riche qu’il n’aurait jamais espéré pouvoir le devenir dans le cadre d’une carrière scientifique. Qui aujourd’hui connaît Emmanuelle Charpentier, chercheuse française à l’origine de la découverte et surtout de la compréhension du fonctionnement de CRISPR / Cas 9, nobélisable, et surtout, à travers ses découvertes, à l’origine de l’une des révolutions les plus importantes dans le domaine de la génétique et dont les déclarations et résultats ont été depuis qu’elle les a publiés reproduits avec succès des dizaines voir des centaines de milliers de fois ? Lorsque la notoriété de Nabilla a explosé, personne n’est aller vérifier si « la fille » en question avait bien du shampoing ou pas, car là n’était tout simplement pas la question. Pour Nabilla comme pour Didier Raoult, peu importe le fond, seul compte le style.
2 – La force du récit populiste face à la complexité et l’absence de sens
Où est alors la question ? Une des plus grandes forces du style populiste est probablement sa capacité à créer et véhiculer un storytelling clair, aux enjeux rapides et simples à comprendre. Ceux qui s’y opposent peinent à instaurer un narratif aussi fort, s’inscrivent en faux contre la narration populiste et tentent parfois timidement de créer la leur, mais rarement avec succès.
La question est alors celle de l’existence ou non d’un narratif et son attrait, plus que sa véracité. Et on observe ici la transposition à la sphère scientifique et médicale d’un phénomène déjà à l’oeuvre dans bien d’autres domaines. D’Eric Zemmour à Juan Branco en passant par Philippe de Villiers, les ouvrages politico-historiques qui se vendent le mieux sont ceux qui adoptent un récit populiste beaucoup plus impactant et attrayant que l’exposé souvent plus complexe, confus, et bien moins attrayant de ses détracteurs.
Comme souvent, le style populiste plante le décor d’une histoire féérique : un royaume où coexistent « des gentils » très gentils et « des méchants » très méchants, rapidement et clairement identifiés, sur fond de batailles éclatantes et d’enjeux d’envergure, qui galvanisent l’opinion. Face à l’histoire de l’Union Européenne faite d’agents secrets et de complots promue par Philippe de Villiers – eurosceptique militant – quelle histoire de l’Europe aussi excitante est mise en avant par les européistes ? C’est la question que se posait d’ailleurs Pierre Ecochard dans ces colonnes en s’interrogeant sur le récit européen.
Face à Q et à ses Qanons, face à l’histoire faite de complots chinois et de violeurs mexicains, voleurs de travail arrivant massivement avec la bénédiction d’élus démocrates corrompus tenant des cercles pédophiles dans des sous-sols de pizzeria, face à cette théorie promue par Trump pour indiquer aux Américains perdants de la mondialisation pourquoi ils sont dans cette situation à qui s’en prendre pour les en sortir, quelle histoire a été promue par Hillary Clinton si ce n’est « On ne peut pas y faire grand chose mais je préserverai ce qu’Obama a fait » ? La crise actuelle est à bien des égards sans précédent et crée un grandissant besoin de sens.
Quelle histoire semble la plus acceptable et la plus réconfortante ? Le fait que le Sars-Cov-2 ait été développé par l’homme dans un laboratoire et que toute cette crise ne soit qu’une illustration tragique des risques liés à l’hybris humain jouant à l’apprenti sorcier ? Ou le fait que ce soit la faute à pas de chance, qu’une combinaison d’événements avec une probabilité infime de se produire ait fini par se produire ? Que préfère-t-on croire : que l’on dispose d’un traitement efficace et peu cher promu par un scientifique parti seul en croisade contre tous les lobbys pharmaceutiques et les politiciens corrompus et qu’ainsi le sang de tous les morts liés au Sars-Cov-2 soit sur leurs mains ? ou que l’on ne dispose malheureusement d’aucun traitement ayant fait ses preuves, et qu’au-delà de tous les débats sur la gestion de crise, toute cette histoire n’ait pas de méchant avec des intentions criminelles ?
3 – Qu’est ce que le populisme médical ?
À la faveur de la pandémie, on assiste à l’émergence d’un populisme d’un nouveau genre, dont les contours sont encore difficiles à cerner, mais qui prend déjà forme à partir d’une série de phénomènes. Alors que la situation, par son caractère volatile, par la quantité de nouvelles informations qui parviennent chaque jour et par l’abondance des interprétations, mériterait de nous inviter à faire preuve de la plus grande prudence, la précipitation et la simplification ont souvent pris le pas sur la méthode. De telles comportements étaient prévisibles de la part de populations paniquées. L’opinion publique, à l’heure des réseaux sociaux et de l’hyperconnexion, est plus que prompte à diffuser des nouvelles sans forcément avoir pu vérifier toutes les informations. Les médias traditionnels, qui s’efforcent pourtant pour la plupart de présenter une information claire et à jour de la situation, sont souvent pris pour cible par ceux qui voudraient trouver du sens dans la catastrophe, c’est-à-dire des réponses simples – et idéalement des réponses qui confirment leurs théories.
Dans ce contexte, on aurait pu attendre du monde scientifique et médical qu’il soit un sanctuaire de la méthodologie et de l’administration de la preuve. Dans sa grande majorité, cela a été le cas. Toutefois, l’exemple du Professeur Raoult, et la rapidité avec laquelle celui-ci est devenu une sorte d’icône, à la fois martyr opprimé par l’establishment et magicien de la dernière chance, prouve qu’est apparu, contre toute attente, un populisme médical.
Ironie de l’histoire, ce populisme est né dans le pays de Claude Bernard et de Pasteur. Alors qu’il avait fallu plusieurs siècles de grands savants et de théories successives pour dégager une méthode fiable, la médecine expérimentale, à laquelle on attribue les plus grandes évolutions de la médecine et la formidable réussite des résultats dans ce domaine, il a fallu une série de vidéos Youtube et quelques centaines de tweets pour qu’un médicament n’ayant pas rempli les critères imposés par la méthodologie scientifique la plus élémentaire ait pu s’imposer comme un « remède miracle ». Au point que, de l’autre côté de l’Atlantique, le Président des États-Unis lui-même, Donald Trump, se vante de s’en auto-administrer à des fins préventives.
Finalement, ce populisme n’a pas emprunté de voies révolutionnaires. Pour se développer, il a adopté la même méthode que partout ailleurs : le cocktail improvisé de deux éléments en fusion, une figure de « leader » et une rhétorique de la défiance vis-à-vis des institutions. En un mot, un style – une chose reconnaissable entre tous sans être tout à fait identifiée.
Même si ce phénomène est nouveau et touche de manière différenciée les secteurs et les régions, il s’appuie en réalité sur des réalités anciennes, depuis longtemps sédimentées dans l’univers du soin et de la santé, et donc le cas Raoult n’est que la dernière des métamorphoses. Nous proposons ici d’en dresser une typologie.
4 – Le populisme médical « politique »
On pourrait définir une première forme de populisme médical qui serait directement liée au populisme politique et consisterait en une série de déclarations vigoureuses promettant une mise de la santé au premier plan et un soutien total aux soignants. Il va sans dire que ces promesses ne sont dans les faits pas suivies d’actes à la hauteur. Il est bien sûr très complexe de faire des procès en promesses non tenues et surtout de prétendre restreindre ceux qui abondent en promesses creuses aux populistes, ni de réduire le champ des promesses non tenues à la santé.
Ce qui permet cette définition du populisme médical politique et ce qui légitime cette mise en avant du décalage entre les propos et les actes est le fait que tout cela vient des soignants eux-mêmes, exaspérés d’avoir l’impression d’être des héros lorsqu’il s’agit de prononcer des discours mais des gaspilleurs incapables d’utiliser leurs moyens de manière rationnelle lorsqu’il s’agit de faire les comptes.
On se souvient du slogan en faveur du Brexit présent sur de nombreux bus, qui se vantait ainsi : « Le Royaume Uni envoie 250 000 livres par semaines à l’Union Européenne, finançons le NHS avec cet argent », démenti le soir-même du résultat par Nigel Farage, expliquant qu’en réalité cet argent ne servirait pas à financer le NHS. On a d’ailleurs vu des responsables du NHS britanniques se sentir obligés de venir dans les médias demander aux différents partis politiques d’arrêter de les instrumentaliser lors de la dernière campagne législative britannique de l’hiver 2019, et notamment face au slogan de Boris Johnson selon lequel « We are the party of the NHS ». De même, on a pu voir des membres du collectif Inter Hôpitaux français utiliser eux-mêmes le terme de populisme médical 2 pour qualifier les promesses à destination des soignants faites en plein milieu d’une crise sanitaire sans précédent quand ils disaient ne jamais avoir été écoutés par le ministère de la santé, malgré des mois d’une mobilisation sans précédent.
Ce populisme médical viserait ainsi à glorifier les soignants dans les discours pour éviter le choc ultra violent entre deux conceptions des maux au cœur de la crise du système de santé. Il s’analyserait ainsi en une manœuvre tactique, une manière de pacifier, de rallonger la mèche pour éviter l’explosion. En un mot, d’œuvrer à sa manière pour la paix sociale et sanitaire.
Car en France, il existe un gouffre qui semblait avant la crise actuelle insurmontable entre deux conceptions de ce qui ronge l’offre de soin. D’un côté celle de ceux que l’on nommera technocrates, bureaucrates, ou gestionnaires pragmatiques confrontés à la réalité des déficits et de la dette selon sa sensibilité, qui considèrent que les moyens sont là, qu’il y en a même trop, et qu’il faut simplement les rationaliser et mieux les utiliser. On se souvient de cette interview d’Eric Woerth datant de 2007 3, alors ministre du Budget, se vantant presque de fermer des lits d’hôpital et expliquant qu’il fallait rationaliser l’utilisation de moyens déjà en quantité suffisante. Et c’est ce discours et ce diagnostic qui, d’après les soignants, règne auprès des directeurs d’hôpitaux et des décideurs publics. De l’autre côté, les soignants expliquent que non seulement les moyens ne sont pas là et qu’il n’est plus possible de continuer à faire plus avec moins, mais que la lourdeur des tâches administratives et du climat de coupures budgétaires permanentes est devenue telle qu’il passent bien plus de temps à remplir des papiers, à négocier des moyens et à faire face aux nouvelles restructurations, qu’à faire du soin.
Ce qui frappe dans ce populisme médical politique est qu’il ne serait donc pas l’apanage de ceux que l’on associe traditionnellement avec le style populiste. Il serait plutôt un outil utilisé par des dirigeants soucieux d’équilibrer les comptes et de « rationaliser les dépenses » sans alarmer et en mettant la population de son côté face à des héros qu’il faudrait aider à mieux utiliser des moyens qu’ils ont déjà. On pourrait à ce titre rapprocher cela de phénomènes similaires dans l’armée et surtout dans la police.
L’armée mise en avant et glorifiée pour ses opérations extérieures contre l’état islamique, au Mali, et dans le cadre de l’opération vigipirate mais voyant son budget sans cesse réduit sans pouvoir protester. Mais surtout la police. Depuis Nicolas Sarkozy, elle a été utilisée et mise au premier plan des discours sécuritaires, mais a paradoxalement était maintenue sous une pression énorme pour « faire du chiffre » et fait l’objet elle aussi de coupes budgétaires consécutives et d’un climat se détériorant de plus en plus. La parenthèse des attentats de 2015 à vu sa popularité remonter dans l’opinion, empêchant, de la même manière qu’avec les soignants en pleine crise sanitaire, de tenir des discours politiques visant ouvertement à les amputer de moyens.
5 – Le populisme médical complotiste
Il s’agit là d’une forme de populisme médical qui vise à décliner au champ médical un complotisme déjà abondamment répandu partout ailleurs.
La profession médicale est une cible particulièrement propice aux théories du complot, ayant dans son histoire été l’un des hauts lieux d’une forme de patriarcat paternaliste, particulièrement verticale et porteuse d’une forme de violence et de mépris social envers les « non sachants », intimés de suivre les consignes si ce n’est les ordres sans poser de questions. Le patient maintenu à l’écart du soignant et laissé à sa condition de « passivité » tandis que le médecin bénéficie d’une marge de manœuvre et des outils du pouvoir.
De nombreux efforts ont depuis été faits pour faire évoluer la profession et révolutionner la relation médecin-patient vers un dialogue plus horizontal, avec plus d’écoute, mais cet héritage lourd reste malgré tout présent dans les esprits. On pourrait considérer que ce populisme médical complotiste se fonde sur deux grands piliers : le rejet d’un certain nombre d’innovations et apports de la médecine moderne, qui ne seraient pas nécessaires et seraient promus de manière fallacieuse par une élite médicale corrompue, et un rejet violent de tout ce qui a trait de près ou de loin à l’industrie pharmaceutique. Tout ce qui vient de l’industrie pharmaceutique, tous ceux qui ont un jour travaillé, collaboré, discuté avec elle sont par définition corrompus, mauvais, à sa solde, et tous les actes et propos qu’ils tiendront pour le restant de leurs jours seront souillés par des conflits d’intérêt avec elle.
Ce lien avec l’industrie pharmaceutique devient une arme redoutable, comme une formule magique qui permet de discréditer à tout moment et sur tout sujet quiconque a un jour eu un lien avec elle. La présomption de corruption est tellement forte que quiconque tient des propos ou avance des arguments qui ne plaisent pas aux tenants de ce populisme se voit aussitôt renvoyé à tout lien qu’il aurait pu avoir avec « l’industrie », accusé et condamné sur le champ du crime de conflit d’intérêt, après quoi il n’y a même plus à répondre sur le fond ou à argumenter. Le rejet d’un certain nombre d’apports de la médecine moderne s’appuie alors abondamment sur cette présomption de corruption du corps médical, et le fait que les vaccins rapportent de l’argent à l’industrie pharmaceutique suffit à en faire des produits inutiles et dangereux promus par pure cupidité.
En plus du lourd passé de la profession médicale, ce complotisme s’appuie sur le malaise suscité par le coeur du modèle économique de l’industrie pharmaceutique : s’enrichir grâce aux maladies, et sur l’impossibilité pour beaucoup d’accepter que pour faire avancer la médecine et pour mettre au point de nouveaux traitements, il faut que certains s’enrichissent grâce à cela. Toute avancée ou traitement promu ou source de bénéfices pour l’industrie pharmaceutique devient alors un complot pour s’enrichir en empoisonnant dans le même temps pour rendre encore plus malade et vendre encore plus de nouveaux traitements inutiles. Toute tentative de « pédagogie » de la part du corps médical ou scientifique est alors perçue comme une réminiscence du paternalisme dont ne pourrait décidément s’empêcher le corps médical.
À partir de ces deux piliers la machine est en marche et tourne toute seule. Toute étude scientifique qui s’inscrit en faux contredit ou nuance le narratif mis en avant par la communauté complotiste est aussitôt discréditée grâce à des liens avec l’industrie pharmaceutique d’auteurs ou de contributeurs, sans qu’il y ait même besoin de parler de science. À l’inverse, tout scientifique ou médecin avec un tant soit peu de renommée qui tient tout propos visant à accréditer même partiellement ou indirectement ce narratif est aussitôt placé sur un piédestal comme une source de légitimité scientifique.
6 – « Ingrats corporatistes » : le populisme médical anticorporatiste
Il s’agit d’un discours né de la souffrance et du désespoir causé par la désertification médicale.
De plus en plus présent notamment dans la bouche d’élus locaux de tous bords politiques dans des territoires de déserts médicaux, il pointe du doigt la profession médicale et l’accuse de constituer une corporation privilégiée et capricieuse, qui se soustrait à son devoir d’aller soigner partout où l’on a besoin d’elle.
Il s’agit d’une forme de populisme qui met face-à-face le « vrai peuple » et cette élite dont elle paye les études et qui refuse de venir la soigner. La question médicale devient ainsi le symptôme du mépris et du désintérêt des « élites », des « mondialisés », des « proto citadins », pour les « vrais gens », élites qui dans ce cas précis les « laissent mourir dans leur coin », au sens propre.
L’augmentation de la mortalité dans certaines zones du fait de la distance avec l’hôpital le plus proche exacerbe les tensions, et les étudiants en médecine deviennent alors les bouc émissaires parfaits. « Il suffirait de les contraindre. » Les délocalisations, la désertification des zones rurales, la fracture sociale, le divorce entre gagnants et perdants de la mondialisation, entre « premiers de cordée » et « France d’en bas », entre « citadins » et « provinciaux », tout cela pourrait être réglé simplement si seulement cette profession et ses étudiants qualifiés « d’ingrats corporatistes » par certains de ces élus locaux y mettaient du leur…
Cette facette plus méconnue est également en arrière plan de la montée en puissance du phénomène Raoult.
7 – Le style du Professeur Raoult : un populisme médical opportuniste
Le monde médical et scientifique en règle générale a ceci de particulier qu’il est extrêmement complexe si ce n’est presque impossible d’y faire carrière et de s’y épanouir en ayant la fibre « populiste médicale » depuis le départ.
Suivre une formation à la médecine et à la recherche scientifique requiert une certaine adhésion à un certain nombre de principes, le premier étant probablement un certain rapport aux faits. Si les faits infirment votre hypothèse de départ, peu importe à quel point vous y êtes attaché et ce que vous y avez investi émotionnellement et personnellement, vous devez y renoncer, ou du tout moins admettre qu’en l’état elle est infirmée par ces faits. Si vous souhaitez continuer à la défendre, vous devrez la faire évoluer et trouver de nouveaux faits qui appuient vos déclarations.
Par exemple si vous déclarez avoir découvert un remède fonctionnant à 100 % contre une maladie provoquée par une pandémie virale, vous ne pourrez pas rester scientifiquement crédible en vous appuyant sur vos seules déclarations et sur un soutien populaire en balayant d’un revers de main les recherches et les observations des communautés médicales et scientifiques du monde entier. Car c’est peut être là une des différences les plus fondamentales entre le monde politique et le monde médico-scientifique : dans l’un, on peut être crédible, prospérer malgré une hostilité ou un mépris unanime de l’ensemble de ses confrères, grâce au seul soutien de ses électeurs, mais dans l’autre, pour être crédible, il faut que ses confrères arrivent aux mêmes observations à partir des mêmes démarches.
Et ce populisme opportuniste pourrait ainsi être vu comme précisément une manière de contourner ses confrères pour prospérer sur le seul soutien populaire.
Il s’agirait d’une certaine manière de s’adresser « directement au peuple ». Mais où est alors l’opportunisme ? Eh bien l’opportunisme semble chevillé au corps de ceux qui ont pour nager à contre courant et se démarquer évoqué en février « beaucoup de bruit pour pas grand chose » autour de la situation à Wuhan, allant jusqu’à dire que « paradoxalement, la chose la plus intelligente qui a été dite, c’est par Trump, qui a dit qu’au printemps tout ça allait disparaître”, que « le sens de la réalité a disparu », ou encore à titrer sa vidéo du 17 février « Coronavirus : Moins de morts que par accident de trottinette ». Les mêmes, lorsque le vent a tourné et la crise frappé, se sont empressés de mettre en avant le nombre de vies sauvées par leur traitement contre cette maladie qui allait donc selon eux, tuer moins que la trottinette.
Et l’opportunisme serait ainsi la raison même de ce changement de stratégie et de positionnement chez ceux qui ne se sont pas privés du soutien et de la reconnaissance de leurs pairs, et ont par exemple accepté volontiers le Prix Nobel de Médecine pour la découverte du VIH ou le Grand Prix INSERM pour leur découverte du premier virus géant, mais qui, une fois démis de leurs fonctions ou privés du label INSERM et CNRS s’éveillent soudainement, après plusieurs décennies, sur le caractère intrinsèquement corrompu de la communauté scientifique.
Celui qui s’est évertué à multiplier les publications scientifiques afin de soigner son facteur d’impact personnel découvrirait soudainement comment fonctionne le système de publication et de peer reviewing ? Il ne s’agirait donc pas tant d’un rejet idéologique de la méthode scientifique et du système de revue par les pairs de la communauté médico-scientifique, que d’une stratégie de repli une fois le soutien de celle-ci perdue.
8 – La surenchère comme parade face aux faits
Mais la stratégie ne s’arrête pas là. Ces derniers jours ont été l’occasion d’une surenchère médiatique de la part du docteur Raoult. Cette mise en scène d’un populisme médical d’un genre nouveau, opportuniste et affranchi des faits a conduit à une surenchère de déclarations, dans le but de jouir d’un soutien inconditionnel de « l’opinion ». Hier encore, dans les colonnes de L’Express, le Professeur Didier Raoult fustigeait pêle-mêle médias mainstream, politiques, chercheurs, etc. Or c’est une chose d’expliquer que l’on n’est pas écouté en raison de rancoeurs personnelles et d’un prétendu complot de la communauté médico-scientifique de son propre pays, une autre de voir les équipes de son IHU privées du label CNRS et INSERM suite à l’étude de la pertinence de leurs travaux par une équipe de chercheurs internationaux. Le mécanisme appliqué est celui du complot élargi, pour continuer à expliquer cette perte de soutien de la communauté scientifique.
Et lorsque des chercheurs brésiliens mettent en garde contre les dangers du traitement que l’on a promu 4, et que les agences fédérales américaines en charge de la santé ne partagent pas cet optimisme et mettent plutôt en garde contre les dangers dudit traitement, il faut encore élargir le complot.
Quand des chercheurs venant de son propre IHU prennent part à des travaux observant que ledit remède fonctionne bien in vitro mais ni sur des singes couramment utilisés pour évaluer l’efficacité de ce genre de traitement ni sur des systèmes de cellules humaines 5, il faut élargir le complot, décidément extrêmement vaste, à son propre institut.
Enfin quand une étude paraît le 22 mai 2020 dans la revue The Lancet 6, l’une de celles avec un Facteur d’Impact (indice établi en fonction de “l’audience” d’un journal ou d’un chercheur à partir de divers facteurs et notamment du nombre de fois où ses travaux sont cités par d’autres chercheurs, les journaux ayant les plus hauts facteurs d’Impact étant ceux dans lesquels il est le plus dur de publier car ce sont eux recevant le plus de proposition d’articles et ou la compétition est donc la plus forte)– jadis si précieux au yeux du Professeur Raoult qui met volontiers le sien en avant comme gage de la qualité de ses travaux – les plus importants, avec des auteurs venant d’Harvard, de Suisse, du Tennessee, et de l’Utah, analysant près de 100 000 patients venant de 6 continents, 80 000 servant de groupe contrôle recevant les standards actuels de soin, et 15 000 recevant divers traitements à base de Chloroquine, observe que ceux qui prennent de la Chloroquine meurent plus et font plus d’arythmie cardiaque, et que ceux qui prennent de l’Hydroxychloroquine en combinaison avec de l’Azithromycine font encore plus d’arythmie et meurent encore plus (il faut cependant rappeler que les auteurs de l’article soulignent que corrélation ne vaut pas nécessairement causalité et qu’il faut tout de même conserver un certain recul quand à l’interprétation de ces résultats), il faudra soit accepter d’amender ses déclarations d’un remède qui fonctionne à 100 %, soit élargir presque à l’infini cette conspiration née de l’union des rancoeurs personnelles et des intérêts pharmaceutiques décidément prêts à tout pour ne pas s’enrichir en vendant en masse un médicament déjà sur le marché et préférant à la place se ruiner en essais en tout genre sans la moindre garantie de parvenir à faire émerger un traitement à temps pour que la demande soit encore assez forte pour couvrir les investissements réalisés.
9 – « L’éthique » contre les faits
Mais ce style populiste médical opportuniste est manié par des insiders du système. Ceux-ci le connaissent bien et ne manquent pas de ressources. Pour répondre à l’absence de groupe contrôle ne recevant pas d’hydroxychloroquine dans ses études, le Professeur Raoult répond qu’en tant que médecin il ne juge pas éthique de priver des patients du traitement au nom de la science et du besoin d’avoir un élément de comparaison.
On voit là en premier lieu un argument parfaitement recevable, et l’on en vient même à se demander qui pourrait éthiquement faire preuve d’un cynisme allant jusqu’à donner un placebo à un patient en lui disant : « désolé, tu as reçu le placebo, tu vas mourir, pas chance, c’est au nom de la science ».
Mais lorsque l’on lit l’étude du Lancet, l’argument se retourne. Lorsqu’on voit que la prise d’Hydroxychloroquine en association avec un macrolide (classe d’antibiotique à laquelle appartient l’azithromycine) augmente significativement la probabilité de mourir chez les patients qui le prennent, on est en droit de se demander s’il est « éthique » de donner à un patient un traitement qui dans ce dosage et ce contexte n’a pas été étudié et dont il semble qu’il s’avère in fine augmenter sa probabilité de mourir en lui disant : « tu reçois quelque chose qui en fait augmente ta probabilité de mourir, on ne l’avait pas bien testé, désolé. »
Enfin de la même manière, quiconque prétend que le Sars Cov 2 contient des séquences du VIH en se basant sur un unique preprint 7 indien depuis retiré par ses auteurs, va devoir élargir sans cesse le complot qu’il prétend dénoncer pour expliquer le fait que malgré une séquence en accès libre, il y ait une absence criante de publications sur le sujet abondant dans son sens.
La base de la méthode scientifique est la reproductibilité. Un résultat est « scientifiquement établi » dès lors qu’en refaisant les mêmes expériences que l’auteur d’une publication scientifique, on obtient ce même résultat. C’est d’ailleurs pour cela qu’un article de recherche doit contenir toutes les informations nécessaires sur le matériel et les méthodes employées, pour que d’autres puissent refaire ces mêmes expériences et normalement arriver aux mêmes résultats. Dans un monde où les communautés scientifiques sont plus interconnectées que jamais et où un nombre conséquent de laboratoires de recherche dispose des moyens de refaire ses expériences et d’en publier des premiers résultats de plus en plus rapidement, la seule parade face à une absence de reproductibilité de ses résultats est la surenchère dans la dénonciation d’un complot de plus en plus large, ou l’invocation d’une hypothétique « éthique », tous ceux qui trouvent différemment étant forcément impliqués de près ou de loin.
10 – L’incarnation d’un récit toujours efficace
C’est là, à la croisée de la rhétorique complotiste classique et du style populiste médical, jouant sur les colères, les craintes et le sentiment d’urgence, que prend tout son sens la « nouvelle carrière publique » du Professeur Raoult.
L’incarnation. Il incarne. Il incarne non seulement l’affront et la rébellion face à la caste des médecins et des scientifiques, « élites patriarcales et méprisantes par excellence », mais aussi de manière plus large la rébellion face au système, et face au pouvoir.
En outre, son apparence physique particulière à fait de lui un personnage très facilement reconnaissable, un meme, plutôt utilisé d’ailleurs par ses détracteurs, qui remplit le vide immense que présente la crise actuelle à ce niveau.
Car toute bonne histoire a besoin de personnages forts. Malgré leur volonté de rester un mouvement protéiforme et fondamentalement horizontal, les gilets jaunes ont fini par faire émerger des « figures », de par la pression extrêmement forte des médias et de l’opinion avide de pouvoir mettre des visages sur ce mouvement, et d’avoir des personnages lui permettant de raconter une histoire. La crise actuelle a mis en avant « les soignants », mais parmi eux aucun visage n’a émergé. Aucun autre personnage d’envergure ne s’est « révélé » au grand public et n’a pu incarner.
La nature ayant horreur du vide, faute de Florence Nightingale, elle s’est contentée du Professeur Raoult.
Sources
- https://www.mediapart.fr/journal/france/070420/chloroquine-pourquoi-le-passe-de-didier-raoult-joue-contre-lui
- https://www.lequotidiendumedecin.fr/hopital/voit-revenir-les-tableaux-excel-lhopital-des-medecins-inquiets-du-retour-des-vieilles-habitudes?utm_source=facebook_qdm&utm_medium=social&utm_campaign=fb_qdm_20200505_9
- https://www.lesinrocks.com/2020/04/09/actualite/politique/il-y-a-trop-de-lits-dhopitaux-en-france-cette-video-deric-woerth-en-2007-fait-tres-mal/
- https://jamanetwork.com/journals/jamanetworkopen/fullarticle/2765499
- https://www.researchsquare.com/article/rs-27223/v1
- https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)31180-6/fulltext
- Article publié mais n’ayant pas encore passé toutes les étapes de la revue par les pairs.