Non-lieux littéraires

Dans ce premier roman autofictionnel, la narratrice fait d'un quartier de Varsovie un personnage capital.

Dorota Kotas, Pustostany [Maisons vacantes], Varsovie, Niebieska Studnia, 2020, 184 pages, ISBN 9788366324039

Le premier livre de Dorota Kotas, née en 1994, a été publié en Pologne le 17 janvier 2020. Pustostany a été lancé par la petite maison d’édition Niebieska Studnia (Le puits bleu) sans grande publicité, sans stratégie publicitaire fantaisiste, mais avec une idée longuement mûrie et réfléchie. En polonais, « pustostan » signifie un appartement, une maison, une pièce vide, inutilisée, souvent détruite, qui a besoin d’être rénovée. Dorota Kotas a créé une histoire surréaliste et onirique au sujet d’une vieille maison de ce genre, située à Varsovie, et qui, pour reprendre le terme forgé par Marc Augé1, constitue une sorte de non-lieu. La critique littéraire polonaise Eliza Kącka écrit en plaisantant que l’écrivaine avait ainsi fondé le « Département d’imagination de l’Université des phénomènes ignorés ». Et elle ajoute :

« Dans un non-lieu, le temps s’écoule très lentement et se manifeste par une décomposition progressive. Le non-lieu se distingue par son odeur de renfermé. De l’excès de temps, réduit au silence, l’espace est bouclé, créant spontanément le Laboratoire des phénomènes ignorés. Lorsqu’un Esprit de Recherche se niche dans une telle enclave, les Phénomènes Ignorés produisent un effet nommé poésie. Comme nous le savons tous, il existe une végétation rudimentaire, qui se répand sur les restes d’habitations humaines — orties, pelles, chardon, etc. Il y a aussi de la poésie rudimentaire, y compris en prose. »2

Pustostany est un exemple de cette poésie des phénomènes ignorés, qui a pris la forme d’un recueil de dix-neuf histoires vaguement liées à la biographie de son autrice. Dans cette autofiction, nous nous retrouvons face au monologue exubérant d’une narratrice qui raconte le monde tel qu’elle le voit : médiocre, triste, brutalement exigeant. Pour se défendre, elle s’arme d’ironie et d’humour. La narratrice s’adresse à nous par un flux de conscience dans lequel elle peut raconter, d’un seul souffle, que dans un immeuble abandonné dont les habitants sont décédés, elle mange la nourriture laissée par les anciens locataires et s’habille de leurs vêtements.

L’œuvre ne cesse d’interroger la possibilité de communiquer avec les autres, ce que reflète fidèlement cette conversation téléphonique que la narratrice a avec un homme intéressé par l’achat de pièces anciennes :

« Notre conversation a commencé à plusieurs reprises, en alternance :  « Allô ! Allô ! » et cela a duré quelques bonnes minutes, ce que j’aurais dû interpréter tout de suite comme un mauvais signe. Mais je ne l’ai pas fait, du moins pas tout de suite, parce que j’étais tellement absorbé à dire mon allô en réponse au allô de quelqu’un d’autre que j’ai rapidement perdu ma vigilance. Pendant un moment, j’ai même pensé que c’était une très bonne conversation. Enfin, je ne suis pas obligée de réfléchir à ce qu’il faut répondre ou d’essayer de donner un sens à ce que je dis. Aucun de nous n’a essayé d’impressionner l’autre, ni d’être original, ni de prendre un air de supériorité, ni de causer de la douleur, ni de juger. Allô avait de la modération et du style. Je m’y suis sentie à l’aise et jusqu’à un moment, cette conversation a été exemplaire, exactement comme je pense que toute conversation au téléphone devrait l’être, c’est-à-dire pleine d’émotions, de concret et de simplicité, ce que je considère comme un indicateur de bon goût. »3

L’écrivaine aborde alors la question du canon de la beauté, en poussant certains des dilemmes de la narratrice jusqu’à l’absurde. Le vide, c’est aussi l’état intérieur de la narratrice, qui ressasse sans cesse son incapacité à s’affirmer et son besoin de se référer constamment aux normes sociales. 

« Je cherche souvent à juger de ma tristesse par rapport à d’autres femmes ou à d’autres filles. Je les regarde et je les mesure. Je me demande si elles pleurent souvent et combien de temps elles dorment. Quelle quantité de sucre et de sel consomment-elles pendant la journée ? Ont-elles la force de se peindre les ongles de pied régulièrement ? De quelle couleur est leur visage ? Leurs bras sont-ils baissés ou proches de leur menton ? Comment placent-elles leurs mains lorsqu’elles sont assises en face de moi dans le métro ? J’observe si elles regardent leur reflet dans la vitre et quelles sont ensuite leurs expressions faciales. »4

Dans l’écriture de Dorota Kotas, la féminité et le questionnement du corps sont omniprésents. Les corps demandent à être habillés, nourris, promenés. Dans le chapitre intitulé « Tristesse/Corps », la narratrice décrit ainsi son corps comme un « petit aquarium » :

« Un jour comme celui-ci, quand il fait très froid et que tout mon corps me fait mal, je m’allonge sur le matelas. S’il pleut devant la fenêtre, il me semble que je me balance au rythme des marées, qui sont à des centaines de kilomètres, mais auxquelles je me sens liée, car je sais que l’eau de la mer tombe sur mon toit, mon balcon et dans la boîte à tomates. Mon corps semble dur et lourd. J’ai l’impression de me répandre dedans ; une chaleur rouge sort de moi. Je vois mon corps comme un petit aquarium ; il y a des animaux qui nagent à l’intérieur. Par exemple, un cœur qui réagit mal au contact humain, nourri de beignets et de coca-cola pour le consoler. »5

Pustostany est un témoignage sur la façon de ne pas vivre, en particulier à Varsovie, cette ville concentrée sur la réussite, la ruée vers une vie meilleure, typiques des villes à croissance rapide. Kotas nous en montre l’envers : comment se débrouiller sans travail, sans argent et sans but. Et dessine en arrière-plan la situation des jeunes, accablés par les attentes sociales.

« Je n’ai pas donné naissance à un seul petit insurgé dans ma vie, je n’ai inventé aucun élément, je n’ai pas grandi, je n’ai pas trouvé de mari ou de femme, je n’ai pas appris à parler aux gens, je ne suis pas allée une seule fois à la salle de gym Core Fitness, je n’ai pas fait de pain au levain, je n’ai pas pris de crédit en francs et je n’ai pas fait pousser de tomates sur le balcon. J’aimerais donc écrire un livre au moins, mais je ne sais pas si je vais y arriver un jour, parce que je n’ai même pas mon studio ou ma vie. Mais je voudrais qu’il reste quelque chose de ma maison au moins par écrit, quelque chose de tout ce qu’il y a après Prague6, des étrangers morts, des étals qui s’écroulent, des sacs pleins de haillons, des chiens indésirables, des conserves d’après-guerre, des palmiers qui se flétrissent sur les rebords de fenêtres, des chips non mangées, du plâtre qui se décolle et quelque chose des mots que la grosse dame m’a dit dans un bus. »7

Les espaces vides sont associés aux squats et aux sous-cultures qui s’en emparent, qui crient haut et fort leur rébellion contre le système. Le livre de Kotas enregistre aussi un certain changement social. Alors que les représentants des contre-cultures criaient pour ne pas se soumettre au système, elle suggère, dans une enclave fermée de la vie varsovienne dans le quartier de Praga-Południe de lui reprendre ce qu’il y a de plus précieux : sa propre existence. Vivre sa propre vie s’avère impossible dans le flot des lifestyles qui se proposent de la formater. L’héroïne se laisse donc délibérément vivre dans les marges, radicalement différente du courant dominant, un peu par choix, un peu par incompatibilité et un peu par maladresse.

Pustostany est aussi une histoire très varsovienne. La métropole, ou plutôt l’une de ses parties, le quartier Praga-Południe, relativement délaissé par la politique urbaine, est ici un personnage secondaire capital. L’écrivaine confronte l’image d’un clochard faisant ses courses dans un magasin d’alcool, en compagnie de ses chiens, à l’influence des politiciens sur l’environnement. Il faut savoir qu’en hiver, en Pologne, les compteurs de pollution atmosphérique sonnent l’alarme.

« Les deux chiennes sont constamment enceintes et marchent, leurs laisses que personne ne tient traînant symboliquement derrière elles ; le chanteur appelle de temps en temps ses animaux de compagnie. Tout un troupeau de fourrures traîne sous les roues des voitures, obligées de rouler à cinq kilomètres à l’heure pour l’éviter. Et je respecte la pression qui est exercée de cette façon, car elle sert à obliger les chauffeurs à réduire leur vitesse et, à long terme, à éliminer les voitures des villes et peut-être de nos vies. Cette campagne permet de réduire efficacement le smog. La mission d’un ivrogne, qui fait plus pour le monde que les politiciens et les ministères de la défense nationale, où il n’y a probablement pas un seul chien, ce qui en soi devrait déjà faire réfléchir et limiter la confiance. Mais grâce au fait qu’il y a tant de chiens dans la rue à Praga-Południe, nous vivons et respirons toujours l’air, ou plus précisément les restes d’oxygène, apparemment encore présents et gratuits. La vie continue et nous pouvons la gâcher. »8

Pêle-mêle, le livre de Dorota Kotas traite de la tristesse du chômage, des difficultés de contact avec les autres membres de la société et des aspirations absurdes que l’on nourrit. La narratrice qu’elle a créée se promène dans la vie avec crainte et sans but (comme elle l’admet elle-même), dans un environnement où la réalité même de ce qui l’entoure est rendue incertaine. Elle est aussi émouvante que triste, aussi grotesque et surréaliste que bien réelle. On pourrait accuser la narratrice de jouer avec la réalité, de nier les règles de la vie sociale qui feraient obstacle à son projet, de répondre à la contrainte par l’euphorie pure. Cependant, son entreprise transgressive mérite qu’on se demande si, dans sa vie en marge de la précipitation métropolitaine, la narratrice de Dorota Kotas n’a pas une chance de vivre plus véritablement que le reste de la société ; si ce ne sont pas les autres qui ont le plus à perdre en restant dans l’illusion d’agir et en obéissant au turbo-consumérisme.

Sources
  1. Voir Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992.
  2. Eliza Kącka, « Pieśni na ruderę i głos », paru dans Dwutygodnik 01/2020 (en ligne : https://www.dwutygodnik.com/artykul/8723-piesni-na-rudere-i-glos.html).
  3. Dorota Kotas, Pustostany [Maisons vacantes], Varsovie, Niebieska Studnia, 2020, p. 65-66.
  4. Ibid., p. 45.
  5. Ibid., p. 45-46.
  6. Il ne s’agit pas de la capitale tchèque, mais du nom d’un quartier de Varsovie, Praga-Południe.
  7. Ibid., p. 151-152.
  8. Ibid., p. 92.
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