Molnár T. Eszter (née en 1976, à Budapest) est écrivaine et chercheuse en biologie. Après son doctorat en immunologie, elle a travaillé à l’Institut Max Planck à Fribourg, et n’a commencé à publier qu’en 2014. Son premier livre (Stand-up !), a reçu en 2016 le prix du meilleur roman pour adolescents et était parmi les trois finalistes du prix du premier roman. Elle est membre du cercle viennois kollektiv sprachwechsel et de la Société des Gens de Lettres de Hongrie (Szépírók Társasága). Son dernier livre, Thérèse ou les souvenirs du corps donne une image particulièrement crue et désillusionnée de l’Europe.

Budapest

Avril 2020

J’habite à Buda1, au pied des collines, à mi-chemin entre un arrêt de tramway en direction du centre-ville et la forêt. Malgré une circulation intense devant la maison, durant les soirées hivernales, le renard s’invite fréquemment dans le jardin, et quelques rues plus haut, on peut même trouver des sangliers. Il y a quelques jours, quand je suis allée à la pharmacie, le quartier était incroyablement calme, les enfants ne jouaient pas dans la cour de l’école voisine et les voitures ne faisaient pas la queue au feu rouge comme les autres jours. En écoutant la chanson du merle, je pensai que, si les mesures de confinement devenaient plus strictes, la nature reprendrait lentement possession de la ville. En quelques mois, la haie se déchaînerait, l’herbe pousserait jusqu’à hauteur des hanches, les cigognes s’installeraient le long du canal et à l’automne, je pourrais entendre des chevreuils à côté de l’autoroute. À l’entrée de la pharmacie, je croise un homme âgé avec un masque chirurgical. On se connaît de vue. D’habitude, nous hochons poliment la tête en guise de salutation en nous croisant, mais cette fois il a détourné son regard, et nous nous sommes éloignés l’un de l’autre.

Malgré une circulation intense devant la maison, durant les soirées hivernales, le renard s’invite fréquemment dans le jardin, et quelques rues plus haut, on peut même trouver des sangliers.

Eszter T. Molnár

J’aime le genre dystopique et j’ai parfois l’impression que j’aurais pu narrer l’épidémie actuelle dans un roman. Cependant, même si je l’avais écrit, je n’aurais pas pu croire qu’elle pût devenir réalité. Ma génération a grandi en faisant confiance à une croissance continue, à une époque où les acquis de la technologie et de la médecine nous faisaient oublier la fragilité humaine. Née dans une famille de médecins, j’ai souvent demandé à ma mère de me raconter, le soir, l’histoire des vaccinations. Plus tard, en tant que chercheuse en immunologie, j’ai étudié la vaccination contre la grippe, tout en considérant néanmoins que la pollution et le réchauffement climatique étaient des menaces plus importantes pour l’humanité qu’une éventuelle pandémie. Bien que je fusse confrontée aux épidémies modernes comme le SRAS, MERS et Ebola, et tout en sachant que l’intensification des flux de personnes dans le monde décuplait les changes de propager l’infection, j’avais l’illusion que les épidémies pouvaient être contenues.

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© Orsolya Láng (Orsolya Láng est une poétesse et plasticienne, amie de l’auteure)

En Europe centrale, nous ne sommes pas menacés par les ouragans, les tremblements de terre, les serpents rares ou les araignées. De surcroît, d’après mon expérience, les guerres ont lieu ailleurs. Au moins hors de nos frontières. De toute manière, en Hongrie, il est de coutume de chercher le problème à l’extérieur de chez soi : par exemple en pointant du doigt l’ennemi, les dissidents, les immigrants ou encore le voisin. Mais maintenant, l’ennemi est parmi nous, invisible. Il se cache dans le corps de nos proches, dans nos amis, et le seul moyen de nous défendre est de rester loin les uns des autres. Chaque être humain peut être une source de danger, et nous sommes également un danger pour les autres.

L’ennemi est parmi nous, invisible. Il se cache dans le corps de nos proches, dans nos amis, et le seul moyen de nous défendre est de rester loin les uns des autres

Eszter T. Molnár

Au fil des semaines, les croyances de base, les évidences s’effondrent et notre mode de vie, nos habitudes, disparaissent du jour au lendemain. Il est compréhensible que la première réaction de la population soit l’incrédulité, puis la panique, et enfin l’anxiété. Ce n’est pas ce qu’on nous avait promis. Une telle perte de confiance n’arrive probablement que durant les périodes de guerres. Certains y répondent par le déni ou le blâme de la victime, d’autres par un humour noir ou une volonté d’agir. Il me semble que ceux qui arrivent à gérer et à traiter la situation sont ceux qui sont activement impliqués dans les réactions à cette urgence sanitaire et ce sont également ces personnes qui sont biologiquement les plus adaptables de la société.

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© Orsolya Láng

Passé le premier choc, il est plus facile d’accepter des restrictions dans notre liberté. Au début, nous nous mécontentions de l’annulation des expositions, des sorties littéraires, des tournées et des représentations théâtrales, mais au bout de la deuxième semaine, nous sommes heureux de pouvoir encore acheter un filet de poulet pour un prix abordable dans le petit magasin alimentaire du coin. Tous ceux qui le peuvent restent à la maison, la ville est vide, nous ne voyons pas nos amis, nous faisons cours à nos enfants à la maison, nous faisons des entraînements physiques dans le salon, et le soir, nous prenons notre température et appelons nos parents pour voir s’ils respectent aussi les restrictions actuelles liées au confinement. Cependant, tout en faisant de notre mieux pour vivre notre vie dans une relative normalité, nous nous interrogeons sur la durée du confinement (obligatoire ou volontaire), et plus largement sur la question de savoir si le coronavirus ne provoquera qu’une urgence temporaire ou, si cette crise marque le début d’un nouvel ordre mondial.

Le Covid-19 peut-il être vaincu, comme la variole noire (éradiquée en 1980), ou devrons-nous nous contenter de vivre avec, comme nous vivons avec la grippe ? Il n’est même pas clair qu’une immunité efficace se développe après que l’infection a été vaincue, ou que le virus soit au contraire capable d’infecter la même personne à plusieurs reprises, même en succession étroite.

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© Orsolya Láng

L’éloignement social peut être maintenu pendant quelques mois, cela peut être même rafraîchissant, et la réduction de la production industrielle et du trafic aura un impact environnemental positif. Néanmoins, si cet éloignement devait durer — avec quelques pauses — jusqu’au développement d’un vaccin ou d’un traitement antiviral efficace, les conséquences seraient extrêmement profondes. En outre, après le Covid-19, nous devons nous tenir à tout moment prêts à répondre à la propagation d’une pandémie de même ampleur.

Après le Covid-19, nous devons nous tenir à tout moment prêts à répondre à la propagation d’une pandémie de même ampleur.

Eszter T. Molnár

La société s’adaptera aux nouvelles circonstances et aux changements à venir. Les virus à évolution rapide maintiennent l’humanité sous une pression évolutive constante. Cependant, c’est précisément grâce à son adaptabilité que l’humanité a atteint le stade avancé de développement que nous vivons aujourd’hui. Rien ne le démontre mieux que la coopération liée à l’épidémie que nous observons, aussi bien dans le cadre de la diplomatie internationale et des communautés scientifiques qu’au sein des familles hongroises. Et bien qu’en tant qu’écrivain, je joue avec l’idée de ce que Budapest pourrait être si elle était complètement reconquise par la nature, les processus qui se déroulent sous mes yeux sont probablement plus intéressants que je ne peux encore l’imaginer.

Sources
  1. La ville de Budapest est constituée par l’agglomération des anciennes villes de Buda, Óbuda et Pest. Buda se situe dans l’Ouest de la capitale, sur la rive droite du Danube.