Dans toute votre œuvre littéraire, l’imagination, la vôtre et celle de vos personnages, occupe une place importante, sinon centrale, à travers notamment le réalisme magique. Diriez-vous maintenant, comme d’autres écrivains ont pu le dire à d’autres moments et pour d’autres raisons, que la crise mondiale que nous vivons montre que la réalité peut dépasser la fiction ?
J’ai toujours pensé que la réalité dépasse souvent tout ce que l’on peut imaginer. En tant que romancière, j’ai toujours à l’esprit le fait que la fiction doit être crédible, alors que la réalité, souvent, ne l’est pas. Je me souviens que lorsque j’ai écrit Le Plan infini, un roman basé sur la vie de l’homme qui était mon mari à l’époque, j’ai dû supprimer de nombreux épisodes parce que c’était trop, le résultat semblait exagéré. Et pourtant, malgré ces suppressions, un critique de San Francisco a estimé que les aventures du personnage principal étaient « too much ».
Nous avons cru comprendre qu’en ce moment, vous écrivez. Cette période singulière change-t-elle quelque chose à votre travail, à votre façon d’écrire et de concevoir la fiction ?
Ma famille et moi allons bien ; nous sommes en bonne santé et nous pouvons traverser la pandémie avec un certain confort. Mais je pense tout le temps à ceux qui sont seuls, qui ont perdu leur emploi, qui ont peur de tomber malade ou de souffrir de la faim. Ma Fondation travaille avec des personnes très vulnérables, en particulier avec les réfugiés à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, où les conditions dans les camps de réfugiés sont inhumaines. Pouvez-vous imaginer comment ils souffrent ces temps-ci ?
Personnellement, j’ai maintenant plus de silence, de solitude et de temps pour écrire. Il n’y a pas d’interruptions, de voyages, de conférences, etc. mais ma routine n’a pas beaucoup changé. Je me lève très tôt, je fais le ménage, je promène les chiens (avec masque et gants, bien sûr) et je m’enferme dans le grenier pour écrire. Je viens de terminer un livre (pas une fiction) sur mon expérience en tant que femme et j’ai commencé un roman.
Vous choisissez de situer une grande partie de votre œuvre littéraire sur le continent américain. Est-ce, à votre avis, un espace qui se prête davantage à la fantaisie, au fameux réalisme magique ?
Le monde entier se prête au réalisme magique. Mes histoires ont lieu dans différents endroits, mais je préfère certainement l’Amérique latine parce que c’est l’endroit que je connais mieux.
Voyez-vous une perception et une gestion différentes du coronavirus en Amérique latine par rapport à la façon dont il est perçu dans d’autres parties du monde ?
En Amérique latine, la pandémie est vécue de la même manière que dans le reste du monde, mais il y a moins de protection sociale, les services de santé manquent souvent de ressources de base et il y a plus de pauvreté, tout cela aggrave la situation. Cependant, presque tous les pays ont pris des mesures très restrictives pour lutter contre le virus, avec les problèmes économiques que ces décisions impliquent.
Si vous deviez choisir un personnage d’un roman avec qui passer le confinement, lequel choisiriez-vous ?
Je pense que je choisirais Clara del Valle, de La Maison aux esprits, parce que c’est un personnage magique, comme l’était ma grand-mère. Clara était clairvoyante et vivait connectée au monde des esprits. Il serait très amusant de passer la pandémie en sa compagnie à faire des séances de spiritisme, à échanger des recettes de tartes aux pommes par télépathie et à déplacer les meubles sans les toucher. Vous ne trouvez pas ? En plus, elle pourrait me dire comment et quand cette étrange situation va se terminer.
Pensez-vous qu’il y aura un avant et un après coronavirus ? Est-ce que quelque chose aura changé ?
J’espère de tout mon cœur que beaucoup de choses vont changer après le Covid-19. Nous avons eu l’incroyable expérience de vivre cette menace à l’échelle mondiale. L’humanité ne fait qu’un sur cette planète. Ce qui arrive à l’un, arrive à tous. Les murs et les lois qui nous séparent sont imaginaires, car au moment de la vérité, nous sommes tous ensemble. Au cours de ces semaines et mois d’enfermement, nous avons appris qu’il est possible de vivre avec moins, qu’une économie fondée sur l’avidité, le profit et une consommation toujours plus exagérée n’est pas viable.
Dans quelle mesure le phénomène du coronavirus, ou la crise sanitaire actuelle, peuvent-ils être matière à roman ?
Presque toutes les expériences humaines sont un matériau romanesque, notamment cette pandémie mondiale. Mais il faut du temps et une certaine distance pour l’analyser et pouvoir la raconter comme une fiction.
Dans quelle mesure la lecture, au temps du coronavirus, est-elle un moyen d’évasion ? Et l’écriture ?
Il semblerait que les gens soient en train de lire davantage ces jours-ci. Il n’y a pas de distribution de livres et les librairies sont fermées, mais beaucoup de livres numériques sont vendus. Les bons romans ne se contentent pas de divertir et d’accompagner ; parfois, ils nous instruisent. Nous ne sommes pas seuls. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que l’humanité est confrontée à une crise grave : tout finit par passer, rien n’est permanent et, en fin de compte, le plus important, ce sont les relations personnelles, l’amitié et l’amour.
Au cours de votre vie, vous avez déjà été confrontée à des crises, notamment politiques. La crise sanitaire peut-elle être comparée à d’autres types de crises ? Y a-t-il une particularité, par exemple, pour la production littéraire ?
La caractéristique commune entre cette pandémie et les autres crises qui frappent l’humanité, comme la dictature, la guerre, la criminalité, le narcotrafic, l’extrême pauvreté, etc. est la peur. Dans le cas de la pandémie, c’est un ennemi invisible qui s’attaque à tout le monde, bien que les pauvres soient toujours les plus vulnérables. Peu importe le nombre de précautions que nous prenons, nous ne sommes pas vraiment en sécurité, nous ne pouvons pas échapper, nous avons tous peur. J’ai pu échapper à la répression brutale d’une dictature, mais dans le cas d’une pandémie, on ne peut pas fuir. La littérature de science-fiction a souvent exploré le thème de la dystopie, de la fin terrible pour une grande partie de l’humanité, d’un retour à l’âge des cavernes et du cannibalisme (comme le roman The Road de Cormac McCarthy). Je pense que cette pandémie va donner beaucoup de matière aux créateurs, non seulement à ceux qui écrivent des romans, mais aussi au cinéma, au théâtre et à d’autres formes d’art.
Nous avons appris ce matin la triste nouvelle du décès de Luis Sepúlveda, une autre figure de la littérature latino-américaine et mondiale…
J’ai été très attristée d’apprendre la mort de Luis Sepulveda. Je n’ai pas eu la chance de le rencontrer en personne, mais ses livres m’ont accompagnée à de nombreuses reprises. C’est une perte pour la littérature universelle et pour le Chili. Je peux imaginer la douleur de Carmen, de toute sa famille et de ses amis.