Paris. La France et l’Europe sont à l’arrêt. L’impératif sanitaire a fini par primer sur les intérêts économiques. La récession sera sévère. Dans l’hexagone, l’INSEE estime qu’un mois de confinement occasionne une baisse de 3 % du PIB. La chute de l’activité fera exploser le chômage, réduira les dividendes versés et fait déjà chuter la bourse. Les gouvernements s’attèlent dans l’urgence à juguler la crise sanitaire et à maintenir à flot les capacités de production.

La «  guerre  » au coronavirus n’épuise pas pour autant le débat sur les moyens de la conduire. De même, la préparation des plans de relance peut être l’occasion de dresser l’inventaire des politiques passées, de réfléchir au renforcement du modèle social européen et à la transition vers un modèle de développement durable. Le président de la République s’est lui-même proposé de «  tirer toutes les conséquences de la crise  ».

A cet égard, trois questions éminemment politiques se posent d’ores-et-déjà. La première est inhérente à la gestion de la crise sanitaire en tant que telle.  La seconde concerne le contenu des politiques de sortie de crise mises sur pieds. La troisième porte sur la capacité de l’Union européenne à apporter une réponse coordonnée et à déployer la solidarité financière nécessaire pour surmonter ces crises sanitaire et économique.

Hésitations sanitaires

Du point de vue de l’épidémiologie1, trois réponses étaient possibles face à la pandémie. 

La première est le confinement total, tel que celui pratiqué par la Chine. Elle limite en deux mois la population infectée sous le pic de 10 %. La pandémie se résorbe totalement au septième mois. Mais, compte tenu de la forte part de cas «  naïfs  » (i.e. de la faible proportion de la population immunisée), un effet boomerang est susceptible de se produire si la réouverture des frontières conduit, à la levée du confinement, à l’arrivée de porteurs étrangers du virus. Cet effet se traduit par une résurgence du virus, pouvant toucher un quart de la population au neuvième mois.

La deuxième réponse consiste à laisser le virus circuler, sans confiner la population. Le pic de 60 % de la population infectée est atteint au bout de 3 mois et demi. Celle-ci développe des défenses permettant d’immuniser le pays et de faire disparaître la pandémie au sixième mois, sans risque de rechute. Cette option, retenue par la Suède, le Royaume-Uni et les Pays-Bas, a un prix  : bien que le taux de mortalité (1 à 2 %) et la proportion de cas sévères (10 %) engendrés par le Covid-19 soit relativement faible, elle implique d’assumer l’explosion, en valeur absolue, du nombre de cas graves (et donc de victimes). C’est pourquoi, face à la multiplication des cas sévères, le Royaume-Uni a été amené à reconsidérer cette solution.

La troisième solution est celle de la distanciation sociale. Comparée à la précédente, elle vise à retarder le moment du pic, touchant alors 25 % de la population au bout de 4 mois et demi. Ce scénario laisse en théorie la possibilité au système sanitaire de traiter les 10 % de cas graves et limite le nombre absolu de victimes. Source d’immunisation, la contagion d’une partie moins importante, mais non négligeable, de la population «  permet  » une extinction de la pandémie à partir du huitième mois. Cette solution, appliquée en Corée du Sud2, requiert d’être en mesure de prévenir l’afflux de cas graves dans les hôpitaux. Elle implique de disposer de masques de protection en quantité importante, de désinfecter systématiquement des lieux publics, de procéder à un dépistage massif, de pouvoir isoler et traiter assez tôt les personnes infectées grâce aux thérapies de secours existantes, en attendant mieux. Ces conditions n’étaient manifestement pas réunies dans notre pays, qui a paru tergiverser dans ses choix. La France a d’abord penché en faveur de la distanciation sociale, le couple présidentiel s’affichant lui-même au théâtre le 6 mars, comme pour symboliser que l’heure n’était pas au confinement.

A l’épreuve du feu, la distanciation sociale a rapidement cédé place au confinement partiel, imposé mardi 17 mars. L’explication de ce virage tient dans le fait que le système sanitaire s’est rapidement trouvé en tension en raison d’un déficit d’investissements passés, dû au choix de faire fonctionner les hôpitaux à «  flux tendus  ». Face à la pandémie, les services de réanimations ont rapidement été submergés par l’afflux de cas graves. Seulement 5000 lits étaient disponibles en réanimation, avant que n’en soient redéployés autant en provenance d’autres services, au prix d’un report de nombreuses interventions. Mais cela restait insuffisant face au pic qui s’annonçait. Le nombre de respirateurs artificiels était limité. Une partie du personnel soignant, débordé et insuffisamment pourvu de masques, fut lui-même infecté. Le problème éthique de la sélection des patients se posa.

Cette «  guerre  » conduira-t-elle le chef de l’État à reconsidérer la politique hospitalière menée depuis plusieurs quinquennats, dénoncée par l’ensemble du personnel soignant et ayant abouti à faire fonctionner les hôpitaux à flux tendus  ? Lors de ses interventions télévisées, Emmanuel Macron n’a pas tari d’éloges à l’endroit des services publics et a déclaré vouloir «  tirer toutes les conséquences  » de cette crise. Alors «  chiche  », Monsieur le président  ? ! Le moment est d’autant plus propice que la Commission européenne a immédiatement proposé la suspension du pacte de stabilité afin de permettre aux États d’emprunter les ressources nécessaires face aux conséquences économiques et sanitaires de la crise du coronavirus.

La France tirera-t-elle « les conséquences de la crise  »  ?

Le contenu du plan d’urgence qui se dessine en France ne présage hélas en rien d’un changement de cap. Dans la Loi de finance rectificative, 45 milliards sont empruntés en 2020 pour préserver la «  capacité de rebonds  » des entreprises, lorsque la reprise interviendra après le confinement. Le plan est centré sur des garanties de prêts et des reports ou annulations d’échéances fiscales et de charges, afin de préserver la trésorerie des entreprises. Il repose également sur le financement du chômage partiel, afin de maintenir les compétences dans l’entreprise. Au-delà de ces mesures, semblables à celles prises lors de la crise de 2008, aucun Green and Social New Deal n’est envisagé. 

Les mesures annoncées restent fidèles à une politique de l’offre3 dont les effets annoncés sur les investissements porteurs d’avenir sont pourtant loin d’être probants. Alors que le taux de marge des entreprises (la part des profits dans la valeur ajoutée) a atteint un pic historique de 33 % en 2019, les bénéfices dégagés ont servi essentiellement à verser des dividendes.  Ceci permet d’attirer des actionnaires, dont les placements font monter la valeur boursière des entreprises cotées. Mais cela réduit la part des bénéfices permettant d’autofinancer les investissements dans l’économie réelle. Lorsque les entreprises s’endettent, ce n’est pas tant pour accroître leur stock de capital fixe que pour réaliser des opérations purement financières d’acquisitions d’actifs en bourse. C’est une des raisons pour lesquelles le marché actions était survalorisé, les titres échangés étant adossés à des entreprises dont la croissance réelle est faible. Le retournement de ce marché se serait tôt ou tard produit. L’arrêt de l’activité, suite à la crise sanitaire, en a précipité le moment, extrêmement brutalement. En invitant les entreprises ayant recours aux aides de l’État à renoncer à verser des dividendes, le gouvernement révélait qu’il avait conscience de l’ineptie du comportement des entreprises financiarisées. Ces dernières ont-elles pour autant intérêt à réduire le versement de dividendes dans un contexte de marchés boursiers baissiers, où leur préoccupation première est de séduire les actionnaires volatiles  ? Toujours est-il que, pour d’éviter des mesures législatives contraignantes, l’Association Française des Entreprises Privées a demandé à ses 110 entreprises adhérentes de réduire leurs dividendes de 20 % et de baisser la rémunération de leurs dirigeants de 25 %, en cas de recours au chômage partiel. La BCE demandait pour sa part aux banques de suspendre jusqu’en octobre le versement de dividendes et les opérations de rachat d’action.

Socle du plan de sortie de crise, la politique de l’offre implique par ailleurs la maîtrise de l’évolution de la dépense sociale, dont le financement est suspecté de compromettre la compétitivité. Aux yeux de ses promoteurs, renforcer le modèle social risquerait d’alourdir le coût du travail et la pression fiscale des entreprises. Cela contribuerait également à creuser à nouveau la dette sociale, en défaveur de laquelle sont établis les choix gouvernementaux, affectant le surcroît d’endettement public autorisé aux mesures de soutien aux entreprises. Ainsi, malgré la déclaration d’amour faite par chef de l’État au modèle social français, aucune Loi de Financement de la Sécurité Sociale (LFSS) rectificative n’était prévue. Seulement 2 milliards seraient levés pour faire la «  guerre  » sanitaire, dont la conduite logistique prête elle-même à de nombreuses controverses. D’aberrantes et coûteuses opérations de communications étaient engagées, telles que le montage d’un hôpital de campagne à Mulhouse, ou encore le transfert de malades par TGV ou par avion, alors que la réquisition de bâtiments publics, le transfert de matériels (respirateurs, etc…) en provenance des régions excédentaires vers les régions déficitaires eût été plus efficace, moins risqué pour les malades et moins chronophage en personnel soignant (mobilisé pour les besoins de l’opération et faisant défaut dans les services débordés).

Le moment est pourtant venu d’investir massivement dans les infrastructures sanitaires, le matériel médical déficitaire, d’organiser le dépistage massif, de densifier la carte hospitalière, d’assumer des surcapacités en réanimation – salutaires en période de crise –, de créer les postes et les lits nécessaires dans les urgences, de replacer le praticien au cœur de la gestion de l’hôpital – et non le technocrate assimilant celui-ci à une entreprise.

Le virus ne s’est pas diffusé « tout seul » sur la planète. La mondialisation en est le véhicule. La carte des régions du monde touchées par la pandémie se superpose à celle de la densité des lignes aériennes qui les desservent, vecteurs essentiels de la mobilité internationale et du changement climatique. La dépendance de l’offre envers l’usine du monde qu’est devenue l’Asie, ainsi que la recherche de débouchés sur les marchés mondiaux en sont deux piliers, particulièrement friables. L’épisode de la pénurie de masques et de médicaments produits en Europe, pour cause de délocalisation des industries textiles et pharmaceutiques en Asie, est à peine caricatural… Le temps est venu de dé-mondialiser l’économie, de constituer des filières courtes de production, de nationaliser les industries stratégiques (celles-ci incluant l’industrie pharmaceutique), de reconstituer des bassins d’emploi locaux dans la perspective d’une véritable transition écologique, d’engager franchement la transition énergétique et la politique des transports. La planification indicative à la française pourrait être aisément redéployée pour organiser ce changement de modèle. Telles sont les premières conséquences que le citoyen éclairé, pour sa part, peut tirer de cette crise.

La solidarité européenne à l’épreuve

La pandémie sans frontières et ses conséquences macroéconomiques mettent à l’épreuve la solidarité financière et sanitaire des États membres de l’Union européenne. Les chefs d’État et de gouvernement, réunis en visio-conférence le 26 mars, on certes entériné la suspension du pacte de stabilité et des textes encadrant les d’aides d’État pour permettre aux États d’emprunter au-delà des limites autorisées par les textes et de venir au secours des entreprises. De même, après une première réponse timorée faite le 12 mars, la Banque Centrale Européenne a décidé de brandir le «  bazooka  » en annonçant le 19 mars le rachat de 750 milliards supplémentaires de dettes publiques et privées (ajoutés aux 125 milliards préalablement décidés). Cela permettra de détendre le marché obligataire où les États pourront s’endetter à bas taux d’intérêt. Il n’empêche. La récession qui touchera sévèrement l’ensemble de la zone euro et les chocs asymétriques actuels (i.e. l’impact spécifique à chaque pays de la pandémie) représentent les cas d’école où une capacité budgétaire commune et coordonnée est appelée à se déployer, pour compléter les mesures précédentes. Elle a pour vocation de transférer aux États membres, ayant abdiqué leur souveraineté monétaire et disposant de ressources budgétaires limitées, les moyens nécessaires pour affronter ces crises.

Hélas, le budget européen (représentant à peine plus de 1 % du PIB communautaire) restera insuffisant pour jouer ce rôle, comme le laissent présager les négociations en cours du cadre financier pluriannuel 2021-2027. C’est pourquoi la France, l’Italie, l’Espagne et six autres États en ont appelé, lors de ce Conseil européen, à l’émission de «  coronabonds  » pour financer la solidarité sanitaire et financière européenne.4 Ces coronabonds sont l’avatar d’euro-obligations, susceptibles de lever de nouvelles ressources propres pour le budget européen. L’Allemagne en a toujours rejeté la perspective, au nom du refus d’une mutualisation des dettes, proscrite par les traités. Ces quasi-bons du Trésor européens posent de surcroît le problème de leur émission par un embryon de Trésor européen qui, s’il voyait le jour, devrait théoriquement être placé sous l’égide de la Commission et contrôlé par le Conseil et le Parlement européen, selon les canons de la «  méthode communautaire  ». Une modification des traités aurait été pour cela nécessaire. Or l’Allemagne a toujours refusé un tel saut vers le fédéralisme budgétaire, défendu par l’actuel chef de l’État français. Avec les États «  frugaux  » (Autriche, Pays-Bas, Finlande), elle a toutefois fini par accepter de mobiliser le Mécanisme Européen de Stabilité (MES), comme alternative aux «  coronabonds  ».  La principale différence est que les «  coronabonds  » serviraient à financer des dépenses communes alors que les prêts du MES sont destinés aux seuls Etats membres et alourdissent par conséquent leur dette récipiendaire. Ils sont d’une faible utilité si la BCE déploie ses programmes de rachats d’obligations pour permettre aux Etats d’émettre à bas taux.5

Entré en vigueur en 2012, le MES a été créé lors de la crise des dettes souveraines. Il est accessible aux Etats ayant ratifié le traité budgétaire (le Traité sur la Stabilité, la Convergence et la Gouvernance imposant l’équilibre structurel des comptes publics), voulu par la chancelière allemande. Le MES est un mécanisme intergouvernemental. Doté de 80 milliards de fonds propres et de plus 620 milliards de capital exigible des Etats, il est piloté à l’unanimité par un Conseil des gouverneurs présidé par le président de l’Eurogroupe. Chaque pays y est représenté par son ministre des finances. En cas d’absence de consensus, une majorité qualifiée de 85 % prime, où les voix des principaux contributeurs (Allemagne et France – qui contribuent respectivement au MES à hauteur de 27 % et 20,5 %) sont décisives. Le MES peut emprunter sur les marchés et prêter aux États qui le demandent, à la condition qu’ils appliquent la politique décidée en contrepartie et contrôlée par une troïka composée de représentants de la BCE, de la Commission et du FMI. Ce dispositif est parfaitement conforme au principe de «  macro-conditionnalité  », cher à l’ancien ministre des finances allemand Wolfgang Schaüble.6

La stratégie des dirigeants allemands est au demeurant cohérente. L’Allemagne a orienté sa stratégie économique vers l’exportation en imposant la déflation salariale à toute l’Europe. Ses entreprises tirent parti du grand marché unique pour écouler leurs marchandises et sous-traiter certains segments de production. Leur compétitivité est dopée par une monnaie unique sous-évaluée par rapport à ce qu’aurait été un Deutsch Mark adossé à un commerce extérieur excédentaire vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne ne concède une certaine solidarité financière à ses «  partenaires  » de la zone euro qu’à la condition de pouvoir contrôler l’usage qu’ils font des ressources octroyées. C’est ici que le mécanisme intergouvernemental qu’est le MES, supposé préserver la souveraineté des États, se retourne littéralement contre la souveraineté budgétaire du pays qui lui demande assistance. Lorsque fut évoquée l’éventualité d’un recours au MES, le zèle avec lequel les «  frugaux  » ont méprisé certains États en quête d’aides, mais qu’ils suspectent de laxisme, est révélateur de l’état d’esprit dénoncé par Jacques Delors lui-même au lendemain de ce lamentable Sommet européen  : «  Le climat qui semble régner entre les chefs d’État et de gouvernement et le manque de solidarité européenne font courir un danger mortel à l’Union européenne  ».7

Cette déclaration de l’ancien président de la Commission est-elle prémonitoire  ? Cette Europe-là a-t-elle encore un sens aux yeux de nos concitoyens  ? Permettra-t-elle de faire face aux crises du 21ème siècle  ? L’euro doit-il salutairement éclater  ? Pour l’heure, le statu quo qui prévaut perdurera tant que les élites s’accommodent de la domination allemande et que le peuple reste politiquement impuissant.

Sources
  1. Voir la conférence du professeur Philippe Sansonetti, College de France, 16 mars 2020
  2. SABATINI Fabio, La stratégie sud-coréenne contre le coronavirus, un modèle pour l’Europe  ?, Le Grand Continent, 13 mars 2020
  3. Celle-ci est centrée depuis le début du quinquennat sur le redressement du taux de marge des entreprises, l’allègement de la fiscalité du capital et de nombreuses réformes structurelles (marché du travail, régimes de retraite, ouverture à la concurrence des services publics de transport ferroviaires, etc…).
  4. LUMET Sébastien, La crise du Covid-19 ouvre une nouvelle séquence politique européenne, Le Grand Continent, 6 avril 2020
  5. VALLEE Shahin, Vitor Constancio, «  Les programmes du MES ne semblent pas adéquats à l’heure actuelle  », Le Grand Continent, 6 avril 2020.
  6. FAURE Marc-Antoine, La réforme du mécanisme européen de stabilité (MES)  : décryptage et contestations italiennes, Le Grand Continent, 5 décembre 2019
  7. LAFITTE Priscille, La solidarité européenne à l’épreuve du coronavirus, France 24, 31 mars 2020