Lugano. Le 17 juin 2011, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies approuvait, par une résolution votée à l’unanimité, les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’hommes. Par-là, l’ONU se donnait les moyens de mettre en œuvre le cadre de référence « protéger, respecter et réparer » du Professeur John Ruggie à la demande son secrétaire général de l’époque, Kofi Annan. Surtout, les Etats adoptaient la première norme mondiale pour prévenir et traiter le risque d’effets négatifs de l’activité des entreprises en dessinant un cadre aux normes et pratiques relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme.1

Ces principes se fondent sur trois piliers que sont (i) l’obligation de l’État de respecter et protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales, (ii) le devoir pour les entreprises de se conformer aux lois et de protéger les droits de l’homme et (iii) l’existence de voies de recours appropriées et efficaces en cas de violations de ces droits.

L’Europe s’est peu à peu saisi de ces nouveaux enjeux. Dans une recommandation de 2016, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe invitait ainsi les États membres à « envisager d’attribuer à leurs tribunaux internes la compétence pour les actions civiles liées à des violations de droits de l’homme par des entreprises visant, quel que soit l’endroit où elles sont implantées, des filiales d’entreprises relevant de leur juridiction, lorsque ces requêtes sont étroitement liées à des litiges civils concernant ces entreprises ».2

De nombreuses sociétés multinationales ont choisi la Suisse pour établir leur siège principal3. Certaines d’entre elles, et non pas les moindres, ont été mêlées à de nombreux scandales (empoisonnement de rivières, travail des enfants, violation des droits des populations locales) et font l’objet régulièrement de rapports circonstanciés et accablants de la part d’ONGs.4

Le Gouvernement suisse, tout en rappelant les principes directeurs des Nations Unies, a estimé que des mesures contraignantes ne sont ni nécessaires ni opportunes5. Fidèle à sa vision très libérale de l’économie, il préfère se fonder sur le principe de responsabilité et d’autorégulation des entreprises mêmes. C’est le choix qui avait présidé dans le passé en matière de blanchiment d’argent avec un bilan plus que mitigé. Même si la plupart des banques avaient respecté la convention de diligence qu’elles avaient elles-mêmes mise au point, plusieurs instituts financiers furent impliqués dans des scandales retentissants6. Suite aussi à des pressions externes – celle de l’OCDE et du G20 notamment – et dans le sillage du scandale suscité par l’affaire Swissleaks, la Suisse a fini par adopter une législation moderne en matière de blanchiment et renoncer au secret bancaire7.

Au cours des dernières décennies, la mondialisation a profondément modifié la réalité socio-économique : alors que l’économie s’est fortement globalisée et ne connaît plus guère de frontières, le cadre juridique a très peu évolué et est resté essentiellement confiné à l’État national8. Nous avons ainsi assisté à l’émergence d’énormes conglomérats économiques, dont la puissance financière et la capacité d’influence dépassent le pouvoir de la plupart des États. Ces grandes sociétés multinationales ont de moins en moins d’attaches avec le territoire, leurs dirigeants comme leurs actionnaires étant bien souvent étrangers au pays où elles ont choisi d’établir leur siège.

La nature déséquilibrée des rapports de forces entre entreprises et Etats se ressent plus encore dans le domaine de l’industrie extractive qui s’exerce en particulier dans des pays particulièrement fragiles économiquement et institutionnellement. C’est dire que les institutions locales ne se trouvent pas à même de négocier sur un pied d’égalité avec les puissantes sociétés internationales qui exploitent ces richesses et n’ont pas la capacité de protéger efficacement leurs concitoyens ni leur environnement.

Face à l’inactivité du Gouvernement et du Parlement Suisse – et inquiète par la succession de scandales qui risquent de ternir l’image de la Suisse – la société civile a décidé d’agir. Des personnalités de tous horizons politiques et plus de 120 ONG ont lancé en avril 2016 une initiative populaire visant à inscrire dans la Constitution fédérale le principe selon lequel les entreprises multinationales ayant leur siège en Suisse doivent répondre de leurs actions aussi à l’étranger en cas de violations des droits fondamentaux et de graves infractions aux normes environnementales.

Comparable à la loi sur le devoir de vigilance française, la proposition a recueilli le nombre de signatures de soutien nécessaire à son dépôt à la Chancellerie Fédérale et se fonde sur différents principes dégagés des principes directeurs onusiens9. Il est en premier lieu prévu que les entreprises qui ont leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur établissement principal en Suisse doivent respecter – également à l’étranger – les droits de l’homme internationalement reconnus et les normes environnementales internationales. Les entreprises sont ainsi tenues de faire preuve d’une diligence raisonnable ; elles doivent notamment examiner les risques liés à leur activité et prendre les mesures appropriées en vue de prévenir toute violation des droits de l’homme et des normes environnementales. Ces devoirs ne se limite pas à la seule entreprises suisse mais s’étendent aussi à l’activité des entités contrôlées juridiquement ou économiquement. Dans le cas d’un dommage, dont l’illicéité ainsi que le lien de causalité adéquat avec le comportement d’une entreprise ont été établis, celle-ci a la possibilité de se libérer de sa responsabilité en démontrant d’avoir fait preuve de toute la diligence requise pour éviter les dommages survenus. Enfin, aux termes de la proposition, il est prévu que les victimes de violation de droits de l’homme ou ayant subi un dommage à leur environnement puissent intenter une action en responsabilité civile devant les tribunaux suisses10.

L’initiative vise une évidence : les multinationales qui ont leur siège en Suisse ainsi que leurs filiales à l’étranger doivent respecter les droits de l’homme et les standards environnementaux dans le monde entier, faute de quoi leur responsabilité juridique pourrait être engagée.

Le Gouvernement suisse a pris acte de cette initiative et l’a transmise au Parlement avec la recommandation de la rejeter. Il persiste à faire confiance à la capacité d’autorégulation des entreprises nonobstant la pression de la société civile, alimentée par des scandales qui se multiplient. Depuis bientôt trois ans, les deux Chambres du Parlement discutent et s’opposent sur le texte de l’initiative. Le Conseil national la rejette à une courte majorité, mais convient de lui opposer un contre-projet. Il propose de reprendre le principe fondamental selon lequel les multinationales doivent répondre de leurs actions à l’étranger suite à des violations des droits de l’homme et de dommages à l’environnement, mais atténue toutefois la portée de la disposition, en restreignant notamment le cercle des entreprises concernées (en fixant un seuil de 500 ou 1.000 salariés, donc moins restrictif que la disposition française). Le Comité d’initiative a déclaré qu’il pouvait s’accommoder du texte ainsi révisé et qu’il aurait retiré l’initiative populaire si ce contre-projet était définitivement adopté. Le contre-projet est une forme législative élaborée et pourrait ainsi entrer en vigueur dans les prochains mois. Le texte de l’initiative populaire prend lui la forme d’une proposition d’un texte constitutionnel. S’il est adopté par le peuple et la majorité des Cantons, il fera partie de la Constitution, mais devra ensuite faire l’objet d’une loi d’application, ce qui peut prendre plusieurs années. La seconde Chambre, le Conseil des États (le Sénat), ne s’est pas ralliée au contre-projet élaboré par le Conseil national et s’est également prononcée contre l’initiative populaire. Or, l’accord du Conseil des États est indispensable pour que le contre-projet soit adopté, car tout texte législatif doit être approuvé à l’identique par les deux Chambres.

Au moment de la rédaction de ces lignes, le Parlement affronte finalement la dernière phase de ces longs débats : il s’agit de la procédure dite de conciliation entre les deux Chambres qui consiste à examiner s’il y a encore une possibilité de s’accorder sur un texte commun. Cela apparaît très difficile, voire improbable. La votation aura donc vraisemblablement lieu cet automne. Economiesuisse, l’organisation faîtière des milieux économiques, combat l’initiative, elle a d’ailleurs déployé une importante activité de lobbying au sein du Parlement et a déclaré qu’elle investira des moyens financiers considérables dans la campagne contre l’initiative11. Pourtant, d’importants acteurs du monde économique (par exemple la grande distribution, mais aussi le Groupement des entreprises multinationales de Genève) ont clairement reconnu la nécessité d’agir et se sont prononcés en faveur du contre-projet élaboré par le Conseil national. Economiesuisse craint que les entreprises soient l’objet d’une vague incessante de plaintes et contraintes d’investir des moyens considérables dans d’interminables procédures judiciaires12. Cette crainte paraît nettement exagérée, car les tribunaux suisses sont très prudents en matière de responsabilité civile et il n’existe aucune comparaison possible avec la jurisprudence américaine. La preuve du dommage subi, de la faute de l’entreprise et de l’existence d’un lien de causalité adéquat doit être apportée par l’acteur qui, en plus, doit anticiper tous les frais de justice. Il s’agit de démarches complexes et coûteuses et elles ne seront certainement pas fréquentes. L’expérience française a montré le faible nombre de mises en demeure et actions subséquentes, en partie expliquée par la complexité et le coût élevé de telles procédures. En fait, l’efficacité des normes proposées résidera surtout dans l’effet préventif qu’elles ne manqueraient pas d’exercer. À l’heure actuelle, les sondages d’opinion sont amplement favorables à l’initiative. La tendance peut toutefois être renversée au cours de la campagne précédant la votation, notamment lorsque les adversaires agiteront le spectre de la fuite d’entreprises vers des pays plus tolérants et de la conséquente perte de places de travail et de recettes fiscales.

Qu’elle soit acceptée ou non, l’initiative pour des multinationales responsables va dans le sens de l’histoire. Tôt ou tard, la responsabilité des sociétés multinationales et l’obligation de répondre de leurs propres agissements seront des principes qui s’imposeront naturellement dans l’ordre juridique de tout pays civilisé. La Suisse, par sa richesse et par sa tradition dans la défense des droits de l’homme, a, à notre avis, un rôle et un devoir d’exemple en ce domaine.

Sources
  1. J. Ruggie, «  United Nations Guiding Principles on Business and Human Rights  », Human Rights Council, Report of the Special Representative of the Secretary General on the issue of human rights and transnational corporations and other business enterprises, 21 mars 2011.
  2. Recommandation CM/Rec (2016)3 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les droits de l’homme et les entreprises, Considérant 35
  3. F. Thérin, La Suisse, éternel paradis des multinationales, Les Echos, 7 juillet 2010  ; J. D. Plüss, Le poids globalement positif des multinationales en Suisse, swissinfo.ch, 28 août 2018
  4. Pour une illustration récente  : E. Pfimlin, Lafarge-Holcim toujours dans la tourmente, Le Monde, 4 mai 2017
  5. Le poker sur la responsabilité des multinationales continue, AGEFI, 11 mars 2020
  6.  V. par ex. G. Davet et F. Lhomme, «  SwissLeaks  » : révélations sur un système international de fraude fiscale, Le Monde, 6 mars 2017
  7. M. Damgé, Comment la Suisse a renoncé au secret bancaire, Le Monde, 11 février 2015
  8. Sur ce constat v. par ex. M. Shapiro et A. S. Sweet (ed.), On Law, Politics and Judicialization, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 149-183
  9. Initiative Multinationales Responsables
  10. ibidem
  11. Pour l’opnion défendue par EconomieSuisse v. par ex. Communiqué de presse, L’initiative « Entreprises responsables » va à l’encontre de son objectif, 15 septembre 2017
  12. ibidem