Bruxelles. Il aura fallu finalement 95 jours à la Commission européenne pour présenter sa proposition de loi climatique.1 En juillet dernier, lors de son discours inaugural devant le Parlement européen à Strasbourg, la présidente-élue Ursula von der Leyen avait annoncé vouloir inscrire l’objectif de neutralité carbone de l’UE d’ici 2050 dans le droit européen, via une « loi européenne du climat dans les 100 premiers jours de [sa] présidence ».

La présidente de la Commission n’a pas manqué de se montrer enthousiaste lors de la conférence de presse présentant le projet de loi climatique, affirmant : « [celle-ci] est la traduction juridique de notre engagement politique et nous met irrémédiablement sur le chemin d’un futur soutenable. C’est le cœur du Green Deal européen ».2 Son vice-président exécutif Frans Timmermans, avec qui Le Grand Continent a échangé l’automne dernier3, a ajouté que « nous passons des paroles aux actes, pour montrer aux citoyens européens que nous sommes sérieux dans notre objectif d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. […] La loi climatique sera le moyen pour nous de rester concentrés et disciplinés ».

L’objectif de neutralité carbone — à noter que les textes officiels emploient la curieuse notion de « neutralité climatique »4 — est un pilier du Green Deal européen, lui-même stratégie-phare de la Commission dirigée par l’ancienne ministre allemande de la défense. La neutralité carbone consiste à trouver un équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre (GES) et la capacité d’absorption des « puits de carbone », tels que les océans, les forêts ou le CCS (Carbon Capture and Storage) lorsqu’il aura atteint la maturité technologique. Selon les souhaits de la Commission, l’Europe devra être le premier ensemble régional à atteindre un tel objectif d’ici 30 ans.5 Pour ce faire, une stratégie précise doit émerger pour la période 2020–2050.

Les pays européens, bon indice de performance environnementale

Objectif clair…

De ce point de vue-là, la présentation de la proposition le 4 mars est venue confirmer ce que certains observateurs avaient pressenti lors des fuites du texte à la fin du mois dernier6 : l’objectif de 2050 est clairement établi, ainsi que l’absorption nette d’émissions de GES passée cette date, mais la stratégie pour y parvenir est encore à l’étude. Le préambule de la proposition de règlement rappelle le caractère contraignant de celle-ci : « des rapports réguliers et transparents réalisés par les Etats membres, couplés à des évaluations réalisées par la Commission et des mécanismes d’évaluation des progrès sont essentiels pour s’assurer que l’UE reste sur sa trajectoire vers la neutralité climatique en 2050 […] Tous les cinq ans, en conformité avec l’Accord de Paris, la Commission passera en revue la stratégie des Etats  ».  Pour ce faire, la Commission pourrait s’appuyer sur les « actes délégués » au titre de l’article 290 du TFUE. Cet instrument non législatif est un transfert de compétence du Parlement et du Conseil vers la Commission pour spécifier ou modifier certaines dispositions d’un texte législatif. L’utilisation de cet outil est assez sensible pour les Etats, jaloux de conserver une marge de manœuvre dans l’application des textes européens.

Cependant, le degré de contrainte imposé aux Etats reste pour le moment difficile à mesurer précisément. Si la proposition de règlement indique clairement que la Commission se réserve le droit « de prendre toutes les mesures nécessaires prévues par les traités » à l’encontre d’un Etat qui manquerait à ses obligations climatiques, de nombreux observateurs considèrent que l’exécutif bruxellois ne pourra constater formellement le manquement des gouvernements nationaux qu’en 2050, ou au plus tôt à la fin des années 2040. Cette question soulève un débat bien plus large, celui de l’approche politique à adopter : soit la Commission fixe des objectifs contraignants pour chaque pays, mais ceux-ci ne sont pas inquiétés en cas de manquement, soit la Commission opte pour une approche plus souple, un objectif commun et une procédure itérative de « reporting » qui doit permettre de corriger la trajectoire au fur et à mesure.

… stratégie nébuleuse

Deux points essentiels restent en effet en suspens. Le premier concerne l’application « géographique » de l’objectif de neutralité carbone. La proposition de règlement ne mentionne pas clairement si cet objectif doit être atteint au seul niveau européen, ou si chaque Etat membre devra le viser7. Le texte du règlement reste (volontairement ?) flou : « l’objectif européen de neutralité climatique d’ici 2050 devra être poursuivi collectivement par tous les Etats membres ». Cette nuance a son importance, car si l’objectif ne reste qu’au niveau de l’UE, des pays à l’économie intensive en carbone, comme la Pologne, pourraient ne pas viser la neutralité carbone, tandis que d’autres pays plus en avance, comme les pays nordiques et certains pays baltes, pourraient atteindre l’objectif bien avant 2050 (comme la Suède) puis devenir « négatifs » en carbone. Une conséquence qui pourrait même être géopolitique si les résultats nationaux feraient l’objet d’une hiérarchisation de chaque pays, en louant ou stigmatisant les « bons » et les  « mauvais » élèves.

La deuxième interrogation concerne les détails de la feuille de route, et notamment la possibilité d’établir dans la loi climatique des objectifs intermédiaires pour 2030, voire 2040. La proposition de règlement n’inclut pas de telles cibles. Au lieu de cela, la Commission prévoit de rehausser l’objectif de réduction des GES fixé au Conseil européen d’octobre 2014 et mis en musique par la révision du système communautaire d’échange de quotas d’émission (SEQE-UE) et le paquet « Énergie propre pour tous les européens » (cette cible passerait de 40 % actuellement à 50 % voire 55 %) à l’issue d’une étude d’impact menée durant l’été 2020, pour une décision européenne « d’ici septembre 2020 ». Une échéance bien trop tardive pour certains, dans la mesure où l’UE doit arriver avec une position commune sur la stratégie de neutralité climatique lors de la COP26 de Glasgow, en novembre.

Pluie de critiques

La présentation de la loi climatique européenne devait être un moment clé dans la mise en œuvre concrète du Green Deal. De nombreuses organisations de la société civiles étaient à Bruxelles à cette occasion. La militante suédoise Greta Thunberg a même été invitée par la Commission pour assister à cet évènement. Au lieu d’impressionner, la loi climatique s’est attiré une pluie de critiques.8

Dès la fin du mois de février, les observateurs ayant eu accès aux fuites du texte ont fait part de leur déception face au manque de détails, et notamment l’absence d’objectifs chiffrés pour 2030. Selon eux, les résultats de l’étude d’impact arriveront trop tard pour que l’UE esquisse une stratégie commune en vue de la COP26. Un argument repris par une douzaine de pays européens, emmenés par le Danemark9, qui demandent à la Commission d’accélérer les discussions en vue d’adopter une position commune sur les objectifs de 2030. A l’inverse, la Pologne a manifesté sans surprise ses réticences quant à des objectifs rehaussés. Selon son principal énergéticien Polska Grupa Energetyczna (PGE),10 ce serait tout simplement « infaisable ».

Du côté des organisations de la société civile et de certains partis politiques, l’accueil a été encore plus froid. Les eurodéputés du groupe Verts-ALE avaient déjà exprimé leur déception avant la sortie du texte officiel. Pour eux, une loi climatique doit intégrer des objectifs intermédiaires pour 2030 d’au moins 65 % de réduction de GES par rapport à 1990.11 Selon Greenpeace, sans un objectif pour 2030 acté et ambitieux, l’UE risque de venir à la COP26 « les mains vides ». Les jeunes activistes pro-climat sont les plus critiques. Dans une lettre ouverte parue le 3 mars et signée par 34 d’entre eux12, le projet de loi climatique est décrit comme « une capitulation » : « la neutralité carbone pour 2050 est synonyme de capitulation. Nous n’avons pas besoin d’objectifs uniquement pour 2030 et 2040. Nous en avons besoin pour 2020 et toutes les années suivantes ». Une expression reprise par Greta Thunberg en réaction à la conférence de presse de von der Leyen et Timmermans, s’exprimant en ces termes devant la commission environnement du Parlement européen mercredi dernier : « quand votre maison brûle, vous n’attendez pas quelques années pour commencer à l’éteindre. Et c’est pourtant ce que la Commission propose de faire ».

Le projet de règlement doit encore passer par les co-législateurs de l’UE, le Parlement et le Conseil pour n’être adopté que d’ici plusieurs mois. En décembre dernier, le Conseil européen a formellement endossé l’objectif de neutralité carbone. Seule la Pologne s’est abstenue. Le Conseil de juin remettra le sujet sur la table des négociations.

Perspectives  :

  • La proposition de « loi climatique européenne » est la pierre angulaire de la stratégie de la Commission dirigée par Ursula von der Leyen pour lutter contre le dérèglement climatique (le Green Deal). Si l’enthousiasme irriguait la présentation officielle du texte par l’exécutif européen, des critiques nourries n’ont pas tardé à s’exprimer.
  • La loi climatique prendrait la forme d’un amendement au Règlement (UE) 2018/1999 sur le gouvernance de l’Union de l’énergie et devra être discutée par le Parlement et le Conseil. 
  • L’étude d’impact de la Commission sur le rehaussement des objectifs climatiques pour 2030 seront particulièrement scrutés. De nombreux observateurs ont regretté l’absence de référence claire à des objectifs d’étapes (en 2030 et 2040) dans la proposition de la Commission.
  • La prochaine échéance capitale sera la COP26 à Glasgow. L’UE se doit d’arriver avec une position unifiée sur la neutralité carbone. A l’heure actuelle seule la Pologne n’a pas encore endossé cet objectif.
Sources
  1. Commission européenne, Regulation establishing the framework for achieving climate neutrality and amending Regulation (EU) 2018/1999 (European Climate Law), 4 mars 2020
  2. Commission européenne, Committing to climate-neutrality by 2050 : Commission proposes European Climate Law and consults on the European Climate Pact, 4 mars 2020
  3. DESCHRYVER Pauline, PINI Paul-Etienne, Green New Deal : quatre questions à Frans Timmermans, Le Grand Continent, 8 octobre 2019
  4. Le concept de « Neutralité climatique » a été introduit par le Programme des Nations unies pour l’Environnement (PNUE) en 2005 et peut se définir par un « mode de vie qui ne produit pas d’émissions de gaz à effet de serre ». Selon le GIEC, la neutralité climatique est un concept plus large que la « neutralité carbone » car elle prend en compte l’ensemble des gaz à effet de serre (comme le méthane) et l’influence de ceux-ci au niveau local.
  5. VON DER LEYEN Ursula, Une Union plus ambitieuse : Mon programme pour l’Europe
  6. FRASSONI Monica, European climate law must not be an empty shell, Euractiv, 27 février 2020
  7. Cette question de l’échelle pertinente d’intervention (le fameux « principe de subsidiarité ») se pose depuis les prémices de la politique climatique européenne dans les années 1990.
  8. GEHRKE Laurenz, Greta Thunberg rains on EU climate law parade, Politico, 4 mars 2020
  9. Denmark leads push for swift EU climate goals, EUObserver, 3 mars 2020
  10. EASTON Adam, Increased 2030 climate goal impossible for Poland : PGE, S&P Global, 5 mars 2020
  11. Greens, Thunberg Say EU Climate Law Lacks Ambition, The New York Times, 3 mars 2020
  12. Climate strikers : Open letter to EU leaders on why their new climate law is ‘surrender’, Carbon Brief, 3 mars 2020