Le Brésil n’a cessé de s’enfoncer dans la crise économique entre 2014 et 2018, année où le populiste d’extrême droite Jair Bolsonaro a remporté l’élection présidentielle. Ce texte soutient que la victoire surprenante de Bolsonaro s’explique en partie par la manière dont la crise économique a interagi avec les normes de genre en vigueur. Dans les régions où les hommes connaissent des licenciements plus nombreux, on constate une augmentation de la part des votes en faveur de Bolsonaro. En revanche, dans les régions où les femmes subissent davantage de suppressions d’emplois, ses résultats électoraux sont proportionnellement plus faibles. Cela peut s’expliquer par le fait que les hommes se sentent plus poussés à voter pour un personnage qui incarne les stéréotypes masculins de sorte à compenser la baisse du statut économique et social.
La récente recrudescence des mouvements populistes, autoritaires et d’extrême droite dans les économies avancées et émergentes a relancé un débat de longue date sur le rôle des facteurs économiques et culturels dans l’explication de l’extrémisme politique. En effet, le débat en cours de Vox sur le populisme suscite une discussion animée autour de cette question. S’appuyant sur la « théorie du retour de bâton culturel » de Norris et Inglehart 1, Eichengreen 2 montre que, dans le cas du Brexit, les conditions économiques sont aussi importantes que l’identité culturelle pour expliquer les résultats du référendum. Rodrik 3 affirme que l’interaction entre les chocs économiques et les valeurs culturelles est souvent capitale pour expliquer un retour de bâton populiste. Les chocs économiques, qui sont soudains et de courte durée, peuvent entraîner un ralliement populiste autour des clivages culturels existants, qui sont ancrés profondément et qui évoluent lentement. S’il peut sembler tentant de rechercher les forces culturelles et économiques communes qui expliquent la montée du populisme dans le monde, Colantone et Stanig 4 soulignent que les partis populistes se fondent sur des plateformes politiques très diverses et ne peuvent être compris indépendamment de leur contexte national.
Jusqu’à présent, toutes les contributions à ce débat ont jusqu’à présent porté sur les économies les plus développées : les États-Unis, le Royaume-Uni (le Brexit) et d’autres pays d’Europe occidentale. Nous élargissons ici le débat en évoquant l’élection brésilienne d’octobre 2018, au cours de laquelle le populiste d’extrême droite Jair Bolsonaro a été élu président.
Le populisme en Amérique latine : un tournant ?
Contrairement à la vague populiste, la plupart du temps de droite, qui déferle sur les économies développées, le populisme latino-américain a en général toujours été associé à la gauche 5. Dornbusch et Edwards 6 définissent le « populisme macroéconomique » latino-américain comme un ensemble de politiques économiques non durables émanant de la tension entre inégalité et redistribution. Edwards 7 a montré que presque tous les gouvernements populistes d’Amérique latine, tant avant qu’après les années 1990, étaient caractérisés par des « dirigeants charismatiques » qui menaient des politiques suivant des théories économiques hétérodoxes.
L’élection de Bolsonaro représente un véritable tournant dans la région. Contrairement à l’ « ancien » programme populiste latino-américain, qui se limitait principalement à la sphère économique, Bolsonaro a été le fer de lance d’une plate-forme autoritaire et ultra-conservatrice, qualifiée à juste titre par Hunter et Power 8 de « réaction illibérale ». Cette évolution est en accord avec la description faite par Tabellini 9 d’un glissement des clivages politiques reposant sur la distinction des classes vers un affrontement selon les dimensions culturelles.
Dans un article récent 10, nous examinions comment un choc économique important au Brésil a entraîné un soutien à Bolsonaro suivant un clivage culturel particulièrement envahissant et bien ancré, à savoir les normes entourant les identités de genre.
Brésil : La crise économique de 2014-2018, le genre et l’élection présidentielle de 2018
Bien qu’il se fasse passer pour un marginal en politique, Jair Bolsonaro, ancien capitaine de l’armée de réserve, a une longue carrière en politique derrière lui. Entre 1991 et 2018, il a été élu sept fois de suite député fédéral à la chambre basse du Congrès. Tout au long de cette période, Bolsonaro s’est fait connaître du public pour ses opinions communément considérées comme sexistes, homophobes, racistes et, dans leur ensemble, illibérales. Contrairement aux mouvements populistes de droite aux États-Unis et en Europe, dont la rhétorique se concentre principalement sur l’immigration, une part importante des positions illibérales de Bolsonaro concernait les questions de genre, reflétant souvent des croyances misogynes. Dans un épisode, à l’époque où Bolsonaro était député fédéral, il a déclaré à une collègue, lors d’un débat, qu’il ne la violerait pas parce qu’« elle n’en valait pas la peine ». En 2016, lors d’une interview à la télévision, Bolsonaro a déclaré qu’il n’engagerait pas une femme au même salaire qu’un homme parce que « les femmes tombent enceintes ». Plus récemment, après avoir été élu, Bolsonaro a émis des commentaires offensants sur les réseaux sociaux à propos de l’apparence de Brigitte Macron.
Comme les femmes représentent environ 52 % de l’électorat brésilien, il n’est pas facile de comprendre son soutien électoral malgré son hostilité envers un groupe démographique aussi important. Nous soutenons que cette apparente contradiction peut être résolue en croisant les recherches sur le statut social relatif (voir Gidron et Hall 11) avec l’identité de genre (voir sur ce sujet les travaux d’Akerlof et de Kranton 12, Bertrand et al. 13), et les recherches récentes explorant les racines économiques du populisme 14). Dans nos travaux, nous montrons que les effets de la crise économique brésilienne sur le marché du travail expliquent en partie le soutien apporté à Bolsonaro. Plus important encore, ces résultats ne sont pas dus au choc économique global lui-même, mais plutôt à ses effets différentiels sur les hommes et les femmes.
Entre 2002 et 2016, le Brésil était dirigé par le Parti des travailleurs (Partido dos Trabalhadores, ou PT), un parti de gauche. La période 2002-2013 a été marquée par une croissance économique soutenue, une forte augmentation des dépenses sociales et une diminution rapide de la pauvreté et des inégalités. Toutefois, ce cycle vertueux s’est interrompu à la fin de 2014, lorsque l’économie brésilienne a été frappée par une grave crise économique, se soldant par deux profondes récessions, en 2015 et en 2016. La crise est née de la conjonction de facteurs multiples, dont la chute des prix des matières premières, la mauvaise gestion politique et l’incertitude politique et économique, généralisée à la suite du scandale de corruption Lava Jato (Car Wash) 15. La principale conséquence de la crise pour le Brésilien moyen a été une brusque augmentation du chômage (de 6,8 % au troisième trimestre 2014 à 11,9 % au troisième trimestre 2018).
Toutes les industries n’ont pas été touchées de la même façon par la crise et, selon l’organisation de l’emploi local avant la crise, le choc a touché certaines régions plus que d’autres. En outre, le marché du travail brésilien étant caractérisé par une très large ségrégation sectorielle selon le sexe, l’intensité du choc a été différente pour les hommes et les femmes. C’est ce que montre la figure 1, qui présente notre mesure du choc, ventilée par sexe, et la différence du choc pour les hommes et pour les femmes, les zones les plus sombres subissant des pertes d’emploi plus importantes. Notre variable de choc est mesurée sous la forme d’un pourcentage pondéré de variation de l’emploi.
Nous nous servons de cette variation spatiale pour estimer les retombées locales du choc économique de 2014-2018 par sexe sur les résultats électoraux locaux en 2018. (En termes techniques, nous utilisons une approche du type répartition des valeurs dans l’esprit de Bartik 16 pour l’identification des causes. La figure 2 montre la répartition spatiale de la principale variable de résultat : le pourcentage de voix récoltées par Bolsonaro au deuxième tour de l’élection, face au candidat de gauche du PT, Fernando Haddad.
L’analyse empirique révèle que dans les régions où les hommes subissent des chocs économiques plus importants, la part des votes pour Bolsonaro est plus élevée. En revanche, dans les régions où les femmes subissent des chocs plus importants, sa part de voix est relativement plus faible. Quelle est l’ampleur de ces effets ? Dans des travaux comparatifs, nous avons montré que si le choc de l’emploi des hommes avait, globalement, atteint des sommets, Bolsonaro aurait été élu d’office dès le premier tour de l’élection. En revanche, si le choc féminin était, en moyenne, supérieur au 90e percentile de la distribution des chocs masculins, Bolsonaro aurait perdu au deuxième tour face à Fernando Haddad, ce qui témoigne de l’importance de nos résultats. Comme le souligne Margalit 17, une méthode d’identification de ce type ne nous permet d’expliquer que les variations entre les différentes régions dans cette élection particulière, et non le changement profond qui s’est opéré dans le soutien populiste. La comparaison de nos résultats avec la variation moyenne du soutien électoral nous donne donc une idée de la signification explicative de nos résultats. Pour les chocs masculins et féminins, l’effet normalisé correspond à 10 % et 13 %, respectivement, de la perte moyenne de soutien au Parti des travailleurs au premier tour. Par conséquent, bien que les normes de genre et les chocs économiques ne puissent à eux seuls expliquer l’élection de Bolsonaro, leurs effets semblent être un aspect important pour comprendre la montée du populisme au Brésil.
Les résultats officiels des élections n’étant pas ventilés par sexe, nous ne pouvons pas montrer de manière décisive que ces effets proviennent du fait que les hommes et les femmes votent différemment. Pour ce faire, nous analysons des enquêtes comparatives sur les préférences politiques, couvrant la période 2007-2019.
D’après les données de ces enquêtes, l’ascension de Bolsonaro serait étroitement liée à l’émergence d’un écart idéologique sans précédent entre les sexes. La figure 3 illustre l’évolution de la différence moyenne entre les hommes et les femmes sur une échelle idéologique gauche – droite auto-évaluée. Les valeurs les plus élevées de l’échelle représentent une idéologie plus à droite. Ainsi, les évaluations ponctuelles supérieures à zéro signifient qu’en moyenne, les hommes se situent davantage à droite que les femmes. C’est le cas pour 2019, année de la première enquête après la victoire de Bolsonaro à l’élection présidentielle. Pour toutes les années précédentes, l’écart entre les sexes en matière d’idéologie est nettement plus faible et, en fait, statistiquement impossible à distinguer de la valeur zéro.
Nous supposons que la rhétorique autoritaire et sexiste de Bolsonaro peut être attrayante pour les hommes qui, en raison du choc économique, subissent une perte relative de leur identité sociale masculine traditionnelle, de type gagne pain pour le foyer familial. Ce « mécanisme de compensation » est conforme à la littérature scientifique sur le rôle de la perte de statut social relatif dans le contexte de la montée récente du populisme. Par exemple, lorsque les groupes dominants perçoivent une menace pour leur statut, ils se rallient aux candidats conservateurs, de droite et autoritaires qui promettent de restaurer le « passé glorieux » 18.
Une (sombre) perspective
L’élection de Jair Bolsonaro a représenté une rupture tectonique au sein du paysage politique brésilien, dont les conséquences se feront probablement sentir pendant de nombreuses années. Bien que son gouvernement soit effectivement limité par un Congrès fragmenté et le récent divorce entre Bolsonaro et son (ancien) parti, les effets sur les institutions et les normes politiques risquent d’être durables.
Plus généralement, l’élection de 2018 au Brésil offre un récit édifiant sur la manière dont, en période de récession économique, les normes sociales de la masculinité, qui sont généralement centrées sur le statut économique des hommes, peuvent devenir un terrain fertile pour le populisme. Les décideurs politiques et les universitaires doivent prêter attention à ces normes dans leurs analyses et leur conception politique, s’ils souhaitent couper les liens qui unissent insécurité économique et choix politiques extrêmes.
Sources
- Norris, P. et Inglehart, R. (2019), Cultural Backlash : Trump, Brexit, and Authoritarian Populism, Cambridge University Press.
- Eichengreen, B. (2019), “The two faces of populism”, VoxEU.org, 29 octobre 2019.
- Rodrik, D. (2019), “Many forms of populism”, VoxEU.org, 29 octobre 2019.
- Colantone, I and P Stanig (2019), “Heterogeneous drivers of heterogeneous populism”, VoxEU.org, 10 December.
- La classification des dictatures militaires de droite en Amérique latine parmi les phénomènes populistes a fait l’objet d’âpres discussions au sein des chercheurs (voir Kaufman, R.-R. et Stallings, B. (1991), “The political economy of Latin American populism”, in The macroeconomics of populism in Latin America, University of Chicago Press : 15-43.).
- Dornbusch, R. et Edwards, S. (eds.) (1991), The Macroeconomics of Populism in Latin America, University of Chicago Press.
- Edwards, S. (2019), “On Latin American Populism, and Its Echoes around the World”, Journal of Economic Perspectives 33(4) : 76-99.
- Hunter, W. et Power, T.-J. (2019), “Bolsonaro and Brazil’s illiberal backlash”, Journal of Democracy 30(1) : 68–82.
- Tabellini, G. (2019), “The rise of populism”, VoxEU.org, 29 October.
- Barros, L. et Santos Silva, M. (2019), “#EleNão : Economic crisis, the political gender gap, and the election of Bolsonaro”, Ibero-America Institute for Economic Research, Discussion Paper No. 242.
- Gidron, N et Hall, P.-A. (2017), “The politics of social status : Economic and cultural roots of the populist right”, The British Journal of Sociology 68 : S57–S84.
- Akerlof, G.-A. et Kranton, R.-E. (2000), “Economics and identity”, Quarterly Journal of Economics 115 (3) : 715–753.
- Bertrand, M., Kamenica E. et Pan, J. (2015), “Gender identity and relative income within households” Quarterly Journal of Economics 130(2) : 571–614.
- Colantone, I et Stanig, P. (2018), “Global competition and Brexit”, American Political Science Review 112(2) : 201–218 ; Fetzer, T. (2019), “Did austerity cause Brexit ?” American Economic Review 109(11) : 3849–86.
- Spilimbergo, A et Srinivasan, K. (eds.) (2018), Brazil : Boom, bust, and the road to recovery, IMF ; Hunter, W. et Power, T.-J. (2019), “Bolsonaro and Brazil’s illiberal backlash”, Journal of Democracy 30(1) : 68–82.
- Bartik, T.-J. (1991), Who benefits from state and local economic development policies ?, WE Upjohn Institute for Employment Research.
- Margalit, Y. (2019), “Economic Insecurity and the Causes of Populism, Reconsidered”, Journal of Economic Perspectives 33(4) : 152-70.
- Mutz, D.-C. (2018), “Status threat, not economic hardship, explains the 2016 presidential vote”, Proceedings of the National Academy of Sciences 115(19) : E4330–E4339 ; Gidron, N et Hall, P.-A. (2017), “The politics of social status : Economic and cultural roots of the populist right”, The British Journal of Sociology 68 : S57–S84 ; Ballard-Rosa, C, Jensen, A. et Scheve, K. (2019), “Economic decline, social identity, and authoritarian values in the United States”, Papier non publié.
Crédits
Crédits photos : « I Ragazzi di Olimpia » © Sandro Lombardo.