Bruxelles. C’était un accord inattendu, presque inespéré par le Haut représentant Josep Borrell lui-même, du moins jusqu’à lundi dernier. Et pourtant, le 17 février, près d’un mois après la conférence de Berlin, le Conseil des affaires étrangères a décidé de mettre fin définitivement à l’opération EUNAVFOR MED Sophia — du nom d’une petite fille née à bord d’un navire de la mission — dont le mandat expirerait fin mars. À sa place, un accord unanime a été trouvé sur les principes qui sous-tendront ce qui sera une nouvelle mission. La mission pourrait être appelée « Operation EU Active Surveillance » et impliquera des moyens aériens, satellitaires et navals en Méditerranée orientale. L’objectif principal sera de contribuer à l’échange d’informations et à la mise en œuvre de l’embargo sur les armes à destination de la Libye, puis de surveiller la contrebande de pétrole. L’embargo, imposé en 2011 par la résolution n°1970 du Conseil de sécurité des Nations unies mais violé systématiquement par la suite, a été présenté à Berlin comme l’un des piliers essentiels pour parvenir à un cessez-le-feu permanent et à l’amorce d’un processus de paix. L’opération semble donc être l’occasion pour l’Europe de montrer qu’elle a trouvé un plan commun, en retrouvant une crédibilité sur le dossier libyen et en s’efforçant d’éviter d’être reléguée à une position de non pertinence.

Toutefois, les contours et les objectifs de la nouvelle mission, qui devrait être opérationnelle d’ici la fin mars, restent flous, raison pour laquelle il est probablement trop tôt pour prévoir la forme qu’elle prendra réellement. En tout état de cause, ce qui ressort de l’imbrication des priorités européennes et des intérêts nationaux en matière de gestion des migrations et du scénario libyen suggère qu’il ne s’agit pas d’un accord neutre du point de vue politique. Cela est dû à la fois à l’effet différent que le contrôle ou la mise en œuvre de l’embargo aurait sur les différentes parties du conflit libyen, et à l’imposition de choix hautement sécuritaires qui sont loin d’une logique humanitaire dans le traitement des migrations en Méditerranée. De la base de l’accord se dégagent également des points de discontinuité importants en ce qui concerne Sophia qui, après avoir été réduite à une flotte sans navires, est définitivement laissée sur la touche.

Ce qu’il reste de Sophia

La mission EUNAVFOR MED a été mise en œuvre en 2015 dans le cadre de la stratégie européenne visant à répondre à la « crise des réfugiés ». Son objectif était de s’attaquer aux causes profondes du problème de la migration en détruisant le réseau d’entreprises liées au trafic de migrants et à la traite des êtres humains en Méditerranée centrale. Sophia a été déployée sur l’une des routes migratoires les plus cruciales et, en près de quatre ans d’activité, elle a sauvé quelque 50 000 personnes en mer, agissant conformément au droit international. Cependant, il serait trompeur de surestimer le caractère humanitaire d’EUNAVFOR MED, d’autant que tout a été fait pour retirer de l’opération l’accusation d’être un facteur d’attraction pour les migrants et pour souligner le détachement évident des opérations de recherche et de sauvetage (SAR) qui a caractérisé l’opération Mare Nostrum (octobre 2013 – octobre 2014)1. Entre 2016 et 2017, Sophia a été mandatée par la Commission et le Conseil pour contribuer à l’efficacité de l’embargo sur les armes à destination et en provenance de la Libye et pour former ses garde-côtes et sa marine. La contribution à l’embargo s’est révélée largement inefficace car l’autorisation d’inspecter, et éventuellement de saisir, les navires impliqués dans le trafic d’armes est soumise à des conditions extrêmement strictes et exclut les navires appartenant à l’État. Des violations claires de l’embargo ont été récemment confirmées à la fois par le rapport du groupe d’experts des Nations unies et par le chef adjoint de la mission UNSMIL qui, en raison également de la position peu touchée par le trafic où se trouve la mission, a qualifié l’embargo de « plaisanterie ». Plus efficace a été la phase de formation qui, en raison des accusations de violations graves et systématiques perpétrées par les garde-côtes, notamment dans le cadre des centres de détention, a cependant jeté de nombreuses ombres sur l’opération et sur sa compatibilité avec le droit international et humanitaire2.

L’année dernière, les contradictions internes à Sophia, exaspérées par les questions de sécurité nationale et le plan de fermeture du port mis en place par le ministre italien de l’intérieur de l’époque, Matteo Salvini, ont conduit à sa dissolution. En janvier 2019, l’Allemagne a quitté la composante navale de la Mission, puis celle-ci a été suspendue en mars avec l’interruption des patrouilles maritimes. Sophia a ainsi été réduite à un programme de surveillance aérienne et de soutien aux garde-côtes libyens3. Le compromis politique inhérent à la suppression de la présence navale en Méditerranée semblait presque un moyen de contourner les responsabilités européennes en matière d’opérations de recherche et de sauvetage, en exploitant les tensions internes de l’EUNAVFOR MED, aujourd’hui mourante4. Après tout, avec la réorganisation des garde-côtes et avec les accords tissés de manière plus ou moins informelle par l’Italie, les débarquements en provenance de Libye sont maintenant tombés à des niveaux inférieurs à la période kadhafienne5, transformant d’une part le pays en un énorme centre de détention et, d’autre part, rendant la présence européenne en Méditerranée centrale superflue à des fins de sécurité. Ce compromis semble rester la base de l’accord conclu la semaine dernière.

Naviguer en haute mer : les enjeux de la nouvelle mission

En ce qui concerne la question des migrations, la nouvelle opération continue sur la voie consolidée depuis mars dernier : elle s’éloignera de la Méditerranée centrale pour se diriger vers la Cyrénaïque, d’où les départs de migrants sont nettement moins nombreux. Une fois de plus, malgré le fait que le phénomène a été largement nié, on tente d’éviter les accusations selon lesquelles la présence d’opérations navales encouragerait les départs, en précisant qu’aucune fin humanitaire n’est prévue. Les navires se trouveront en fait à au moins 100 km des côtes libyennes, « là où les chances de mener des opérations de sauvetage sont plus faibles »6. Afin de parvenir à un accord en contournant l’opposition autrichienne soutenue par la Hongrie et la Slovaquie, il a également été prévu que, dans le cas où il y aurait des preuves que l’opération constitue un facteur d’attraction, la composante navale pourrait être suspendue7. Cependant, la base sur laquelle de telles preuves pourraient être reconnues reste à déterminer, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si de nombreuses organisations humanitaires ont manifesté leur inquiétude face à une opération qui, en éloignant les personnes en détresse en mer, est contraire à l’esprit du droit international8. Les conséquences tirées du positionnement le plus à l’est de la composante navale pourraient cependant être, au moins en partie, risquées. Au-delà de l’accord politique conclu jusqu’à présent, il ne peut en effet être exclu que, comme cela s’est produit avec l’opération Triton, la zone d’action soit étendue, à une date ultérieure, vers la Méditerranée centrale, précisément dans le but de rendre l’embargo plus efficace. En outre, il faudra attendre au moins la prochaine réunion du Conseil des affaires étrangères pour comprendre s’il s’agira d’une action de surveillance ou d’application de l’embargo, ce qui aura également un impact non négligeable sur le coût de la mission elle-même. En outre, des dépenses particulièrement élevées pourraient à la longue user l’accord de principe conclu par les États membres, surtout si l’opération ne donne pas les résultats escomptés.

Enfin, la Mission ne sera pas neutre au vu des équilibres géopolitiques régionaux. En effet, si de la Méditerranée orientale proviennent à la fois des armes turques en soutien à Fayez al-Serraj et des armes émiriennes et saoudiennes en soutien au général Khalifa Haftar, ce dernier reçoit la plupart des armes par voie aérienne et terrestre, notamment des frontières avec l’Égypte et le Tchad9. Par conséquent, l’opération aurait pour résultat de renforcer l’embargo, en particulier en ce qui concerne al-Serraj, et mettrait également l’Union dans un conflit fort avec la Turquie. Cela aggrave encore les tensions qui ont suivi le protocole d’accord conclu entre le président Erdogan et le gouvernement d’al-Serraj sur le partage des hydrocarbures en Méditerranée orientale et qui, dans une tentative de redessiner les frontières sous-marines, touche aux intérêts de nombreux États européens. Les réactions enflammées d’Erdogan à la suite de l’accord sur la nouvelle opération ne se sont pas fait attendre.

De nombreuses questions restent ouvertes sur ce que sera l’engagement de l’Union en Méditerranée ; ce qui est certain, c’est que l’imbrication d’intérêts largement nationaux sur le dossier libyen et sur la question des migrations risque d’exaspérer des tensions plus ou moins latentes. La tentative de l’Europe de jouer un rôle crédible sur la Libye s’accompagne d’un renoncement explicite à une approche humanitaire de la gestion des migrations. En ce sens, le choix d’une perspective véritablement européenne, telle qu’une opération SAR dirigée par l’Union européenne, semble aujourd’hui plus éloigné que jamais et trahit la difficulté de l’Union à fixer le cap à long TERME. « On fait ce qu’on peut », a déclaré M. Borrell lorsqu’il est parvenu à un accord. Est-ce que cela suffira ?

Perspectives : 

  • Des décisions importantes visant à établir plus en détail l’organisation de la mission seront prises lors du prochain Conseil des affaires étrangères du 23 mars 2020.
  • La politique étrangère d’Erdogan dans les prochaines semaines sera probablement liée à cette question et pourrait avoir un impact sur les prochains choix du Conseil.