Podgorica. Dans les Balkans, le processus d’adaptation aux normes européennes que l’Union européenne exige comme condition préalable à l’adhésion est toujours en cours. C’est le cas du Monténégro, qui a entamé les négociations d’adhésion à l’UE en 2012, avec 32 des 35 chapitres ouverts à ce jour. Selon le rapport 2019 de la Commission européenne1, certains progrès ont été réalisés et le pays est modérément préparé dans presque tous les domaines, avec des progrès limités dans certains d’entre eux. Le Monténégro fait partie de l’OTAN depuis 2017, et est depuis 2007 le 47e membre du Conseil de l’Europe.

Anciennement partie de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), le Monténégro a fait partie de son successeur, la République fédérale de Yougoslavie, avec la Serbie, qui a changé de nom en 2003, formant ainsi l’union appelée Serbie-Monténégro. Le Monténégro a voté pour l’indépendance par référendum le 21 mai 2006, et le 3 juin de la même année, l’indépendance a été officiellement déclarée par le parlement monténégrin. 55,50 % des citoyens ont voté pour l’indépendance, 44,50 % ont voté contre, avec un taux de participation record de 86,49 %. Les acteurs du référendum comprenaient deux blocs, les Souverains pour l’indépendance de l’ancien (et actuel) Premier ministre Milo Djukanovic, et les Unionistes qui préconisaient le maintien d’une union avec la Serbie2.

La loi sur la liberté religieuse enflamme le Monténégro

Le rôle de Milo Djukanovic dans la politique du Monténégro est en quelque sorte plus ancien que l’indépendance du pays. Il est devenu Premier Ministre du Monténégro en 1991, le jour de son 29ème anniversaire, ce qui faisait de lui le plus jeune Premier Ministre d’Europe à l’époque. Il a occupé cette fonction pendant sept mandats, avec de courtes interruptions occasionnelles, pour finalement atteindre le plus haut poste politique, celui de président du Monténégro, de 1998 à 2002, puis à nouveau à partir de 2018. Parmi les nombreux postes politiques, Djukanovic a reçu une autre récompense intéressante quand, en 2015, le réseau de journalisme d’investigation OCCRP l’a déclaré « Personnalité de l’année dans le domaine du crime organisé ».3

Fin 2019, toute la région est agitée par les développements au sein du Parlement monténégrin. Une loi sur la liberté de religion devait être adoptée en décembre au Parlement. La session s’est déroulée dans une atmosphère tendue lorsque les députés du Front démocratique (DF), parti d’opposition, ont tenté d’empêcher l’adoption de la loi en criant fort sur les membres de la coalition au pouvoir et en lançant des bouteilles et des verres.4 La police est également intervenue, et certains membres du parti d’opposition ont été arrêtés. La loi a été adoptée à la majorité de 45 voix sur 81 membres du Parlement du Monténégro. L’atmosphère était également tendue à l’extérieur du Parlement, les protestations des citoyens bloquant la circulation à Podgorica et dans d’autres villes du Monténégro, la police étant déployée pour assurer l’ordre et la paix. Pour la même raison, une manifestation a eu lieu devant l’ambassade du Monténégro à Belgrade.

Les raisons de ces troubles est liée à l’histoire du pays : jusqu’en 1918, il existait au Monténégro une Église monténégrine autocéphale qui, en 1920, lorsque le Monténégro est devenu partie du Royaume avec la Serbie, a été annexée par décret à l’Église orthodoxe serbe. Depuis cette année-là, l’Église orthodoxe serbe est considérée comme le seul corps orthodoxe au Monténégro, avec un centre administratif principal dans le monastère de Cetinje. Mais avec l’évolution de la situation politique et l’effondrement de la RSFY, beaucoup de choses ont commencé à changer. En 1993, l’Église orthodoxe monténégrine a été fondée par Antonie Abramovic, qui a ensuite été nommé Métropolite du Monténégro. L’Église orthodoxe monténégrine, qui n’est pas reconnue canoniquement par les autres Églises orthodoxes orientales, revendique une succession à l’Église monténégrine autocéphale. Âgé de 74 ans, Abramovic a dû faire face à des attaques désagréables de la part de hauts responsables politiques serbes depuis le début, car ils craignaient que ses idées n’ouvrent la voie à l’indépendance du Monténégro5 : Abramovich pense que le décret de 1920 du Régent Karageorgevic n’est plus valable, et que l’Église monténégrine de 1993 est le véritable successeur de l’Église monténégrine autocéphale d’origine. L’Église orthodoxe serbe n’est pas d’accord avec cela et affirme qu’elle est la seule entité orthodoxe reconnue.

L’Église orthodoxe serbe sur le territoire du Monténégro opère par le biais de son métropolitain du Monténégro et du Littoral, dirigé par l’évêque métropolitain Amfilohije Radovic. L’évêque Amfilohije, qui a de nombreux partisans parmi la population, a été le premier à participer aux grandes manifestations qui ont eu lieu dans les rues du Monténégro ces derniers mois. Il était également l’un des représentants de l’Église orthodoxe serbe lors de l’accord controversé de Nish, qui suggérait l’autonomie de l’Église orthodoxe macédonienne, non reconnue par l’Église orthodoxe serbe.6 L’accord a également été signé par des représentants de l’Église orthodoxe macédonienne, qui s’en est ensuite retirée sous la pression de la Macédoine du Nord.

En 2001, l’Église orthodoxe monténégrine a été officiellement enregistrée en tant qu’organisation non gouvernementale, mais n’a pas été reconnue en tant que corps religieux en vertu de l’ancienne loi religieuse de 1977. En 2018, le Parlement monténégrin a adopté une résolution déclarant nulles et non avenues les décisions de l’Assemblée de Podgorica de 1918, qui avait fusionné l’Église monténégrine avec l’Église serbe.7

Sur le plan ethnique, le Monténégro est un pays très diversifié : sa population est composée de 5 % d’Albanais, 9 % de Bosniaques, 29 % de Serbes, 45 % de Monténégrins. Pourtant, les orthodoxes constituent une nette majorité religieuse (72 % de la population), l’islam venant en deuxième position (19 %).8 Selon des estimations récentes, l’Église orthodoxe serbe représente 70 % de la population orthodoxe du Monténégro, tandis que l’Église orthodoxe monténégrine couvre les 30 % restants. Par conséquent, bien que le Monténégro et la Serbie se soient séparés en 2006, l’Église orthodoxe serbe est toujours majoritaire parmi les Monténégrins.

En 2015, le Monténégro a décidé de réformer son ancienne loi de 1977, qui régissait le statut juridique des communautés religieuses, sur la voie de l’intégration européenne, et a soumis un projet de loi sur la liberté religieuse à la Commission de Venise. Ce projet de loi ayant été très critiqué, il a été retiré à la demande des autorités monténégrines et une nouvelle loi a été rédigée, qui a été soumise à la Commission de Venise au début de l’année 2019. Selon les autorités monténégrines, ce nouveau projet de loi a été élaboré à l’issue de vastes débats avec toutes les parties prenantes concernées par cette question. La Commission de Venise a publié son avis sur le projet de loi sur la liberté religieuse en juin 20199 : la loi a été évaluée positivement par les experts, mais ceux-ci ont noté la nécessité de consulter les communautés religieuses, en particulier sur l’article 62, avant que la loi ne soit adoptée. L’article 62 de la loi est en effet le point le plus controversé : il stipule que « les bâtiments et terrains religieux utilisés par les communautés religieuses sur le territoire du Monténégro, qui ont été construits ou obtenus à partir des recettes publiques de l’État ou qui appartenaient à l’État jusqu’au 1er décembre 1918, et pour lesquels il n’existe aucune preuve de propriété par les communautés religieuses, en tant que patrimoine culturel du Monténégro, constituent des biens de l’État ». Le deuxième paragraphe du projet de disposition stipule que « les édifices religieux construits sur le territoire du Monténégro sur la base d’un investissement commun des citoyens avant le 1er décembre 1918, dont il n’existe aucune preuve de propriété, constituent des biens de l’État ». Selon les autorités du Monténégro, ces dispositions s’appliquent uniquement aux biens du patrimoine culturel. Article 63 : « L’autorité de l’administration publique chargée des questions de propriété identifie les bâtiments religieux et les terrains appartenant à l’État, en dresse l’inventaire et soumet une demande d’enregistrement des droits de propriété de l’État sur les biens immobiliers dans le cadastre des biens immobiliers dans un délai d’un an à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi ». La Commission de Venise souligne que l’État a le droit d’imposer certaines conditions à l’utilisation des biens, mais doit fournir des garanties supplémentaires dans les procédures judiciaires en cours pour prouver le droit de propriété des communautés religieuses. Selon les autorités monténégrines, le transfert des sites et des terres religieuses n’affectera pas leur utilisation, mais les experts estiment que ce qui pose problème, c’est qu’il ne découle pas du projet de loi de façon claire.

Les communautés religieuses catholique et islamique du Monténégro ne contestent pas cette loi et ne contestent aucune disposition, étant donné qu’elles disposent de documents prouvant la propriété des biens.10 Katolička i islamska zajednica ne negoduju protiv zakona o vjerskim slobodama u Crnoj Gori, Le problème demeure avec l’Église orthodoxe serbe, qui est censée prouver la propriété des biens dont elle est propriétaire, et qu’elle prétend avoir acquis par l’incorporation de l’Église orthodoxe monténégrine en 1920. Pour l’Église orthodoxe serbe du Monténégro, en la personne de l’évêque Amfilohije, la loi est « discriminatoire et anticonstitutionnelle », et elle encouragerait les divisions et les haines, « pouvant même conduire à une guerre civile ».11

La loi a également été contestée devant la Cour constitutionnelle du Monténégro, pour des doutes sur la constitutionnalité de la partie réglementant la propriété des biens. Sur cette question, le Bureau du droit Radic de Belgrade a déposé une plainte devant la Cour de Strasbourg, demandant l’interdiction de l’application de la loi. La Cour européenne des droits de l’homme a rejeté la demande, arguant que jusqu’à ce moment, toutes les instances nationales n’avaient pas été pleinement utilisées.12

En ce moment, les manifestations se poursuivent au Monténégro, certaines ressemblant plusieurs milliers de personnes dans les rues. Dans le même temps, le président monténégrin Djukanovic ne s’écarte pas de la loi et invite des représentants de l’Église orthodoxe serbe à discuter de son application.13 La discussion sur la loi a également eu un impact régional : La non réaction du président serbe A. Vucic face à l’évolution de la situation lui a valu des critiques dans son pays. Certaines déclarations politiques (le président du Parti populaire de Serbie Vuk Jeremic) donnent un autre regard sur l’ensemble, trouvant un intérêt commun à tous ces événements tant pour les présidents Djukanovic que Vucic.14

Le gouvernement du Monténégro soutient que la loi doit être appliquée car les questions couvertes par la loi sur la liberté de religion doivent être réglementées, en s’assurant qu’elle ne met en danger les droits de personne et qu’elle ne vise personne en particulier.15

Toute cette situation montre que de nombreux problèmes dans les pays des Balkans ne sont pas encore résolus et qu’il faudra beaucoup de sagesse et de persévérance pour réussir leur adhésion à l’Union européenne. Il est toutefois encourageant de constater qu’ils sont déterminés dans cette voie : c’est à présent l’engagement de l’Union dans le processus d’européanisation de la région qui comptera.