Historienne de formation, je travaille depuis plus de 10 ans comme chercheuse au sein de l’association Yahad – In Unum. J’ai parcouru des centaines de milliers de pages d’archives : procès allemands des criminels nazis après-guerre, Commission d’enquête soviétique, récits de survivants, correspondances et journaux intimes de soldats engagés sur le front de l’Est mais aussi de Juifs détenus dans des camps et des ghettos d’Ukraine et de Biélorussie. J’ai effectué plus d’une vingtaine de séjour de terrain, à la recherche de témoins des fusillades de Juifs et des sites de fusillade.
Fruit de ce travail d’une décennie, Les Champs de la Shoah proposent d’aborder l’histoire de l’extermination des Juifs en Union soviétique à hauteur d’homme, en englobant tous les protagonistes : victimes, bourreaux, voisins. J’ai choisi de donner la parole aux personnes impliquées sur le terrain. Il était fondamental de partager l’expérience de familles juives, de destins, afin de dépasser l’égrenage de chiffres de victimes pour leur rendre une identité, un nom, une histoire. La Shoah à l’Est fut une succession d’assassinats d’un homme par un autre, de manière à la fois organisée et artisanale. Les fusillades entraînèrent une importante mobilisation humaine : des villageois furent réquisitionnés pour creuser et combler les fosses, pour transporter les victimes jusqu’au lieu de l’exécution, pour organiser la vente aux enchères de leurs biens… Cette main d’œuvre locale fut l’une des conditions du déploiement des unités nazies en charge de la Shoah, comme les Einsatzgruppen ou les bataillons de police, sur un territoire immense. Quant aux bourreaux, il me semblait important d’aborder aussi bien les décisionnaires que le simple tireur en bas de l’échelon de commandement. Le procédé génocidaire à l’Est laissa une marge de manoeuvre aux exécuteurs, et c’est précisément ces initiatives locales et humaines qui attirèrent mon attention.
La plupart des Juifs furent massacrés au bord de fosses communes, de ravins, de tranchées antichar, aux abords de leurs villages, dans leur potager, sur la place du marché, en somme dans un univers familier. En l’espace d’une journée, le champ d’un fermier ou le cimetière devinrent un site d’exécution. La mobilité des tueurs impliqua que la mort vint aux victimes, et s’inscrivit de fait dans un quotidien et un paysage intime. En l’espace de quelques semaines d’occupation allemande, ceux qui avaient été voisins, collègues, camarades de classe, se retrouvèrent profondément déchirés. Les Juifs furent parqués dans des ghettos, parfois de simples bâtiments comme une écurie ou l’école, dans une misère terrible, en proie à la famine, au froid, à l’arbitraire de leurs gardes. Toutes les étapes de la Shoah à l’Est – arrestation, rassemblement, marche jusqu’au site d’exécution, fusillade – se déroulèrent sous le regard des voisins de ces Juifs, qui devinrent assassins, complices, profiteurs, dénonciateurs, sauveurs. Les problématiques de la Shoah à l’Est s’imbriquèrent dans un quotidien, dans une histoire locale et terriblement humaine.
Les bourreaux vont aux victimes
La Shoah sur les territoires soviétiques s’articula autour de plusieurs points. Tout d’abord, elle se distingua par le fait que les bourreaux allèrent aux victimes. Les principales unités responsables des massacres – les Einsatzgruppen, les bataillons de police, la Waffen-SS, la Wehrmacht – étaient mobiles. Ce déploiement entraîna la multiplication des lieux d’extermination des Juifs. Cette méthode nécessita un recours à des forces policières et des mains-d’œuvre locales, à qui l’on confia régulièrement différentes étapes de l’extermination et la logistique – creusement de la fosse, acheminement des victimes, rassemblement des biens… La mobilité et la rapidité d’action des Einsatzgruppen et autres unités de tuerie reposaient sur l’expertise des autochtones : leur connaissance du terrain et des habitants. Une autre clef pour appréhender le génocide dans ces territoires est sa chronologie. La mise en application de l’extermination des Juifs soviétiques fut antérieure à celle des autres Juifs d’Europe. Les fusillades débutèrent dès le 22 juin 1941. À partir de la fin août de la même année, les Einsatzgruppen évoluant vers l’Est en suivant l’armée enclenchèrent l’anéantissement systématique de toute la population juive rencontrée, hommes, femmes et enfants. En décembre 1941, l’Einsatzgruppe D d’Otto Ohlendorf avait exécuté 90 000 personnes, dont une majorité de Juifs. Christopher Browning employa l’expression implied genocide, « génocide sous-entendu », pour qualifier les massacres de Juifs à l’Est . En dépit des rumeurs circulant sur le sort réservé aux Juifs en Pologne sous occupation allemande à partir de 1939, l’extrême brutalité des premières semaines de la guerre prit de court les populations juives, foudroyées par l’ampleur des assassinats et des premières mesures antijuives. Enfin, il faut prendre en compte l’imbrication dans l’idéologie hitlérienne de la guerre contre le bolchevisme et l’assassinat des Juifs soviétiques, résumée dans la lutte contre « le judéo-bolchevisme ». Hitler croyait qu’en s’attaquant aux Juifs, on effriterait les piliers du pouvoir soviétique et hâterait son effondrement. Par ailleurs, le territoire de l’Est était envisagé comme un Lebensraum, un « espace vital » destiné à être exploité et colonisé par le Troisième Reich.
Images des massacres
L’occupation nazie s’étendit à une vitesse fulgurante à travers la Biélorussie et les pays Baltes, suivie immédiatement des premières exécutions de Juifs. Les premiers Einsatzkommandos des Einsatzgruppen et des bataillons de police impliqués trouvèrent un appui certain auprès de la population locale, aux motivations multiples. En Lituanie, les « brassards blancs », ainsi qu’on appelait communément les « partisans » lituaniens – qui n’avaient rien en commun avec la résistance soviétique –, étaient, pour une partie d’entre eux, de fervents nationalistes, mais la seule politique ne pouvait expliquer l’ampleur de la collaboration. En Lettonie, un commando se forma autour de la personne de Viktors Arajs, pour devenir le « commando Arajs », composé de volontaires, qui fut particulièrement actif lors des premières tueries de Juifs à Liepaja. Dans la mesure du possible, comme l’écrivit Stahlecker, chef de l’Einsatzgruppe A, dans son rapport : « À Kaunas et Riga des preuves ont été récoltées par des films et des photographies pour documenter les premières exécutions spontanées de Juifs et de communistes menées par des Lituaniens et des Lettons. »
Seule une poignée de photographies survécurent à la guerre. Sur l’une d’elles, on distingue un peloton d’exécution, composé d’au moins une huitaine d’hommes armés de carabines. Ils sont penchés en avant, en direction de la fosse en contrebas, creusée dans un terrain sableux. En retrait, un homme est debout, les bras le long du corps. Il pourrait être celui qui donne l’ordre de tirer. On accède à la fosse par une pente ; un autre homme en uniforme se trouve à l’entrée de la fosse. Dans la fosse, on distingue quelques têtes d’hommes, debout. Le cliché fut pris au moment où la balle toucha les victimes. Les balles rico‑ chèrent sur la paroi sableuse, dans un nuage de poussière. Au-dessus de la fosse, au loin, une foule regarde l’exécution. Les contours des bourreaux sont nets, des tireurs jusqu’aux deux hommes en uniforme qui semblent jouer un rôle organisationnel. Ils posent. Cette photographie fut prise à Liepeja, en Lettonie, durant l’été 1941. Un film amateur, probablement tourné le même jour par un marin allemand, Reinhard Wiener – une base de la Kriegsmarine se trouvait dans ce port de la Baltique –, informe sur le processus d’exécution : les victimes visibles sous l’œil de la caméra, des hommes, avec de larges carrés clairs cousus au dos de leurs vêtements, descendent de la plate-forme d’un camion ouvert. L’homme à l’entrée de la fosse les guide vers le fond. Le commando d’exécution s’approche et tire. Les victimes s’effondrent sur le sol. Des silhouettes en retrait, munies de pelles, s’avancent et jettent sommairement du sable sur les corps depuis le haut de la fosse. Un petit chien, excité par le bruit des tirs, court dans tous les sens.
La dernière nuit dans le ghetto
La dernière nuit dans le ghetto était le vestibule de la mort. L’insomnie et l’angoisse étaient les derniers compagnons des détenus. Très souvent, peu de Juifs étaient dupes, en dépit des efforts des Allemands pour ne laisser filtrer aucune information dans le ghetto. Il arrivait déjà que, quelques jours auparavant, des paysans non juifs avertissent les Juifs d’une prochaine fusillade. Ils étaient parmi les premiers au courant, en tout état de cause : on pouvait difficilement manquer de repérer des fosses communes fraîchement creusées aux alentours, d’autant plus quand les autorités allemandes, via les starostes, avaient réquisitionné la main-d’œuvre locale pour le faire.
Les rumeurs – fausses ou vraies – se répandaient comme traînées de poudre, en dépit des barbelés et des palissades. L’une des parades de la Gestapo consistait à persuader les Juifs qu’ils étaient encore nécessaires à l’économie du Reich et à brusquement multiplier les égards. Il ne s’agissait que d’endormir toute velléité de fuite, notamment dans les régions forestières où il y avait déjà fort à faire avec le mouvement partisan. À Joloudek, dans l’ouest de la Biélorussie, le ghetto avait été encerclé et il était défendu de sortir des maisons ; les volets devaient rester clos. Le soir, une soixantaine de chariots, des gens avec des pelles se regroupèrent près du poste de police : il s’agissait des réquisitionnés. Réquisitionnés pour le transport des victimes, réquisitionnés pour le creusement des fosses. Le lendemain, les Juifs du ghetto furent tous rassemblés sur la place. Les Allemands arrivèrent. On lut à voix haute une liste de noms. Ce fut ainsi que la sélection s’opéra. D’un côté, 86 personnes épargnées pour le moment, de l’autre un millier. Les Allemands, hilares, lurent ensuite un texte : un ordre de Hitler condamnant les Juifs à mort. Les cris et les pleurs éclatèrent et la colonne de Juifs condamnés se mit en marche sous les coups et les tirs. Isoler les Juifs à la veille des Aktionen permettait que les informations de l’extérieur ne filtrent pas, notamment concernant le creusement de fosses en périphérie de la localité.