Ankara. Le parlement turc vient d’adopter la motion présidentielle prévoyant l’envoi de soldats turcs en Libye, par 325 voix pour et 184 voix contre (plus 80 abstentions)1. Une décision prise par Recep Tayyip Erdoğan afin de soutenir le Gouvernement d’Union Nationale libyen (GNA) de Fayez al-Sarraj, en mauvaise posture après la relance de l’offensive de Khalifa Haftar sur la capitale Tripoli. Ce soutien militaire n’est pas nouveau, et s’est intensifié depuis l’été 2019, en violation de l’embargo sur les armes imposé depuis 2011 à la Libye (au même titre que la majorité des autres acteurs).

La Turquie renforce sa présence en Libye.

Selon R.T. Erdoğan, le soutien matériel turc avait permis à Tripoli de « rééquilibrer  » la lutte contre l’Armée Nationale Libyenne (LNA) de Khalifa Haftar2. Cette déclaration est arrivée alors que l’appui militaire d’Ankara s’est résumé pour l’essentiel à l’envoi de drones tactiques (de l’entreprise turque Bayrak), et d’une soixantaine de spécialistes pour les manœuvrer3. Quelques jours plus tard, alors que la LNA s’embourbait dans les alentours de Tripoli et essuyait de lourdes pertes, son porte-parole le général Ahmad Al Mesmari annonçait que les forces d’Haftar allaient prendre pour cible les navires et intérêts turcs, interdire les vols depuis et vers la Turquie et arrêter les ressortissants turcs en Libye4.

Depuis lors, l’union turco-libyenne s’est un peu plus concrétisée. Le 27 novembre, deux protocoles d’accord sur la « coopération maritime et sécuritaire » sont signés lors d’une rencontre à Istanbul entre Recep Tayyip Erdogan et Fayez al-Sarraj5. Un protocole pour « renforcer les liens entre les deux armées » et constituant « une version plus large de l’accord-cadre de coopération militaire existant »6. Lors d’une autre réunion à Istanbul, Ankara évoque même l’envoi de troupes en Libye pour soutenir Tripoli7, alors qu’à la mi-décembre, Khalifa Haftar annonce le début d’une nouvelle « bataille décisive » pour s’emparer de la capitale.

Carte GEG la situation politique en Libye

Le vote du Parlement turc semble parvenir comme simple légalisation d’un état de fait. En effet, des supplétifs syriens de la poche d’Idlib semblent avoir déjà été acheminés par l’armée turque8, crédibilisant la répétition du scénario nord-syrien, Ankara s’y étant très largement appuyé sur ses milices pour les combats au sol. Si cette information se confirme, il semble peu probable qu’Erdoğan risque la vie de soldats turcs (hors forces spéciales et membres de sociétés privées), préférant opérer via ses « proxies  ». Pourtant, RTE entretient le doute, alors que dans une récente déclaration, il annonçait que les « Mehmetçik (nom populaire des soldats turcs) continueront d’écrire une légende telle que les légendes écrites dans le passé par Barberousse en Méditerranée  »9.

La Libye, porte d’entrée turque en Afrique

Le renforcement des positions turques en Syrie est avant tout stratégique pour Ankara. Certes, ce déploiement turc vers l’Afrique du Nord ravira les chantres d’une stratégie de « restauration de l’Empire ottoman »10, mais il faut avant tout y voir la suite d’une realpolitik assumée depuis quelques années par Ankara, la région libyenne étant le centre même de la stratégie turque en Afrique. Premièrement, une alliance avec al-Sarraj permet à RTE de jouer l’affrontement avec l’axe Riyad – Abu Dhabi – Le Caire qui soutient le rival Haftar. Depuis la Libye, Ankara peut tenter d’endiguer les objectifs des pays du Golfe arabo-persique, et se présenter comme un médiateur incontournable du conflit. Le vote du parlement turc est la dernière carte visant à crédibiliser la Turquie sur la scène internationale, en utilisant la même méthode éprouvée en Syrie du Nord.

Aussi, la Turquie considère la Libye (tout autant que la Somalie), comme une porte d’entrée sur le continent africain. La Libye est un centre de commerce maritime vers lequel la Turquie peut exporter massivement ses produits manufacturés, et elle est le lien avec les mondes soudanais et sahariens. Une pénétration plus pressante en Libye permettrait de reconnecter les objectifs turcs aux contextes de guerre sahéliens et au bassin du lac Tchad11, favorisant une influence turque plus importante vers le Soudan et vers la Corne de l’Afrique, en particulier la Somalie, où elle possède une base militaire à Jazira, et dans une moindre mesure au Soudan, où elle reconstruit le port de Suakin12. Grâce à cette connexion entre la Somalie et la Libye, la Turquie pourrait ainsi diversifier sa présence et son potentiel militaire et commercial dans toute l’Afrique du Nord et de l’Est.

Cette alliance turco-libyenne se traduit aussi sur le plan économique. De manière concrète, la Turquie dispose actuellement de plus de 25 milliards de contrats en Libye, et elle continue d’en signer. Laisser la LNA gagner Tripoli et donc la guerre, signifierait la fin de tout un pan de la stratégie africaine d’Ankara, la perte sèche de ses investissements13, et la présence seule du Qatar comme allié restant dans la région. La déclaration du vice-président Fuat Oktay, assurant qu’ « avec la motion libyenne, nous continuerons à contrarier les plans dans cette région et à protéger les droits et intérêts de notre pays », est à comprendre dans ce sens. « J’espère qu’avec l’adoption de cette motion, les partisans d’une attitude agressive en Libye comprendront le message »14 a-t-il prévenu.

L’équilibrisme avant tout

La position très offensive (du moins dans les discours) semble destinée à surjouer la confiance turque, alors que la politique étrangère du pays est sur le fil du rasoir depuis quelques mois. Avec l’intensification de son soutien plein et entier à al-Sarraj, Erdogan opère en effet plusieurs coups de poker. Sur le terrain, le rôle turc avait permis de « rééquilibrer  » temporairement le rapport de force à l’été, mais Khalifa Haftar a depuis bénéficié d’un soutien russe pour se renforcer et lancer sa deuxième offensive sur Tripoli. Dans des frappes effectuées ce week-end, qui ont notamment visé l’aéroport international de Mitiga, des drones turcs auraient été détruits, et un officier turc tué15. Ces dernières semaines, de nombreux véhicules turcs sont également tombés aux mains de la LNA.

R.T. Erdoğan prend également le risque de se brouiller avec son « allié » russe, qui soutient militairement Haftar. Le rapprochement avec Moscou sur la question syrienne (format Sotchi) et l’achat du système anti-missile S-400, avait permis au pays de faire quelque peu oublier à Moscou l’incident de l’avion de chasse abattu en novembre 2015, et de l’assassinat de l’Ambassadeur Andreï Karlov en décembre 2016. Depuis, la dégradation de la situation à Idlib et l’implication turque en Libye ont distendu les liens. Une confrontation directe sur le sol libyen est impensable, et le précédent syrien l’a montré, RTE ne veut pas prendre ce risque. Il faudra scruter attentivement la visite de Vladimir Poutine à Istanbul, le 8 janvier prochain, pour entrevoir la réaction russe à ce vote.

Un accord entre Ankara et Moscou pourrait ouvrir la voie à un règlement. La rencontre, qui devait initialement sceller l’amitié bilatérale au travers de l’inauguration du projet Turkstream16, pourrait aboutir au couronnement de la stratégie d’Erdoğan, à savoir un partage en bonne et due forme des rôles des deux pays sur le terrain. Il sera difficile pour la Turquie de maintenir une présence militaire (et encore plus d’y déployer ses troupes) en sol libyen sans accord russe. Une entente russo-turque, sur le modèle syrien d’Idlib, permettrait aux deux pays de combler le vide laissé par les Américains et la brouille franco-italienne, et ainsi d’émerger comme les véritables arbitres du conflit. Cependant, ce « partage », et l’intervention turque au sol, ne pourra également pas se faire sans l’aval de l’Algérie et de la Tunisie. RTE s’est chargé de plaider lui-même sa cause à Tunis le 25 décembre dernier, avec un relatif succès semble-t-il. Pour l’Algérie en revanche, le pari ne semble pas gagné, et la visite d’al-Sarraj le 6 janvier nous en dira plus.

Enfin, il s’agit aussi pour la Turquie de prouver aux Européens, à l’Egypte et à Israël, qu’il faudra compter sur elle comme puissance méditerranéenne. La signature du pacte maritime du 27 novembre, qui officialise la frontière maritime entre Turquie et Libye, est une réponse claire au lancement officiel du projet « historique  » EastMed17, dont les pipelines doivent passer par Crète. En ouvrant ce deuxième front (après celui chypriote) autour de l’île grecque et de ses richesses sous-marines, Ankara espère prendre de vitesse ses concurrents, comme elle a essayé de le faire au large de Chypre, en lançant ses navires de forage Fatih et Yavuz au premier semestre 2019.

Perspectives

La capitale turque s’expose ainsi à une dispersion de ses forces, et à une réaction plus forte de l’axe Le Caire – Riyad – Dubaï, avec qui elle est directement en confrontation en Libye, et alors que l’Egypte a clairement rejeté l’accord turco-libyen le jugeant « illégal  »18. Le ministre des Affaires étrangères égyptien, Sameh Choukri, s’est d’ailleurs entretenu avec ses homologues saoudien, grec, chypriote et émirati, arrivant à « un consensus sur la gravité d’une telle évolution sur la sécurité nationale arabe, régionale, méditerranéenne »19. De manière plus générale, si R.T. Erdoğan semble plus que jamais décidé à profiter du retrait des Américains et des Européens au Moyen-Orient pour s’y implanter, en Méditerranée orientale, une montée des tensions avec la Grèce est à prévoir, autour des puits de forages turcs.

Sources
  1. Turkey : Officials welcome Libya troops motion, Anadolu Ajansı, 3 janvier 2020
  2. François d’Alançon, Libye, la tension monte entre Haftar et la Turquie, La Croix, 1er juillet 2019.
  3. Le président turc Recep Tayyip Erdogan prêt à envoyer des troupes en Libye, RFI, 26 décembre 2019.
  4. Le président turc Recep Tayyip Erdogan prêt à envoyer des troupes en Libye, RFI, 26 décembre 2019.
  5. Libya, Turkey ink MoUs on security and maritime cooperation, The Libya Observer, 28 novembre 2019.
  6. Libye : le gouvernement d’union nationale signe un accord militaire avec Ankara, RFI, 28 novembre 2019.
  7. Libye : le président turc Erdogan prêt à envoyer des troupes pour soutenir le gouvernement Sarraj, franceinfo.fr, 10 décembre 2019.
  8. Zine Cherfaoui, Maghreb : Libye, nouvelle Mecque des mercenaires, El Watan, 2 janvier 2020.
  9. Erdogan : « Nous sommes déterminés à lancer avec la Libye de nouvelles initiatives en Méditerranée », TRT.net, 1er janvier 2020.
  10. Alessandro Rosa, L’avancée d’Haftar met en question le rôle de la Turquie en Libye, Le Grand Continent, 28 avril 2019.
  11. Alessandro Rosa, L’avancée d’Haftar met en question le rôle de la Turquie en Libye, Le Grand Continent, 28 avril 2019.
  12. Matthieu Caillaud, Quel avenir pour la politique étrangère de la Turquie en Afrique ?, Le Grand Continent, 25 novembre 2018.
  13. Jalel Harchaoui, Tweet du 27 décembre 2019
  14. Oktay/Libye : « J’espère que le message sera compris comme il se doit », TRT.net, 3 janvier 2020.
  15. Babak Taghvaee, tweet du 4 janvier
  16. Turkey to launch Turkstream on Jan 8, energy minister says, Daily Sabah, 29 décembre 2019.
  17. Elias Hazou, Historic deal signed in Athens for EastMed pipeline, Cyprus Mail, 2 janvier 2020.
  18. Daren Butler, Tuvan Gumrukcu, Turkey signs maritime boundaries deal with Libya amid exploration row, Reuters, 28 novembre 2019.
  19. Choukri examine avec ses pairs saoudien, grec, chypriote et émirati l’escalade turque en Libye, Middle East News Agency, 2 janvier 2020.