Ankara. En décembre 2017, le Soudan annonçait qu’il cédait pour 99 ans à la Turquie la quasi-totalité de la ville portuaire de Suakin, sur la Mer rouge, ancienne porte d’entrée sur l’Afrique de l’Est pendant la période ottomane. En février, Recep Tayyip Erdoğan visitait la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Nigéria et la Guinée. En octobre, Istanbul accueillait le second Forum économique et commercial turco-africain, auxquels 43 pays africains participaient. Enfin, au début du mois de novembre, le président du Conseil présidentiel libyen, Fayez Sarraj, était à Istanbul pour discuter de la participation turque dans la reconstruction du pays, et pour la signature d’un accord de santé entre les deux États (1).

Derrière ces faits, se dessinent les résultats d’une stratégie turque datant de 1998, lorsque sous la présidence Demirel, le gouvernement lança le « Plan d’Action pour l’Afrique », destiné à augmenter le nombre d’ambassades sur le continent, à améliorer les consultations politiques avec les pays sub-sahariens et celles avec les organisations internationales, et à promouvoir une aide humanitaire turque en Afrique (2). Si les premières années de mise en place de ce plan ont été très compliquées, notamment du fait de la crise économique de 2000-2001, l’AKP s’est emparé du sujet pour le relancer de plus belle, déclarant l’année 2005 comme l’année de l’Afrique, multipliant les sommets économiques ou politiques, jusqu’à être nommé en 2008 « partenaire stratégique » par l’Union Africaine.

D’un point de vue économique, la stratégie turque peut être considérée comme réussie. Depuis 2003, les volumes d’échanges bilatéraux entre la Turquie et les pays africains ont quadruplés, passant de cinq milliards de dollars d’échanges à près de 20 en 2017 (3). L’approche turque dans le développement des nations africaines, qui se concentre sur des domaines à faible valeur économique ajoutée, comme l’agriculture, semble avoir conquis les dirigeants africains. Les autorités turques peuvent ainsi se targuer d’aider efficacement les populations locales, au contraire d’autres nations ne cherchant qu’à exploiter les ressources minières (4).

La stratégie turque s’est aussi concentrée sur les domaines humanitaires et éducatifs. En Somalie, alors que la Turkish Airlines fut la première compagnie à ouvrir une connexion directe avec Mogadiscio, le gouvernement turc envoie régulièrement des tonnes d’aides alimentaires, tandis que les compagnies du BTP proches du pouvoir d’Ankara se sont vu confier la réalisation d’hôpitaux et désormais d’aéroports (5). En matière éducative, le mouvement Hizmet, dirigé par le religieux Fethullah Gülen, a joué un rôle important dans l’introduction et la promotion de la Turquie en Afrique australe et subsaharienne. Hizmet a établi des centaines d’écoles, de centres culturels et d’installations religieuses qui ont fait leurs preuves, et a établi des relations solides avec les élites économiques et politiques locales.

Alors que le mouvement était devenu le visage de la Turquie dans de nombreux pays africains, la crise ouverte entre Erdoğan et Gülen après la tentative de coup d’État en juillet 2016, pose la question du futur de la coopération turco-africaine. En Afrique subsaharienne, l’AKP cherche désormais à supplanter la présence de Hizmet et à réintroduire la Turquie du point de vue gouvernemental. Mais avec son statut de « nouvel arrivant », Ankara fait face à une concurrence accrue, surtout qu’elle ne dispose pas des crédits dont peut disposer la Chine ou encore la Russie, deux autres « nouveaux arrivants ».

Plus encore, alors que l’opposition entre Turquie et Arabie Saoudite a atteint depuis 2017 son paroxysme, chaque camp fourbit ses armes dans la corne de l’Afrique, essayant de conforter ses positions. Alors que les Turcs édifiaient une base militaire à Mogadiscio, partout sur la côte africaine les Émiratis développaient leurs relations, se faisant confier les travaux de réfection du port de Berbera au Somaliland, et signant un accord avec les autorités de Puntland. En Erythrée, sous l’influence des Émiratis, les Égyptiens déployaient des troupes en réaction à la cession du port de Suakin aux Turcs (6). Dans le reste du continent, la rupture des relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar poussaient la Mauritanie, le Niger, le Tchad et le Sénégal à faire de même ; tandis qu’au contraire, la Sierra Leone et le Ghana choisissaient le camp opposé.

Perspectives :

  • La stratégie de développement turque en Afrique est désormais fragilisée par l’influence de l’Arabie Saoudite, de l’Égypte et de leurs alliés. Si la « diplomatie humanitaire » turque a permis au pays de gagner un capital sympathie, les Émiratis ont, directement ou indirectement, construit à l’échelle du continent une opposition politique contre le régime qatari.
  • Avec la cession du port de Suakin, la Turquie a obtenu d’une part l’accès à la mer Rouge, et donc aux marchés asiatiques, en contournant l’obstacle du canal de Suez ; mais également un point d’accès indépendant pour les pèlerins turcs en route pour le Hajj.
  • Désormais, la question est de savoir si la Turquie pourra tirer son épingle du jeu face au durcissement de ses relations avec les pays du Golfe, et face à la Chine, qui a investi massivement sur toute la côte Est.

Sources :

  1. ALHARATHY Safa, Libya and Turkey sign cooperation agreement in health sector, The Libya Observer, 11 novembre 2018.
  2. Zuhal Demirci and Fatih Hafiz Mehmet, Turkey in intense cooperation with Africa, Anadolu Ajansi, 2 février 2018.
  3. BACCHI Eleonora, A timeline of the Turkish Africa policy, OVIPOT, 28 juillet 2015.
  4. Turkey’s Erdogan seeks more influence in Africa, Deutsche Welle, 2 mars 2018.
  5. ÖZKHAN Mehmet, Turkey ́s rising role in Africa, Turkish Policy Quarterly, volume 9, numéro. 4.
  6. PRUNIER Gérard, Les pays du Golfe et la Turquie s’affrontent en Afrique, Orient XXI, 22 novembre 2018.