Téhéran. Quelques heures après l’attaque aérienne des États-Unis qui a coûté la vie du général iranien Soleimani en Irak le 3 janvier, le prix du pétrole a augmenté de 4 %, tirant le baril de Brent à près de 69$ et le WTI (West Texas Intermediate) à 63$. Il s’agit du troisième épisode de déstabilisation géopolitique et de crainte d’une menace sur l’approvisionnement mondial à partir du Golfe en quelques mois. En juin, les attaques de deux navires, norvégien et japonais, transportant du pétrole dans la mer d’Oman avaient elle aussi précipité une hausse de plus de 4 % du brut en une journée (atteignant 62$ et pour le Brent et 52$ pour le WTI), rappelant l’importance capitale du détroit d’Ormuz dans le commerce maritime international et le transport d’hydrocarbures. C’est en effet l’équivalent de 17 millions de barils qui transite chaque jour dans le détroit d’Ormuz, soit environ 15 % de la consommation mondiale, et environ 1/3 du commerce maritime mondial de cette ressource 1.
Mi-septembre, les attaques de drones sur les infrastructures pétrolières saoudiennes d’Abqaiq et Khurais avaient privé le pays de la moitié de la production journalière de sa major nationale Saudi Aramco pendant plusieurs semaines, soit l’équivalent de 6 % de la production mondiale. Les marchés avaient immédiatement réagi, le cours du pétrole bondissant de plus de 15 % en 24h. 2
Les pics boursiers du pétrole constatés immédiatement après ces épisodes d’instabilité géopolitique dans le Golfe s’apparentent néanmoins davantage à des réactions nerveuses qu’à des tendances structurantes pour le marché mondial. Quelques jours, quelques semaines après chaque pic, les observations empiriques ont en effet montré que les cours du pétrole retrouvent systématiquement un niveau de prix proche de l’avant-crise. Il semble néanmoins important de souligner que, si le facteur géopolitique joue un rôle croissant dans la détermination à court terme des prix, à moyen terme, les cours du pétrole témoignent davantage d’une anticipation par les investisseurs d’une croissance faible de la demande, et d’une offre suffisamment abondante et diverse pour y répondre — notamment du fait de la production de pétrole non-conventionnel par les États-Unis, et de la réduction volontaire de sa production par l’Arabie saoudite. Cette confiance quant à la capacité du marché à répondre à la demande mondiale fait face à des contradictions croissantes : en effet, le profil de production de pétrole non-conventionnel aux États-Unis présente une temporalité et une réactivité au marché distinctes de la production conventionnelle (et, en un certain sens, complémentaires) qui ne permettrait de compenser que partiellement le déclin de production et de découvertes de nouveaux gisements conventionnels, déclin aggravé par des niveaux d’investissement insuffisants en exploration-production ces dernières années 3. Selon ces hypothèses, une forte contraction de l’offre mondiale pourrait menacer l’équilibre offre-demande en 2025.
La réaction inquiète mais relative des marchés pétroliers laisse penser que la plus grande part de risque à redouter de cette attaque réside dans la réponse de l’Iran, dont les analystes redoutent qu’elle compromette la capacité de production d’autres pays producteurs de la région, comme l’Irak. L’annonce du départ des effectifs américains d’ExxonMobil présents dans le sud de l’Irak, après que le gouvernement ait rappelé ses ressortissants dans la région, pourrait laisser présager d’une désertion plus importante des champs en exploitation si le conflit entre l’Iran et les États-Unis était amené à se prolonger. D’autres compagnies pétrolières présentes en Irak, comme BP et Shell, n’ont à ce jour pas annoncé de mesures similaires ni de renforcement particulier de leur politique de sécurité sur place.
L’Irak, important producteur et exportateur de pétrole dans le Moyen-Orient, concentre aujourd’hui l’attention des analystes. Co-fondateur de l’OPEP, deuxième producteur du cartel derrière l’Arabie saoudite (avec 4,6 millions de barils par jour à son pic de production en août dernier), l’Irak concentre environ 12 % des réserves mondiales de pétrole. En décembre, l’Irak a accepté de réduire sa production pour participer à l’effort de l’OPEP de soutenir les prix du pétrole, après les insistantes requêtes de Mohammed ben Salmane auprès du premier ministre irakien Adel Abdul Mahdi. L’Arabie saoudite elle-même s’astreint depuis plusieurs mois à une réduction importante de sa production, en-dessous de 10 millions de barils jour. Selon l’Agence internationale de l’énergie, sa capacité de production pourrait atteindre 6 millions de barils jour en 2030, devenant de ce fait le 3e producteur de pétrole mondial 4. Ces perspectives s’appuient sur le fort potentiel industriel du pays, altéré par la très forte instabilité politique et militaire de ces quinze dernières années, par la lutte armée contre l’État islamique sur son territoire, et par les tensions entre le gouvernement et les autorités du Kurdistan irakien (qui concentrerait 30 % des ressources pétrolières nationales 5). Aujourd’hui, la multiplication des partenariats avec entreprises pétrolières internationales pour l’exploitation de champs pourrait durablement jouer en faveur du développement économique de l’Irak.
L’industrie pétrolière iranienne paie déjà le prix fort des sanctions américaines, qui ont considérablement affaibli ses exportations — en juin, nous avions analysé la stratégie du gouvernement pour contourner ces contraintes internationales : selon Niel Atkinson, directeur de la division Marchés pétroliers à l’Agence Internationale de l’Energie interrogé par Le Grand Continent lors de la crise du détroit d’Ormuz, « la géolocalisation par satellite des navires qui quittent les ports iraniens a été désactivée depuis plusieurs semaines ; il est devenu très difficile d’identifier les itinéraires et de localiser les bateaux ». Pour contourner les sanctions américaines, l’Iran « offre très probablement des remises sur son pétrole, pour inciter les acheteurs à prendre le risque de s’exposer à des pénalités financières ». Nul doute qu’une escalade des tensions entre États-Unis et Iran aurait des conséquences néfastes pour le secteur pétrolier iranien, a fortiori si cette dernière se manifestait par des attaques sur les infrastructures stratégiques de production et de raffinage. 6
Perspectives :
- La mort du général Soleimani a causé une brève, mais relative inquiétude des marchés pétroliers
- L’impact sur les prix du pétrole des récents épisodes de déstabilisation géopolitique dans la région laisse présager qu’en l’attente d’une réponse de l’Iran, les prix devraient retrouver des niveaux d’avant-crise
- Pour comprendre l’évolution à plus long terme des prix du pétrole, il faut se pencher sur la capacité de production d’hydrocarbures non-conventionnels aux États-Unis, eux-mêmes objet d’incertitudes croissantes. Le Moyen-Orient demeure une région capitale pour l’équilibre offre-demande du pétrole à l’échelle mondiale, et l’Irak devrait jouer un rôle pivot dans la pérennité et la stabilité de cet équilibre
- Ces épisodes montrent que la géopolitique est indéniablement revenu au premier plan de la scène énergétique internationale, sinon comme force structurelle du moins comme nouveau facteur majeur d’incertitude.
Sources
- PELEGRIN Clémence, Les attaques contre des navires dans le golfe d’Oman : vers une déstabilisation des marchés pétroliers ?, Le Grand Continent, 15 juin 2019
- LAPLANE Martin, PINI Paul-Etienne, Une attaque de drones perturbe la production pétrolière dans le Golfe : l’Arabie saoudite touchée au coeur, Le Grand Continent, 16 septembre 2019
- HACQUARD Pierre, SIMOEN Marine, HACHE Emmanuel, Is the oil industry able to support a world that consumes 105 million barrels of oil per day in 2025 ?, IFP Energies nouvelles, 16 décembre 2019
- TURAK Natasha, Iraq will cut oil production, comply with OPEC cuts ‘this month,’ minister says, CNBC, 10 septembre 2019
- Kurdistan and the Battle Over Oil, The New York Times, 8 octobre 2018
- HODARI David, DEZEMBER Ryan, Soleimani Killing Raises Fears of Reprisals on Oil Infrastructure, The Wall Street Journal, 3 janvier 2020