D’allures bonhommes et vêtus de rouge ou hirsutes et bestiales, rondouillards, râblés ou rabougris, coiffés d’un bonnet, d’une mitre, d’un fichu ou de cornes, ils déambulent dans les rues européennes à la tombée du soir. La nuit durant, ils pénètrent nos chaumières pour récompenser les enfants sages ou punir les gredins. Ils dispensent friandises et charbons au pied d’un arbre chatoyant entouré de chaussons que les enfants découvriront lors d’un festin en famille.
D’apparence éternelle et quasi-universelle, les personnages tutélaires de l’hiver peuplent l’Europe. Befana, Krampus, Santa Claus, Saint Nicolas et autre Zwarte Piet ou Ruprecht forment un vocabulaire varié. Ne pourrait-on déceler une grammaire commune entre ces festivités et leurs héros ? En effet, ces figures du froid omniprésentes nous parlent de qui sont les habitants de l’Europe dans leur diversité mais pose également les bases de réflexion d’un récit partagé mettant en scène ces personnages et leur adressant des questions contemporaines qui traversent les frontières intra-européennes. La mise en récit de ces personnages permettrait-elle d’affronter l’hiver politique de l’Europe ? Que nous disent-ils de qui nous sommes ? Quelle communauté de dissemblables permettent-ils de discerner aujourd’hui ? Il apparait que ces personnages permettent de comprendre, par le bas, qui sont les habitants d’Europe. L’ethnographie de ces pratiques festives multicolores peuvent-elles permettre d’appréhender les modalités de reconstruction de grands récits de semblance européenne ainsi que la Chaire P. Lamy ambitionne de le proposer à l’UCLouvain ?
Ces figures de l’hiver ont été analysées en terme de diffusion par stimulation, de recomposition syncrétique et de réappropriation de formes plus anciennes questionnant, sur le terrain, leur authenticité. Ces débats témoignent d’un glissement du rite de passage et d’une fonction éducative à un champ politique et identitaire ainsi que ce rapport entend le montrer.
Diverses tensions semblent au cœur du succès de ces festivités alors même que leurs héros sont peu exotiques à première vue, et semblent figés dans un cocon tissé par les études folkloriques et l’anthropologie culturaliste :
– Local/global : des enjeux identitaires et politiques
– Consumérisme/don : les enjeux des transactions et de la « touristification »
– Magie/mystification : les enjeux éducationnels de figures médiatrices spatio-temporelles
– Intimité familiale/Violence publique : les enjeux de l’expression de soi et de la subversion
Ce rapport est structuré par le choix de deux figures emblématiques qui permettent d’aborder ces thèmes. Nous nous concentrerons sur le Krampus et la Befana. Cependant d’autres personnages suscitant des interrogations et des réflexions similaires apparaitront également au fil de ces pages. Les travaux consacrés au père Noël et à Saint Nicolas sont abondants et en cours de synthétisation. De même une investigation ethnographique des groupes de Kukeri ou Capra, ces Wilder man, est entamée. Ce rapport devra donc être complété par ces éléments ainsi que d’autres pistes ici ouvertes et qui réorientent la recherche entamée par l’étude des figures du froid.
L’étude des festivités, des traditions et des rituels est classique en anthropologie. Comprendre le parcours historico-politique et épistémologique dans lequel s’inscrivent les personnages de l’hiver, objets de festivités-traditions-rites, permet de mettre en exergue l’originalité des approches contemporaines et nourrit le récit de la communauté imaginée des Européens.
Initialement, la littérature anthropologique classique ciblait spécifiquement l’étude de cas des traditions des peoples non-européens (par exemple : van Gennep, Les rites de passage 1981 [1909] ; Victor Turner, Le phénomène rituel. Structure et contre-structure, 1980 [1969] ; ou Huntington et Metcalf Celebrations of death : the anthropology of mortuary ritual 1979). Les études portant sur les fêtes occidentales, les traditions populaires étaient réservées aux folkloristes. Elles participaient des agendas politiques nationaux spécifiques. Les figures du froid sont ainsi devenues des emblèmes identitaires politiquement inscrits dans des régimes particuliers visant tantôt à promouvoir une authenticité ethnique, un enracinement culturel latin, une origine préchrétienne (Zwarte Piet, Befana) ou encore une véritable sacralité chrétienne (Saint Nicolas), une vision ruraliste romantique et nostalgique (la magie d’un Noël traditionnel qui serait plus spontané, authentique et riche de sens) ou, au contraire, une critique hygiéniste progressiste urbaine à l’assaut des archaïsmes populaires paysans subversifs ou violents (le Krampus). Cet autre rural, ce sauvage européen populaire est différent du sauvage des colonies, du primitif. Ils ne vivent pas dans le même monde mais partage un imaginaire d’émergence dans une construction politico-identitaire du civilisé. Ils sont consubstantiels (Mihailescu, 2008). Le paysan usagé de ces figures est le sauvage de l’intérieur. Ses traditions sont érigées en preuves de son « primitivisme ». Elles témoignent d’un mode de vie disparu ou agonisant.
Afin d’éviter les pièges relativiste ou essentialiste inhérent à l’études des coutumes, les observations de ce rapport se situent consciemment dans un interstice intellectuel produit par la tension entre l’essentialisation d’une catégorie résultant de toute comparaison et la dé-essentialisation de cette même catégorie sur la base de la contextualisation ethnographique et historique et du relativisme culturel. L’intérêt porté aux relations entre les fêtes traditionnelles et les fêtes contemporaines met l’accent sur les aspects de continuité et de discontinuité observables dans les manifestations festives : la dimension des performances, les constructions identitaires, la production de sens, les manipulations et réinterprétations des symboles.
Suite au mouvement de « rapatriement » des ethnologues, les études plus récentes portant sur les fêtes traditionnelles se sont aussi inscrites dans l’aire culturelle européenne. Deux thèmes majeurs ont émergés de ces études : l’invention des traditions déployée dans la foulée des travaux des historiens Hobsbawm et Ranger (1983) et leur relations avec les identités politiques. Comme nous le verrons, ces thèmes demeurent centraux actuellement mais sont formulés, sur les terrains investigués par les anthropologues contemporains, en terme de perte de culture face à la pression exercée par différents mouvements réels ou supputés. L’enjeu politique identitaire reste central et s’exprime depuis le niveau intime de la cellule familiale jusqu’au niveau global des flux touristiques par exemple et en passant par la question de la communauté locale, régionale et/ou nationale. Dans le contexte actuel d’une UE confrontée à la montée des populismes et au retour des nationalismes, les figures du froid sont un instrument de choix mobilisé dans des polémiques politiques expliquant, au moins partiellement, leur résurgence contemporaine. Cependant, il est important de spécifier que ces polémiques touchent des aspects différents des identités ainsi que la Befana, le Krampus et leurs acolytes nous permettront de le souligner. Par ailleurs, le succès de ces figures s’inscrit aussi dans leur exportation et les usages commerciaux et/ou « patrimonialisant » qui en sont fait. En retour des sentiments nostalgiques, ceux de la perte de culture et du bon vieux temps, apparaissent.
Krampus : beau, sauvage et ambigu
Dans leurs travaux, Rest et Seiser soulignent le retour et la croissance des festivités consacrées au Krampus depuis le nouveau millénaire. D’une part, le Krampus s’est exporté aux USA et d’autre part, il connait un développement dans le monde alpin. En 2014, 97 groupes de Krampus (Passen) étaient recensés dans la population de la vallée de Gastein, au sud de Salzbourg, comptant 13 000 habitants. En dépit de ce renouveau et de la diversité des troupes de Krampus observées par les deux anthropologues, les participants aux manifestations urbaines et rurales se réclament d’une coutume ancestrale. Peut-on dès lors parler de tradition inventée ?
Portrait
L’expression des troupes de Krampus prennent deux formes distinctes dans deux espaces différents.
Krampus des champs :
Le Krampus traditionnel est rural. Il défile dans les rues les nuits des 5 et 6/12. Le Krampus est membre d’une troupe. Celle-ci se compose de Saint Nicolas, d’un « porteur de paniers » remplis de petits sacs de friandises à distribuer, parfois d’un ou deux anges figurés par de jeunes femmes vêtues de blanc et de quatre à huit Krampus. De foyer en foyer, la troupe récompense les enfants sages en leur offrant des bonbons et réprimande les autres en les fouettant avec le martinet des Krampus. A ces visites, s’ajoutent d’autres manifestations publiques. Les Krampuskränzchen consistent en des attaques lors de rassemblements de villageois dans un pub ou une salle par exemple. En agitant les sonnailles qui ornent leur ceinture dans le dos, les Krampus entrent en trombe, foncent toute corne en avant vers les tables, sur les personnes présentes. Ils ravagent tout avant de quitter les lieux en laissant derrière eux un grand désordre. Dans l’espace public, ils se ruent sur les passants, les jettent à terre et déchirent leurs vêtements. Ils attrapent les jeunes femmes qu’ils fouettent. Ces Krampus sont incarnés par des jeunes hommes de la région de Gasein. Ils portent un masque démoniaque en bois noirci doté de grande dents pointues et d’une langue fourchue. Ils sont coiffés d’au moins trois paires de cornes de chèvres ou de béliers. Un long manteau de fourrure que ceinturent trois ou quatre grandes cloches pendant dans leur dos les recouvre. Ils sont munis d’un martinet.
L’intégration dans une troupe de Krampus a lieu dès l’âge de 16 ans. Une formation de deux ou trois années est alors nécessaire avant d’être reconnu par la communauté villageoise comme « Krampus agressif et redouté ». Au terme de la vingtaine, les Krampus changent de comportement : ils deviennent bienveillants. La chasse aux femmes, l’affrontement ritualisé et la rivalité avec les autres troupes cèdent la place à une attention portée aux enfants des foyers visités. Les jeunes hommes témoigneraient ainsi, selon Rest et Seiser, de leur capacité à devenir père. Le mariage mettait, autrefois, un terme à la carrière du Krampus. Aujourd’hui, certains restent actifs jusqu’à 50 ans. Par ailleurs, l’élevage s’étant industrialisé, les costumes ont changé : les antilopes africaines pourvoient actuellement les cornes des Krampus et ce même si les acteurs de terrain brandissent encore la référence à l’élevage régional et, de ce fait, à l’authenticité de leur tradition.
Krampus des villes :
Dans beaucoup d’autres régions, la saison du Krampus s’étend de début novembre à Noël et bon nombre de ces groupes s’en sortent bien sans la figure de Saint Nicolas. Ils ne visitent les demeures que sur rendez-vous et se rencontrent lors d’événements spécifiques organisés en leur honneur. Ils défilent alors dans les rues lors de Krampuslauf, c’est-à-dire de courses de Krampus. A la différence des défilés dans les banlieues ou les villages, les combats sont ici des spectacles. Ces chorégraphies sont accompagnées d’effets pyrotechniques. Elles se déroulent, contrairement au village, dans des arènes délimitées et se conforment aux règles de sécurité en vigueur. Ces performances quasi-professionnelles sont « apprivoisées » (Rest et Seiser). Les défilés urbains ordonnés diffèrent donc des expressions plus libres, agressives et à l’écart du tourisme. A Salzbourg, elles sont devenues « tendance » auprès des « clubers ». Ces Krampus urbains modernisés s’exportent vers Los Angeles où ils deviennent un objet cinématographique. La bête américanisée devient immonde et incarne l’opposé de l’esprit de Noël : le mal 1. Cette nouvelle iconographie du Krampus influence en retour la fabrique des masques que portent les acteurs des défilés urbains nommés futur masks par les protagonistes de la fête (Rest et Seiser). Les sites francophones traitant de ces défilés associent le Krampus à celle du Père Fouettard : un punisseur noir. Dans les contrées où le Zwarte Piet n’apparait pas : il est la version satanique du Père Noël conforme à l’imaginaire californien.
Dans la littérature, les transformations rurales et la modernisation urbaine du Krampus ne sont que peu abordées. Ce personnage est classiquement décrit en tant qu’élément d’une coutume, d’une tradition séculaire ancrée dans l’espace clos des vallées montagneuses. Sa fonction, à l’instar de celle des Kukeri ou Capra de Bulgarie, Roumanie, Hongrie et pays Baltes ou encore celle des carnavals, est de chasser l’hiver et ses mauvais esprits.
Discours idéologique des origines
L’explication mythologique associe l’origine de Krampus à un ancien rite de fertilité païen exécuté pour mettre un terme à l’hiver et raviver le pouvoir de reproduction de la nature et des humains. Dans de nombreux cas, les origines du Krampus constituent le premier sujet que les acteurs des troupes de Krampus mettent en exergue. Leurs explications sont contradictoires à bien des égards mais tendent à montrer, généralement, que les origines du personnage hirsute sont antérieures à l’avènement de la chrétienté. Pour légitimer leur propos, ils s’appuient sur les travaux menés par les folkloristes du début du 20ème siècle. Ceux-ci s’avèrent largement diffusés dans les discours patrimonialisant contemporains. Les jeunes hommes continuent de s’interroger sur les racines celtiques ou germaniques du Krampus, sur les modalités d’émergence de la figure de Saint Nicolas dans les troupes. Selon de récentes études (Ebner 2018 : 33-43 ; Bockhorn 1994), ces folkloristes étaient motivés par un agenda politique clair auquel les hommes masqués ne se réfèrent à aucun moment de leurs interactions avec Rest et Seiser. Inspirés par l’idéologie proto-fasciste du nationalisme allemand, des ethnologues tels que Viktor von Geramb, Richard Wolfram et d’autres sont convaincus que les rites masqués sont le vestige d’une coutume germanique modelée (überformt) par le christianisme. L’un des principaux objectifs des études populaires national-socialistes était de supprimer cette couche chrétienne imaginée afin de mettre en valeur des origines nationales supputées mises au service du nationalisme. L’ethnologue Hans Schuhladen lors de son analyse systématique des archives historiques durant les années 80 n’a trouvé aucune origine « païenne » du Krampus. La source la plus ancienne qu’il a fait émerger date de 1582. Elle concerne la ville bavaroise de Diessen et mentionne une récompense pécuniaire obtenue par ceux qui avaient « chassé le Percht ». Aucune description du rite ou des costumes n’accompagne cette mention (Schuhladen 1992 : 24). La pratique dénommée Percht apparait jusqu’au 18ème siècle tandis que le terme Krampus est absent des sources étudiées. Le mot Percht est communément associé à l’ancienne divinité Perchta, mais la similitude entre les deux mots est le seul lien évident, soulignent Rest et Seiser, entre la croyance religieuse préchrétienne et le Krampus.
Un autre argument repris aux folkloristes par les acteurs de terrain est l’association des interdits qui ont frappés la pratique des défilés de Krampus à une volonté des autorités ecclésiales de supprimer une pratique païenne et d’éradique la superstition de cette tradition. Cette justification traditionnaliste se poursuit actuellement au travers des discours qui associent le tourisme à un « assainissement » d’une « coutume originale » devenue un divertissement public dépourvu de sens. Cependant, les recherches historiques récentes tendent à démontrer que ces interdictions décrétées par les autorités publiques trouvaient leur justification dans une volonté de préserver l’ordre public estimé menacé par des bandes de jeunes masqués errant dans les rues la nuit, buvant, luttant et dansant avec des jeunes filles consentantes. Les premières descriptions des défilés de Krampus surgissent avec le romantisme qui jette un œil plus positif voir même contemplatif sur la paysannerie et sur ses festivités hivernales occupant un moment creux de l’année agricole.
Ceci ne dévoile en rien les modalités d’intégration de la figure de Saint Nicolas. Actuellement, l’explication de la présence du saint dans les troupes fait référence à la Contre-Réforme pour deux raisons. Premièrement, il existe de nombreuses preuves que la représentation du diable dans le théâtre des jésuites était un prédécesseur direct du Krampus (Schuhladen 1984). Deuxièmement, c’est au lendemain de la Contre-Réforme, dans les années 1730, que l’archevêque Léopold Anton von Firmian de Salzbourg expulsa le reste de la population protestante de son territoire. Dans la vallée de Gastein, cela a affecté un tiers de la population (Zimburg 1948 : 166 et suiv.). Les immigrés catholiques du Tyrol ont repris les fermes et les maisons de mineurs qui ont été libérées, renforçant ainsi l’influence des coutumes tyroliennes de Nicolas au cœur de l’archevêché (Kammerhofer-Aggermann et Dohle 2002 : 16).
Le mot Krampus n’a gagné en popularité qu’à la fin du XIXe siècle en raison de l’expension d’un phénomène médiatique apparu à Vienne et qui s’est rapidement répandu dans de nombreuses autres villes germanophones : l’introduction de la carte postale en Autriche-Hongrie en 1897. Les deux thèmes principaux de ce média étaient les enfants et le sexe. Sur ces images, soit le Krampus s’emploie à punir les enfants malfaisants, soit le mal personnifié est accompagné d’une jeune femme légèrement vêtue dans une pose érotique. C’est essentiellement à l’image de la masculinité véhiculée par la Krampus violent et lubrique que les travaux de Rest et Seiser s’intéressent aujourd’hui. Le thème éducatif sera abordé plus largement dans la section relative à la Befana.
Combat rituel et lutte identitaire
La violence est un sujet fortement contesté dans les discussions visant à départir les vraies et authentiques traditions krampus de la marchandisation. Dans les médias et les prospectus touristiques, cette coutume serait devenue « incontrôlable » et se serait vidée de son sens en devenant un « divertissement ». En Autriche, les médias véhiculent également une autre image, celle de la violence sexualisée, de l’alcoolisme, de la non éducation des campagnes et du nationalisme de droite.
Du côté des acteurs de terrain, le Krampus est perçu comme un gardien des valeurs familiales traditionnelles, comme un remède contre les maux perçus des médias sociaux ou encore comme un moyen de faire l’expérience du monde fantastique des jeux de rôle. D’autres instrumentalisent les Krampus dans leur programme xénophobe d’opposition à l’immigration de musulmans dans ce qu’ils conçoivent comme une tentative de destruction de la culture de l’Occident. Le Krampus se verrait ainsi menacé non seulement par le féminisme et l’émancipation des femmes mais aussi par l’immigration. Il en résulte une politisation du discours sur les origines et l’histoire du Krampus symbole de l’identité des hommes blancs (ethniquement, culturellement ou même racialement catégorisés par les acteurs). S’il se révèle très masculin (en dépit du nombre faible mais croissant de femmes krampus), ce personnage se révèle donc aussi très blanc.
Tout d’abord, à bien des égards, devenir Krampus permet aux jeunes hommes d’échapper à l’insécurité croissante et à la précarité des modèles masculins. En tant que Krampus, il n’y a pas de contradiction entre un prédateur masculin confiant qui cherche toutes les femmes qu’il rencontre et un mari responsable et adulte qui élève ses enfants grâce à son monopole bienveillant de la violence. Ensuite, il y a bien sûr le filet de sécurité confortable d’un groupe d’hommes ayant les mêmes idées et réunis pendant la saison de Krampus. Si les femmes participent aux festivités, leur rôle se cantonne à celui de la « victime » du monstre qui rivalise avec les autres hommes pour son rapt ou bien au rôle de l’épouse au foyer pourvoyeuse de soins envers son mari ayant revêtu le masque. Les rôles de genre se scindent ainsi clairement dans la division des tâches : le temps du soutien des femmes à leur époux se voit restauré momentanément. Les praticiens du Krampus soulignent ainsi que, durant ces festivités, une expression rassurante de la masculinité est permise car les rôles genrés traditionnels sont reconduits, rétablis. L’allongement de la carrière du Krampus peut également être considérée comme la possibilité de renouer avec la virilité de la jeunesse durant quelques jours.
Ensuite, une distinction est établie avec « ceux qui ne jouent pas le jeu » et sont associés aux extérieurs de la communauté ; qu’il s’agissent des touristes ou des immigrés. En effet, la violence des Krampus est une transgression du bon sens, de la loi et de la décence mais elle est décrite comme momentanée. Elle nécessite aussi une adhésion commune à la frayeur avec laquelle on joue. Les masques ne permettent qu’une anonymisation partielle des praticiens. Des règles socialement établies entre les membres de la communautés « jouant » au Krampus balisent les combats. Les praticiens ruraux dénoncent ainsi ceux qui se situeraient « hors-jeu » : les touristes qui cadenasseraient cette violence et les immigrés qui en feraient déborder les contours. En exigeant des dommages et intérêts contre les blessures qui leur seraient infligées ou le remboursement des biens abîmés par le Krampus « trop sauvage » (des vêtements déchirés sont le plus souvent mentionnés), les touristes sont considérés comme les responsables de la transformation des festivités. Il en résulterait cette forme dite appauvrie et urbanisée des défilés devenus des spectacles. Tandis que pour ceux qui jouent le jeu, les coups qui marquent le corps deviennent les emblèmes de leur participation, de leur ancrage et de la fierté de l’appartenance. Leur rivalité serait cohésive. Non feinte, la confrontation ne se veut pas, malgré tout, malveillante. Par les cris, la débandade, les chants, le public doit témoigner d’un crainte respectueuse de la bête humaine mais aussi d’une forme de soumission lorsque prise, la personne se voit « molestée », marquée. Ne pas consentir à la peur est ce qui est reproché aux « étrangers ». Cette peur est un hommage sans lequel le Wilder man 2 perd son sens. Si le public ne joue pas le jeu, la bête humaine n’est plus qu’un costume vide. « Faire comme si » perd de son caractère performatif. L’élargissement du public transforme les modalités d’acceptation de la violence publique. La responsabilité pénale pèse plus lourdement sur les organisateurs. Le public qui vient « voir » la fête et non y « participer » recherche une « authentique » sauvagerie mais « fictive » dans ses effets c’est-à-dire sans débordement, ni trace ni conséquence. Face à cette distance des spectateurs, les acteurs de terrains explicitent leur engagement en se référant à l’expérience des enfants. John Honigmann (1977, p. 266-267) souligne la nécessité pour les tous petits confrontés au Krampus et à Saint Nicolas de répondre aux attentes de leur entourage. Ils se doivent de contrôler leur peur face aux Krampus et à la menace de punition. Ayant fait preuve de bravoure tandis que les adultes ne font pas montre de prendre leur défense et bien qu’ils les encouragent, ils se verront récompensés par le don de friandises symboles de leur insertion dans la communauté.
Nous reviendrons sur ces dons alimentaires avec la Befana au point suivant pour souligner un autre rôle dévolu aux enfants, celui de passeurs de mondes. Les parents mobilisent à la fois leurs propres souvenirs de leurs confrontations aux figures du froid en soulignant l’importance de cette « magie », de la fantaisie dans la réalité tout en étant conscients des risques psychologiques de la frayeur et de la nécessité de protéger les petits et les plus timides de tout traumatisme. Des rumeurs de trauma survenus dans certaines communautés circulent médiatiquement et alimentent la critique d’une fête alors déclarée inadéquate aux temps présents. Elles mettent également en exergue la mystification des enfants que le mensonge marquerait et auquel les parents devraient se refuser. Cette nouvelle forme critique des superstitions se trouve également formulée à l’encontre de la magie de Noël dans les travaux de M. Perrot.
A la distinction homme-femme, à celle des groupes de Krampus entre eux et à celle qui sépare les espaces ruraux et urbains, s’ajoutent l’imaginaire d’une scission entre nationaux et musulmans soupçonnés de mener des attaques contre la tradition du Krampus. Le parti de la droite (FPÖ) a affirmé, de façon infondée, que Saint Nicolas avait été banni des écoles maternelles publiques de Vienne. Selon eux, cette soit disant interdiction serait née de la volonté des autorités de ne pas contrarier les parents musulmans par l’organisation de fête chrétiennes. En imaginant une « attaque contre notre culture », les mouvements populistes peuvent construire une image de l’Occident assiégé. Leurs revendications xénophobes en viennent ainsi à être reformulées comme une forme justifiée de « légitime défense culturelle ». Des légendes urbaines circulent : elles dénoncent des Krampus attaqués au couteau par des musulmans quand bien même aucun Krampus qui évoque ces histoires n’ai assisté au fait ou que la presse en fasse écho. Des spectateurs adolescents migrants attaqueraient les Krampus dans les défilés parce qu’ils « ne connaissent pas la coutume et ne savent pas s’engager avec un Krampus ». Rest et Sartori ont, pour leur part, observés une grande agressivité des Krampus envers les musulmans et l’islam en général. Les musulmans sont ainsi imaginés comme des ennemis agressifs de la coutume qui refusent de se conformer et veulent plutôt changer la culture des Européens blancs. Cependant, même peu nombreux, certains immigrés sont devenus Krampus.
Le principal attrait de Krampus pour les jeunes hommes blancs vivant en Autriche rurale aujourd’hui serait donc bien la nostalgie d’une forme de masculinité non ambiguë, confiante et hétéronormée dans une société ethniquement homogène et éloignée de son expérience quotidienne. L’émancipation croissante des femmes, la précarité croissante du marché du travail ainsi que la présence et l’influence grandissantes des immigrants sont des processus qui attaqueraient les identités blanches masculines classiques dans toute la région. Devenir Krampus est pour beaucoup de jeunes hommes un moyen de « défendre leur position » dans ces conflits actuels et émergents sur l’allocation des ressources.
Des critiques similaires à l’encontre des traditions chrétiennes de la Saint-Nicolas s’entendent en Belgique. Ainsi, la publication d’un concours de coloriage figurant le Grand Saint dépourvu d’une croix sur sa mitre serait le fruit d’une pression exercée par les musulmans. Dans le même sens mais en retournant les figures, en Turquie, le Père Noël se voit banni car accusé d’être le véhicule de l’impérialisme américain destructeur de l’authenticité culturelle et religieuse nationale. Une telle polémique à l’encontre de Deda Mraz en Bosnie-Herzgovine est analysée par L. Kurtovic (https://uclouvain.be/fr/facultes/espo/anthropologie-europe/videos-journee-saint-nicolas-et-ses-acolytes.html). Enfin, les polémiques entourant le Zwarte Piet et le « blackface » font se confronter d’un côté des femmes accusant la domination d’un modèle masculin rétrograde et d’un autre côté des afro-descendants s’élevant contre l’association du Père Fouettard punisseur et lubrique avec des traits physiques stéréotypés de l’africain (grosses lèvres, cheveux crépus, peau noire grimée) que les défenseurs du compagnon de Saint Nicolas confondent avec la figure traditionnelle du ramoneur (que l’on retrouve dans d’autres figures du froid distribuant du charbon : la Befana, Hans Trapp, Ruprecht ou le Houseker). Si certains brandissent l’argument du déguisement, de la fête bon-enfant, cela suggère des interprétations racistes largement dénoncées par divers mouvements dans toute l’Europe. A l’opposé, la dénonciation du « politiquement correct » est également largement invoquée comme atteinte à la culture nationale et à l’identité traditionnelle. L. Kürti, en ce qui concerne la Hongrie et L. Kurtovic en ce qui concerne la Bosnie Herzégovine, ont abordé cette question de la perte de la culture nationale face à la marchandisation d’un Santa Claus à bannir.
Trois pistes à poursuivre
Ces figures du froid sont donc des instruments politiques de longue date et dans tout l’espace européen. Leur étude s’avère délicate. En retracer la généalogie permettrait de faire émerger les ressorts de la construction « sauvage » de ces personnages et ses instrumentalisations politiques diverses et partagées. Par ailleurs, les manifestations festives publiques usant de la violence socialement mesurée et du rapt des femmes se distribuent plus largement en Europe que lors des fêtes marquant la fin de l’année civile. Ces festivités partageant une mise en scène de la sauvagerie et de l’identité masculine constituent autant de ré-appropriations autochtones des discours savants sur la culture populaire dont l’analyse est à poursuivre. La notion de combat figuré ouvre également une réflexion sur les conflits en même temps qu’elle interroge leur nature plus ou moins jouée ou sérieuse.
Sources
- On remarquera avec la présentation faite par Olivier Servais lors de la journée d’étude que, dans les jeux vidéos, l’esthétique de Noël est également cauchemardesque. Lorsqu’il ne figure pas un décor synonyme de l’hiver, Santa Claus devient démoniaque, un tueur assoiffé à éliminer, un voleur qu’il faut arrêter, … Ces éléments seront mobilisés plus spécifiquement dans la suite des recherches de cet axe déployé dans le cadre de la Chaire P. Lamy de l’UCLouvain (vidéos des interventions : https://uclouvain.be/fr/facultes/espo/anthropologie-europe/videos-journee-saint-nicolas-et-ses-acolytes.html).
- Dans son ouvrage « Wilder mann ou la figure du sauvage », Charles Fréger dresse un inventaire photographique non exhaustif mais bien documenté de ces figures non cantonnées à l’hiver. Voir : http://www.charlesfreger.com/portfolio/wilder-mann/
Crédits
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