Comment la « guerre sociale » a été déclarée en France
Réponse de Romaric Godin au compte-rendu de Bruno Amable et Stefano Palombarini sur « La guerre sociale en France » paru sur le GC
Ce 5 décembre marquera un nouvel acte fort de la tension quasi-continuelle qui existe entre l’actuel gouvernement et le corps social depuis le début du quinquennat. Depuis la décision de réduire forfaitairement les allocations logements de 5 euros jusqu’à la réforme des retraites, le pouvoir est déterminé à mener sa politique sans écouter la colère et la tension qui montent. La tentative d’acheter les réformes avec des baisses d’impôts, qui sont autant de raison de les poursuivre à l’avenir, a lamentablement échoué. La paix sociale n’est plus à l’ordre du jour. Le pouvoir semble passer d’une colère à une autre, des Gilets jaunes aux hospitaliers, des retraités aux cheminots, des enseignants aux ouvriers, ne se ménageant que de courtes périodes de fausses accalmies. Face à ce rejet profond d’une politique de marchandisation, face à cette incapacité à acheter une adhésion du moment et devant le risque d’une « coagulation », l’État n’a plus d’autres réponses que la violence. Une violence qui a atteint un niveau inédit depuis des décennies dans ce pays.
C’est cette situation que tente d’expliquer mon ouvrage La Guerre Sociale en France. Il s’agissait de comprendre comment la France avait pu en arriver à ce point où, sous des formes forcément propres à l’époque, resurgit un conflit qui n’est autre que celui du capital contre le travail, de ceux qui ont gagné dans les mesures prioritaires du gouvernement, de la réforme de l’Impôt sur la fortune et la « flat tax » sur les revenus du capital aux réformes structurelles du marché du travail et de l’assurance-chômage. Ce conflit se caractérise par l’imposition d’une version radicalisée du paradigme néolibéral incarné par Emmanuel Macron sur un corps social français qui y est fondamentalement réticent. La violence et la montée de l’autoritarisme deviennent alors le produit d’une situation sans issue où les institutions sont incapables de résoudre ce conflit.
La lecture très pertinente et néanmoins critique qu’ont faite de l’ouvrage Bruno Amable et Stefano Palombarini dans Le Grand Continent m’amène ici à préciser quelques éléments.
Commençons par la singularité du moment Macron. Il n’est pas question dans mon esprit de parler de « tournant soudain ». Le livre retrace l’histoire longue des idées et des politiques néolibérales en France. Dès la naissance de la sécurité sociale, une partie des élites ont engagé sa critique et son démantèlement. Le passage au paritarisme date de 1967 et signe un recul certain par rapport à la gestion ouvrière engagée en 1945. L’histoire économique de la France depuis 1977, et encore plus depuis 1983, est celle d’une série de réformes néolibérales. Contrairement à ce que prétend dans Révolution Emmanuel Macron, la France est alors bien « entrée dans le monde », autrement dit elle est bien entrée dans le paradigme néolibéral. Ces réformes ont progressivement attaqué le modèle social français. Mais il faut aussi reconnaître qu’il y a eu en France une forme de résistance à ce modèle qui s’est imposée à des élites entièrement converties au néolibéralisme à partir de 1983.
Les « tentatives vite avortées » de porter atteinte aux domaines de la protection sociale et de la relation d’emplois qu’évoquent Bruno Amable et Stefano Palombarini, montrent qu’il y a là un chemin français particulier qui a amené précisément le candidat Macron à caricaturer la France comme étant « hors du monde ». Cette particularité française était que les réformes devaient être limitées à certains domaines (dont la finance où la France a été pionnière) ou bien conduire à des compensations dans le domaine social pour limiter les effets naturels du néolibéralisme (le RMI, l’assurance-chômage ou les 35 heures en sont quelques-uns). Ceux qui décidaient de passer en force et d’ignorer cette résistance étaient rappelés à la raison par la rue (1986, 1994 et 1995) ou par les urnes (Jacques Chirac en 1986, Édouard Balladur en 1995 et, plus tard, Nicolas Sarkozy ou François Hollande en ont fait l’expérience). C’est ainsi que la France a évité un « big bang » similaire à celui des années 1980 dans les pays anglophones, des pays scandinaves dans les années 1990 ou en Allemagne au début des années 2000.
Cette politique a bien sûr néanmoins affaibli le modèle social français. La France, tout en résistant mieux que nombre d’autres pays avancés en matière d’inégalités, a connu une agitation sociale qui traduit le rejet profond du caractère profondément inégalitaire et favorable au capital du néolibéralisme. Dès lors, il n’y avait que deux options pour les dirigeants français : ou le passage en force, au risque de la violence, ou la définition d’une voie originale dans le néolibéralisme dans le tradition d’un modèle hybride qui était déjà celui de la France sous le paradigme keynésien-fordiste.
La thèse que je défends est que, à partir de 2010 et plus ouvertement encore à partir de 2017, la première solution prévaut progressivement sur la seconde. Mais ce n’est certes pas le passage brutal de la lumière à l’ombre, c’est un abandon progressif de l’idée qu’il faut définir un « néolibéralisme acceptable ». Cette forme avait aussi des aspects de violence sociale évidente et que je suis loin de nier, rappelant l’effet des délocalisations et de la financiarisation sur l’économie et la société française. Mais elle avait néanmoins l’avantage de préserver, notamment dans le domaine des relations d’emplois, mais aussi par la persistance de certains statuts, une forme de résistance à la marchandisation de la société. Résistance limitée, mais réelle.
Emmanuel Macron n’est donc pas original en étant néolibéral, toutes les élites françaises qui ont du pouvoir le sont depuis quatre décennies. Mais il l’est en étant prêt à tenter la guerre sociale pour imposer les formes les plus violentes de marchandisation de la vie quotidienne et de compétition entre les individus. Ce sont donc les moyens mis à disposition du projet néolibéral qui changent. De ce point de vue, je continue à penser qu’une accélération a lieu à partir de 2010 et encore plus après l’élection présidentielle de 2017. Et que la situation de guérilla constante décrite ci-dessous est le produit de cette radicalisation.
Cela amène à une deuxième critique centrale de Bruno Amable et Stefano Palombarini : celle d’une « neutralité » passée de l’État qui laisserait place à un État néolibéral. Je reconnais que le terme de « neutralité » est sans doute malheureux à certains égards dans la mesure où il laisse entendre un État qui resterait à égale distance des deux pôles du capitalisme, le capital et le travail. Les deux auteurs ont raison de souligner qu’il n’en est jamais ainsi. Mais mon idée, sans doute mal formulée, était celle-ci : dans le modèle français hybride, l’État joue un rôle de faiseur d’équilibre. Il n’est jamais franchement avec le capital, ni franchement avec le travail. Il agit toujours en fonction des besoins du capitalisme du temps, en tentant de maintenir une forme de compromis.
Pendant le moment « keynésien-fordiste », l’État fait jouer des mécanismes de redistribution dont le capitalisme d’alors a besoin. Mais il sait aussi réprimer les révoltes du monde du travail pour maintenir ce modèle hybride. La répression féroce des mouvements anti-capitalistes des années 1960 et 1970 s’explique ainsi. Mais le balancier doit être maintenu. En 1953, l’État renonce à une réforme des régimes spéciaux de retraite (déjà) alors qu’une longue grève a pourtant échoué. En 1963, il favorise un compromis dans la grève des mineurs. Les exemples sont nombreux et montrent que l’État ailleurs, s’il a une tendance à la déconstruction du modèle que je souligne d’ailleurs dans le livre, ne mène pas une guerre ouverte contre le monde du travail comme avant lui l’État du XIXe siècle et comme le fait aujourd’hui l’État d’Emmanuel Macron.
Après le basculement des années 1970, l’État français construit ce modèle hybride différemment, il impose les réformes favorables au capital dont le capitalisme néolibéral a besoin. Mais là encore, comme on l’a vu, il construit des équilibres, sans doute davantage sous la pression. Certes, comme le rappellent les deux auteurs, l’organisation du monde du travail a changé. Mais c’est oublier qu’il est encore capable de fortes mobilisations, comme en 1986, 1995 ou 2003. Au reste, comme François Fillon l’a souligné récemment en Suisse, sa « fierté » néolibérale est bien d’avoir ignoré en 2010 une très forte mobilisation contre sa réforme des retraites. Au plus fort du mois d’octobre, on compte plusieurs millions de manifestants dans la rue. Une mobilisation qui aurait fait rêver la CGT des années 1960, à coup sûr. En réalité, la France est toujours capable de réagir. Mais l’État choisit de plus en plus l’épreuve de force.
L’État français prend donc des formes de plus en plus néolibérales à mesure qu’il refuse tout compromis. La quinquennat actuel est l’aboutissement de ce phénomène et c’est bien pour cela qu’on arrive à ce qui apparaît comme un paradoxe mais n’en est pas un : la réforme néolibérale des retraites par excellence, celle qui permet de gérer par les coûts l’assurance-vieillesse passe par une étatisation du système, comme cela avait été le cas pour l’assurance-chômage.
Le changement de nature de l’État est ici évident. Il est de ce point de vue frappant de constater que la Constitution de la Ve république, une des plus potentiellement autoritaires des pays occidentaux, aurait pu imposer avec facilité dès les années 1980 un tournant néolibéral brutal et global. Pourtant, la France est allée moins loin que d’autres pays. Ce n’est que depuis Nicolas Sarkozy, et encore plus avec Manuel Valls puis Emmanuel Macron, que la puissance publique utilise tout ce potentiel pour imposer les réformes les plus brutales du néolibéralisme.
En termes de luttes de classes, on passe d’institutions tentant, avec plus ou moins de succès et de volonté, de construire l’apaisement entre les classes à un État construisant un rapport de force en faveur du capital contre le travail. Il revient ainsi à cet État brutal du XIXe siècle français. Ce changement est, là encore, progressif. Et la différence aujourd’hui n’est pas qu’il se poursuit, mais qu’il s’accélère et s’assume. Comme à chaque fois que le néolibéralisme entre dans le rapport de force, il a besoin d’une victoire décisive sur le mouvement social, il cherche donc l’affrontement, la « guerre sociale », en espérant une victoire décisive qui lui permettra de remporter la bataille culturelle, qui est le cœur de son combat. C’est dans ce moment qu’est la France.
Ces discussions sont passionnantes sur le plan historique, mais elles ne doivent pas cacher la convergence de mon analyse avec celle des deux auteurs : le pays est désormais confronté à une politique violente et très largement à contre-courant de l’évolution du moment. Le néolibéralisme est désormais incapable de répondre aux défis de notre temps : écologique, social et démocratique. Le projet d’Emmanuel Macron est celui d’un capitalisme néolibéral en bout de course. Il est le spasme d’un paradigme aux abois. C’est aussi pourquoi sa violence est décuplée. Elle doit cacher cette faiblesse fondamentale.