Luxembourg. Comme expliqué en juillet dernier sur Le Grand Continent1, le président de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) a proposé de mettre fin au financement par son institution de projets impliquant l’utilisation d’énergies fossiles d’ici fin 2020 – gaz, pétrole et charbon compris – afin de favoriser la transition énergétique en Europe. Plusieurs pays se sont depuis prononcés contre cette décision dont l’Allemagne, la Pologne, l’Italie et la Lettonie. Des pays dont le mix est aujourd’hui très fortement carboné et dont les choix politiques effectués ces dernières décennies entraînent un important « verrouillage carbone » (Carbon Lock-in).

Or, depuis 2013, l’Allemagne est avec la France, l’Italie et le Royaume-Uni le plus gros actionnaire de la Banque – chacun de ces pays possédant un peu plus de 16 % du capital. Si les dirigeants de la BEI conservent un certain optimisme de façade en annonçant que les négociations aboutiraient lors du prochain rendez-vous en novembre, ce poids combiné à celui des autres pays réfractaires donne à l’Allemagne une minorité de blocage de facto. Ce blocage vient donc mettre en porte-à-faux les engagements de la BEI annoncés en grande pompe il y a quelques mois à peine, et altère une fois encore la crédibilité des dirigeants face à l’urgence climatique dans l’opinion publique.

Bien loin d’une stratégie européenne, cette position de l’Allemagne est le pur reflet des turpitudes nationales. La fermeture, pour raisons politiques, des réacteurs nucléaires a entraîné de facto la réouverture de centrales à charbon ou à gaz pour pallier l’intermittence des énergies renouvelables. A court terme, la situation politique nationale y est tout aussi problématique. La percée des Verts aux élections européennes, dépassant pour la première fois le SPD, a porté un coup de plus à la coalition « Groko » composée du SPD, de la CDU et de la CSU. Ses membres ont présenté en réponse un plan climat de 100 milliards d’euros qui a été reçu avec scepticisme, s’agissant notamment d’un prix du carbone jugé bien en-deçà du niveau nécessaire : les débats entre partis de gauche et de droite aboutissent à une position médiane qui ne satisfait personne2.

Au delà même des tensions politiques, les administrations laissent apparaître leurs divisions de manière assez kafkaïenne3 : le ministre des finances Olaf Scholtz (SPD) soutient le plan de la BEI contre l’avis de son ministère (le BMF) et de celui de l’économie (BMWi), mais est soutenu en ce sens par le ministère de l’environnement (BMU). Dans un contexte si explosif, la décision de la BEI pourrait donc décrédibiliser le plan climat allemand, et mettre en danger une coalition gouvernementale d’ores et déjà fragilisée.

Mais si les médias se sont plutôt concentrés sur l’opposition de l’Allemagne, celle de l’Italie – également l’un des quatre plus importants actionnaires – est notable. De fait, le mix électrique italien dépend majoritairement du charbon, à hauteur de 40 %, quand le gaz représente 23 % et l’hydroélectrique 17 % environ selon l’AIE. Après avoir massivement désinvesti du nucléaire suite à la catastrophe de Tchernobyl et suite à un référendum national en 1987, l’Italie est aujourd’hui contrainte à passer du tout-fossile au tout-EnR, avec les difficultés techniques et économiques inhérentes et observées en Allemagne ; et ce alors que le pays est particulièrement dépendant des ressources extérieures, et que la diversification des importations ne peut que faire jouer la concurrence et diminuer sa facture énergétique. La présence d’entreprises du domaine gazier, et notamment le géant Eni, pourrait enfin également expliquer une part des réticences.

L’exemple pourrait être répété pour la Pologne où la dépendance au fossile y est tout aussi prégnante à ceci près que ce pays n’est pas a priori opposé à l’atome. Plus généralement, les pays de l’est peuvent au moins ralentir fortement le processus de décision de la BEI. La présence du gazoduc Nord Stream ainsi que du projet Nord Stream 2, toujours au coeur de la bataille énergétique en Europe, est centrale. Opposés à une dépendance accrue de l’Union européenne vis-à-vis du gaz russe, les pays baltes n’ont d’autre choix que de soutenir d’autres sources de production d’énergie et notamment le charbon (selon l’AIE, en 2017, la Lettonie dépend du charbon à 39 % et du gaz à 23 %, en grande partie à des fins de chauffage) en attendant de passer à un mix plus vertueux. Plus généralement, les pays Baltes ont milité et signé pour être reliés au réseau électrique interconnecté continental en 2025 afin de réduire leur dépendance aux combustibles fossiles.4

La question de la « transition juste » apparaît donc désormais comme un enjeu inévitable de la transition énergétique européenne : lors du sommet du Conseil européen de juin 2019, plusieurs Etats européens, dont l’Allemagne et la République Tchèque se sont opposés à l’engagement d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Début octobre, dix pays ont également bloqué le rehaussement des contributions nationales à l’accord de Paris à horizon 20305, arguant que le coût de la sortie des énergies fossiles était mal chiffré et inégalement réparti. Une proposition a donc émergé pour permettre à la BEI de financer 75 % de projets dans les pays de l’Union aux niveaux de développement moins avancés, contre 50 % actuellement.

Afin de convaincre l’ensemble de ses actionnaires, la BEI devra donc donner des gages sur sa capacité à financer une transition énergétique équitable, et non au dépend des Etats membres les moins avancés ou les plus dépendants des énergies carbonées. Or, l’arrêt du financement des énergies fossiles est une première étape cruciale pour faire de la BEI la banque européenne du climat qui a émergé lors des débats en amont des élections européennes. Cette proposition, reprise par Ursula von der Leyen, est au coeur du Green Deal que sera chargé d’implémenter Frans Timmermans. Alors qu’Euractiv indique6 que la Commission actuelle a tenté le forceps pour inclure le gaz naturel dans la nouvelle politique d’investissement de la BEI, qu’en sera-t-il de la nouvelle Commission ?

Sources
  1. BOUCART Théo, La Banque européenne d’investissement se mettra entièrement au vert en 2020, Le Grand Continent, 2 aout 2019
  2. RENAUD Ninon, Climat : pourquoi la coalition allemande est politiquement perdante, Les Echos, 30 septembre 2019
  3. PRAGER Alicia, Will Germany block EIB plans to ditch natural gas ?, Euractiv, 7 octobre 2019
  4. Electricité : Les pays baltes raccordés au reste de l’UE d’ici 2025, L’Usine nouvelle, 28 juin 2019
  5. MORGAN Sam, EU ministers fudge 2030 climate target lines, Euractiv, 7 octobre 2019
  6. PRAGER Alicia, Will Germany block EIB plans to ditch natural gas ?, Euractiv, 7 octobre 2019