Le 3 octobre dernier débutait une vague de manifestations, qui a entraîné une crise sociale sans précédent en Équateur, à la suite de l’annonce par le Président de la République, Lenín Moreno, de la suppression des subventions sur les carburants. Quelques jours plus tard, ce sont les Chiliens qui descendaient dans la rue après l’annonce par leur Président, Sebastián Piñera, de la hausse de 3,75 % du prix du ticket de métro. Ces crises sociales et leurs répressions sont à l’origine, dans chaque pays, de dizaines de morts et de centaines de blessés. Des étincelles qui témoignent, selon Guillaume Long, d’un désir des populations de lutter contre l’augmentation des inégalités dans ces pays, récemment passés à droite, et où les mesures néolibérales successives prises par les gouvernements ne cessent de rendre plus précaire la situation socio-économique des plus modestes.
Guillaume Long a été Ministre des Relations extérieures et de la Mobilité humaine de l’Équateur (mars 2016 – mai 2017) sous la présidence de Rafael Correa. Ambassadeur de l’Équateur auprès de l’ONU à Genève jusqu’en janvier 2018 – date de sa démission en raison de son désaccord avec le gouvernement de Lenín Moreno – Guillaume Long avait échangé en juin dernier avec le GEG Amériques sur le cas Assange.
Le gouvernement actuel sort-t-il réellement affaibli de cette crise sociale inédite en Équateur ? Va-t-il infléchir les politiques dénoncées par ce mouvement populaire ou la révision du décret 883 n’était-elle qu’une mesure d’apaisement qui ne sera pas suivie par de réelles politiques sociales ?
S’il est toujours difficile de faire des prédictions, je pense que le gouvernement équatorien – et Lenín Moreno lui-même – sortent extrêmement affaiblis de ces manifestations. En premier lieu, il s’agissait déjà d’un des gouvernements les plus impopulaires de l’histoire récente de l’Équateur : il avait seulement 14 % d’opinions favorables avant les manifestations du début du mois d’octobre. Il est évident que ce qu’il s’est passé depuis n’a pas amélioré la situation. C’est aussi un gouvernement qui avait entrepris, après le grand virage qu’il a réalisé à partir de mai 2017, une gouvernance par « en haut », un « top-down government ». Je fais ici référence à une gouvernance assurée par une élite, principalement issue du secteur financier, une ploutocratie traditionnelle qui allie les « planteur-banquiers » et les propriétaires des médias, bref, une partie réactionnaire de l’oligarchie du pays qui était profondément anti-Correa. Ainsi, le gouvernement Moreno a toujours été dans une position précaire du point de vue de la popularité. Il n’a jamais bénéficié d’un réel soutien populaire. Il a certes été élu mais, au bout de six semaines, il a affirmé qu’il commençait « à détester les gens qui [avaient] voté pour [lui] ». Cette phrase illustre son revirement et la trahison de son programme et de ses promesses électorales. Le gouvernement Moreno entrait donc dans ces manifestations avec une popularité complètement érodée. Il ne faut pas oublier non plus que du point de vue politique et de la gouvernance, il a frôlé la destitution et l’exil. Il a tout de même été obligé de fuir, avec le gouvernement, vers Guayaquil, la deuxième ville du pays. Ce n’est pas quelque chose d’anodin. Cet événement témoigne d’une fragilisation du gouvernement, qui me semble durable.
Comment voyez-vous la suite des événements en Équateur, notamment en ce qui concerne la vie politique ?
À mon avis, jusqu’en février 2021, le gouvernement Moreno demeurera extrêmement affaibli en raison des différentes pressions nationales et internationales qui pèsent sur lui : une première pression, interne, relative à son absence de popularité et sa faiblesse institutionnelle ; une seconde, propre aux mesures économiques impopulaires ; et une troisième, externe, relative aux droits de l’homme et à la persécution de l’opposition politique.
Il faut tout d’abord prendre la mesure du choc émotionnel au sein de la population avec des images très fortes qui ne disparaîtront pas : il y a eu plusieurs morts – officiellement, sept morts à ce jour – et une répression policière sans précédent, unanimement reconnue dans le monde. Sans exagérer, je peux vous assurer que ma génération n’a jamais connu ce type de répression puisque l’absence de violence politique est un élément de la culture politique équatorienne. L’Équateur est entouré de pays comme la Colombie ou le Pérou qui ont, quant à eux, une réelle histoire de ce point de vue. Ce n’est pas pour rien qu’on a toujours désigné l’Équateur comme « une île de paix entourée de pays violents », un dicton national qui fait écho à cette culture et cet imaginaire politiques, où la violence demeure absente. Il faut aussi être réaliste : des actes de violence ont été commis des deux côtés, il y a toujours des manifestants qui sont violents. Mais le gouvernement a instrumentalisé ces manifestants violents – pourtant non représentatifs du reste de la protestation – pour construire un récit du vandalisme qu’on pourrait rapprocher du narratif autour des black blocs en France. Reste que les morts sont du côté des civils et non de la police, avec également plus de 500 blessés, alors que la majorité des manifestants étaient pacifiques. De ce fait, la répression a affaibli le gouvernement sur la scène nationale et le souvenir de cette gestion du maintien de l’ordre demeurera une pression supplémentaire pour Moreno. Sur la scène régionale, des organismes des droits de l’homme, dont le Système interaméricain des droits de l’homme et la Commission interaméricaine des droits de l’homme, ont condamné les actions du gouvernement. À mon sens, il est inévitable que plusieurs organisations en Équateur, avec des alliances internationales, continuent de mettre la pression, notamment en demandant la démission de la ministre de l’Intérieur, María Paula Romo Rodriguez.
La seconde pression pour le gouvernement actuel relève de la dimension économique. À mon avis, le Fonds Monétaire International (FMI) ainsi que les éléments les plus néolibéraux et idéologiques de ce gouvernement, vont continuer à exercer une certaine influence pour mettre en oeuvre, d’une manière ou d’une autre, des réformes qu’ils n’ont pas encore réussi à faire passer. De fait, aussi incroyable que cela puisse paraître, le FMI n’a pas changé en trente ans. Malgré le travail effectué par des chercheurs en son sein qui ont parfois émis des propositions intéressantes et différentes, les décisions prises ainsi que les conditions négociées sont souvent les mêmes, avec le même radicalisme et la même idéologie, en inadéquation totale avec les valeurs démocratiques, la volonté populaire ou encore les droits de l’homme. Ce qui importe, ce sont les recettes. Dans le cas de l’Équateur, le dernier versement de 250 millions de dollars, devant être réalisé par le FMI, ne sera pas effectué tant que les fameuses subventions sur le carburant ne seront pas retirées. À mon avis, le versant économique sera donc un facteur supplémentaire d’affaiblissement du gouvernement. Je pense que s’il avait écouté les revendications des citoyens, cela lui aurait permis de se relégitimer et de se renforcer durablement. Cependant, le retrait tardif de la mesure supprimant les subventions sur les carburants l’en empêche actuellement.
Il y a enfin un dernier élément d’affaiblissement du gouvernement : la persécution exercée à l’encontre de ses opposants. En plus de la répression contre les manifestants, on assiste en effet à une attaque ciblée contre les opposants politiques. Des dirigeants politiques sont par exemple emprisonnés ou obligés de se réfugier dans l’ambassade mexicaine. Cette répression va aussi créer, je pense, de l’instabilité, des manifestations et une mobilisation politique. Il ne s’agira pas de toute la population mais des militants et sympathisants politiques qui seront victimes de ces persécutions, essentiellement le mouvement corréiste.
Ainsi, je pense que ce gouvernement ne jouira pas d’une stabilité d’ici à 2021 et arrivera à bout de souffle à la fin de son mandat, s’il le conclut.
En 2014, la chute du prix des matières premières, en particulier du pétrole, a poussé le gouvernement Correa à mettre en place des mesures libérales comme la baisse du budget de l’État, la négociation de traités de libre-échange (par exemple avec l’Europe en 2016) ou encore un rapprochement avec le FMI. Les politiques actuelles entreprises par Moreno ne s’inscrivent-elles pas dans la continuité de ce tournant ?
Non, il ne me semble pas. L’État équatorien a survécu à la chute des prix des matières premières grâce à des réformes, plutôt contraires au néolibéralisme, mises en place par le président Correa. Pour résumer brièvement, l’Équateur a brutalement perdu sa rente pétrolière en 2014 : le prix du baril de pétrole équatorien est passé de 90 dollars en novembre 2014 à 16 dollars au printemps 2015, donc en dessous du coût de production. Ce qu’il est important de comprendre, c’est qu’alors que dans toutes les économies industrialisées la première source d’argent de l’État est l’impôt, en Équateur, c’est le pétrole. Donc quand les prix chutent, l’État entre dans une terrible crise.
L’Équateur avait déjà vécu des chocs externes de cette nature, mais n’avait plus connu un tel séisme depuis 1948. Dans bien des cas le gouvernement vacille, car il n’est plus en mesure de payer les salaires de ses fonctionnaires. D’ailleurs, jusqu’à l’arrivée de Rafael Correa au pouvoir, dès que les prix du pétrole étaient en chute libre, les présidents se succédaient. Il y a eu sept présidents en dix ans avant le président Correa, dont trois destitués par le Parlement – respectivement en 1997, 2000 et 2005. Rafael Correa, lui, est resté à la tête de l’État parce qu’il a entrepris une importante réforme qui lui a permis de passer de 3 milliards de dollars de rente fiscale en 2006 à 15 milliards en 2017 sans avoir augmenté significativement les impôts. C’est tout le contraire du néolibéralisme, car ce saut se situe dans l’efficacité du prélèvement.
En comparaison, la première chose que Moreno a faite est une amnistie fiscale de 4,5 milliards de dollars pour les plus riches. Il s’agit d’un chiffre intéressant à mettre en perspective puisque le prêt du FMI à l’Équateur est de 4,3 milliards de dollars.
Donc si Moreno n’avait pas rompu avec les politiques fiscales mises en place par Correa, vous pensez que la situation économique de l’Équateur n’aurait pas été aussi dégradée ?
Bien sûr que non. Moreno a fait tout un scandale sur le fait que le gouvernement de Correa se soit endetté sur les deux dernières années du mandat précédent. Il n’empêche que cela représentait 28 % du PIB de la dette externe : on était à 40 % de dette publique, quand la dette de l’Union Européenne est en moyenne de 80 %. Il ne s’agissait pas là d’une crise de la dette.
Or le prêt du FMI et les mesures d’austérité qui ont été mises en place sont les conséquences de ce qui a justement été décrit comme une crise de la dette. Il est clair que la conjoncture économique n’était globalement pas formidable lors de la transition de pouvoir entre Correa et Moreno en 2017, et qu’il était nécessaire d’améliorer la situation économique du pays. Cependant l’Équateur était en pleine transition et en plein saut qualitatif vers le développement. À mon sens, le déficit fiscal existant nécessitait certaines mesures, mais il ne justifiait pas l’ajustement structurel et systémique demandé par le FMI. C’est pour cela que je pense qu’il s’agit d’une crise « induite », d’une fausse crise économique, en quelque sorte. Pendant un an, le gouvernement actuel nous a rabâché qu’il y avait une crise pour pouvoir faire des réformes néolibérales en faveur de la dérégulation de l’économie.
Le projet économique de Moreno à l’origine de cette vague de manifestations comprend trois volets principaux : le premier, connu dans le monde entier, concerne les subventions sur le carburant. Il est très sensible politiquement. C’est un facteur qui a également créé des tensions en France, par exemple, avec les Gilets jaunes. Le deuxième volet vise la réduction – et non le gel – des salaires du fonctionnariat ainsi que de leurs congés payés, qui sont passés de trente à quinze jours. Vous imaginez les conséquences que de telles mesures auraient en France ? Enfin le dernier volet, encore plus grave à mon sens, est le volet structurel et systémique. L’Équateur est une économie de la raison, c’est-à-dire qu’il faut veiller à ce que l’équilibre entre l’entrée et la sortie du dollar se maintienne puisqu’il nous est impossible d’imprimer des billets. Plusieurs mesures étaient en place sous la présidence de Rafael Correa pour éviter la fuite de capitaux, notamment un impôt sur la sortie des devises. Dès qu’on sortait de l’argent, on payait 5 % d’impôts. À cela s’ajoutaient des tarifs douaniers sur certains produits de luxe pour diminuer certaines importations. L’arrivée au pouvoir de Moreno a conduit à la diminution de cet impôt sur la sortie des capitaux de 5 à 2,5 % avec pour objectif évident de le faire disparaître sur le long terme. Par ailleurs, les tarifs douaniers sur les biens de luxe ont été supprimés. Ces deux mesures peuvent mettre en péril la quantité de dollars dans l’économie équatorienne. D’autant que l’Équateur souffre, en plus, du problème systémique que sont les paradis fiscaux. À peu près 30 % du PIB équatorien se trouve dans des paradis fiscaux. La politique de Moreno risque donc de conduire à une évasion fiscale de masse, ce qui a été le cas en 1999, quand l’économie n’était pas encore « dollarisée ». Finalement, les mesures corréistes ont permis la défense du modèle « dollarisateur » récent. Or, les mesures prises par le gouvernement actuel peuvent mettre en danger le système monétaire équatorien en créant une ruée vers les banques susceptible de provoquer son écroulement.
Quand je mentionne l’agressivité des mesures mises en place par le gouvernement actuel et leur caractère superflu, c’est à ces différents volets que je fais référence et contre lesquels je mets en garde. Au regard de la situation lors de la passation de pouvoir en mai 2017, rien ne justifiait des mesures aussi radicales.
En juin 2019, dans votre entretien avec Le Grand continent, vous décriviez un « virage à droite » du sous-continent « dominé pendant la dernière décennie par les forces progressistes se revendiquant du socialisme du XXIème siècle ». Ces contestations sociales en Équateur, au Chili, et, peut-être, dans les urnes en Argentine le 27 octobre, annoncent-elles selon vous un revirement à gauche ?
J’ai toujours été assez critique à l’égard de ce fameux cycle « néolibéral » et de la construction d’un récit faisant état de la fin d’un cycle pour la gauche latino-américaine. Il est évident que depuis 2015-2016, la gauche a fait face à de nombreux problèmes économiques en Amérique latine, en grande partie à la suite de la chute des prix des matières premières, qui a engendré des revers politiques. Cet effondrement n’a d’ailleurs épargné aucun pouvoir en place, comme en témoigne l’exemple du Mexique, où la droite a également été sanctionnée aux élections suivantes.
Cependant, j’ai toujours défendu l’idée que le nouveau cycle de droite n’aurait pas la même force ni la même homogénéité que le cycle qu’avait connu la gauche en Amérique latine pendant une quinzaine d’années. Il s’agit en effet de gouvernements qui ont été élus avec des marges de manœuvre plutôt étroites – dont le premier exemple est le président argentin Mauricio Macri, élu en 2015 dans un mouchoir de poche –, souvent sans majorité parlementaire ou avec des majorités parlementaires précaires. Ces élus de droite ont d’ailleurs tout de suite connu une faible popularité dans les sondages. À l’inverse, les gouvernements de gauche ont bénéficié de dirigeants et de figures politiques charismatiques qui, s’appuyant sur une base électorale forte, bénéficiaient souvent d’un mandat constituant (notamment en Équateur, en Bolivie et au Venezuela). Il s’agissait véritablement de révolutions démocratiques ou de démocraties révolutionnaires, comme l’on voudra, où ils remportaient les élections dès le premier tour avec 60 % des suffrages. La droite n’a enfin pas toujours accédé au pouvoir de manière démocratique. Si en Argentine elle a gagné légitimement les élections, pour d’autres cas, il s’est agi de coups d’État. Alors certes, ce ne sont plus les coups d’État militaires des années 1960 mais ce sont des impeachments parlementaires, comme ce fut le cas au Brésil, au Paraguay ou bien encore au Honduras.
J’ai toujours dit que si le cycle de droite était démocratique, il serait court. S’il est autoritaire, il pourra être plus long, en fonction de la puissance du pouvoir en place. Quand je dis autoritaire, je fais référence à l’expression moderne de l’État autoritaire dans nos sociétés : la persécution judiciaire pour nuire à la popularité des dirigeants et les empêcher de gagner des élections comme dans le cas Lula auquel je viens de faire référence. L’Équateur est quant à lui devenu un cas d’école : Rafael Correa gagnerait facilement les élections aujourd’hui mais il lui est impossible de rentrer en Équateur. De même, plusieurs de ses anciens ministres sont en exil ou inquiétés par la justice. L’ambassade du Mexique est actuellement remplie de députés en exercice qui ont été victimes, directement ou par le biais de leur famille, d’intimidations. La préfète de Pichincha, Paola Pabón, est une femme remarquable et une dirigeante historique qui a été élue démocratiquement et qui a refusé de fuir malgré les intimidations. La police a perquisitionné son domicile à cinq heures du matin, sous prétexte qu’un des camions de son institution aurait participé à un barrage routier durant les manifestations d’octobre, et a mis sur écoute son téléphone. Elle est aujourd’hui accusée de rébellion militaire armée, élément de la Constitution utilisé dans les cas de guerre civile ou de terrorisme.
À mon avis, ce qu’il se passe en Équateur, au Chili, et la probable victoire d’Alberto Fernández en Argentine démontrent que les peuples latino-américains ne veulent pas retourner à ce néo-libéralisme pur et dur, que je mentionnais. Le néolibéralisme en Amérique latine n’est pas comparable au néo-libéralisme européen. Le néolibéralisme en Europe se situe dans un contexte où il y a un État et des institutions – il s’agit d’un débat sur la taille de l’État. En Amérique latine, c’est un néolibéralisme dans l’absence totale d’État. Je pense que la droite n’a malheureusement pas compris que ces années où la gauche a gouverné avaient été une opportunité pour moderniser le capitalisme, avoir des relations capital-travail raisonnables et créer une société plus confortable. J’en arrive à une conclusion personnelle : les élites latino-américaines préfèrent l’inégalité à la prospérité, leur position de pouvoir relatif à l’instauration d’un système politique stable et démocratique. Et ce qui est tragique, c’est ce que cela risque d’entraîner des réactions populaires violentes. Je continue bien évidemment à dire qu’il faut se battre de façon démocratique pour récupérer le pouvoir par les urnes, mais ce sont ces attitudes et ces persécutions qui décident les citoyens à opter pour des luttes anti-système, anti-démocratiques et violentes.
En France, un rapprochement entre le soulèvement populaire équatorien et le mouvement des Gilets jaunes a parfois été fait, notamment car ce sont deux mouvements qui sont partis de la hausse du prix du carburant, qu’ils ont été à l’origine de heurts avec la police et qu’aucun n’a été en mesure de proposer une alternative politique. En tant que franco-équatorien, que pensez-vous de cette comparaison ?
Il y a une unité autour de la lutte contre le néolibéralisme dans le monde. Je suis convaincu que dans cent ans, la grande révolution néolibérale des années 1980 apparaîtra comme une révolution terrible et un fléau pour l’humanité. Le terme de « néolibéralisme » a été pendant très longtemps proscrit, et il était surtout employé par la gauche : il recouvre une notion non pas uniquement économique mais aussi idéologique, puisqu’il a créé une société individualiste et normée qui a naturalisé la primauté du capital sur le travail et l’être humain. On a assisté à l’inversion des moyens et des fins, faisant des moyens importants que sont le capital et le marché une fin en soi. En Équateur, sous le gouvernement Correa, nous avons toujours considéré le marché comme un moyen au service de l’équilibre. Le président Correa répétait souvent que le marché est un « très bon serf et serviteur, mais un très mauvais patron ».
Je crois que l’objectif de tous les politiques ne devrait pas être de créer des sociétés qui luttent contre l’inflation mais de créer un monde où les êtres humains vivent heureux, émancipés et libres, en ayant accès à l’information et à la justice. Il n’est pas exclu que le marché, le capital et l’investissement puissent jouer un rôle – nécessaire – là-dedans. Le langage néolibéral a complètement perverti notre manière de comprendre certaines choses, et ce, partout dans le monde.
Alors sur le long terme, il sera important et nécessaire de résoudre le problème des subventions sur les carburants. Mais premièrement, cela ne peut être fait de manière aussi agressive. C’est une chose de taxer l’essence pour les 4×4, c’en est une autre de taxer celle des camions qui transportent des denrées alimentaires. Et puis, à mon avis cette grande manifestation ne portait pas exclusivement sur la hausse des prix des carburants : il s’agissait simplement d’un déclic. La situation économique et sociale était une sorte de cocotte-minute sur laquelle on n’avait pas mis la soupape de sécurité. La tension et le mécontentement sont montés pendant deux ans dans le silence, avant d’exploser lors de l’annonce du retrait des subventions sur le carburant. Cette annonce a eu un réel impact au sein des communautés agricoles et indigènes qui acheminent leurs denrées alimentaires dans tout le pays par le réseau routier… Mais il faut aussi regarder les causes sur le temps long pour comprendre ce qu’il s’est passé.
Vous pensez que ce « ras-le-bol » sera visible dans les urnes aux prochaines élections ?
À mon avis, Moreno n’existera pas politiquement aux prochaines élections : il est notamment poursuivi par un scandale de corruption pour lequel il y a de réelles preuves de culpabilité. Il y a des transferts de comptes en banque du Belize et du Panama vers la famille présidentielle : l’argent provient de pots-de-vin de grandes entreprises ayant remporté des contrats publics, qu’il aurait facilités. C’est pour lui une véritable épée de Damoclès. C’est d’ailleurs, j’en suis convaincu, l’une des explications de son virage à droite : il veut prendre sa retraite aux États-Unis et a une « shopping list » à faire pour que les États-Unis le protègent après 2021. Dans cette liste, il y a entre autres le retrait des subventions sur les carburants, mais également l’asile politique d’Assange, ou l’installation de la base aérienne aux Galapagos. En 2021, le lendemain du passage de pouvoir, il prendra sûrement la fuite car il n’aura plus le contrôle du système judiciaire.
En revanche, il y a en Équateur une droite qui a des ambitions populaires, des ambitions politiques sur la longue durée, et qui travaille à cette conquête de l’opinion. Sans la participation de Correa ou d’un candidat qu’il soutiendrait, la droite pourrait gagner les prochaines élections.
Moreno s’est immolé d’une certaine manière pour détruire Correa et le parti. Heureusement il n’a pas réussi, mais il a fait énormément de mal.