Paris. L’article 2, paragraphe 1. c. de l’Accord de Paris prévoit de rendre « les flux financiers compatibles avec un profil d’évolution vers un développement à faible émission de gaz à effet de serre et résilient aux changements climatiques ». Cette phrase en apparence anodine est lourde de conséquences, et a mis depuis la finance durable au centre de l’attention des dirigeants politiques.

Si l’alignement de flux financiers avec des objectifs de long terme peut être difficile pour des options et autres produits dérivés, le fixed income s’y prête a priori plus facilement en permettant un fléchage précis des dépenses – particulièrement pour les corporates – vers des projets dits « verts ». Depuis la première obligation verte émise par la BEI en 2007, le marché a explosé pour atteindre un total de 760 milliards de dollars émis jusqu’à octobre 2019, dont 188 sur les trois premiers semestres de l’année – chiffre en hausse de 60 % par rapport à l’année précédente d’après Bloomberg New Energy Finance1. L’appétit croissant des investisseurs pour les produits durables pousse logiquement les émetteurs à utiliser ces véhicules pour mettre en avant leurs efforts en matière environnementale.

Néanmoins ce développement particulièrement rapide s’est accompagné de questionnements croissants. Une entreprise produisant de l’électricité à partir de charbon peut-elle émettre un green bond pour financer sa transition vers le gaz, moins polluant dans l’absolu ? Les Utilities peuvent-elles lever de la dette verte pour leurs projets renouvelables tout en poursuivant leur activité dans les énergies fossiles ? L’absence actuelle de consensus sur la définition et le périmètre d’une obligation verte peut encourager au greenwashing, ce qui pourrait à terme diminuer l’attrait d’un marché pourtant nécessaire à l’alignement avec nos objectifs de long terme, au premier rang desquels ceux fixés par l’Accord de Paris.

Un exemple d’obligation verte controversée a récemment été documenté : Teekay, l’un des plus gros armateurs au monde, basé aux Bermudes, a échoué à atteindre son objectif en ne levant que 125 millions de dollars sur les 150 à 200 escomptés2. Il s’agissait d’une levée de fonds qui permettrait l’acquisition de tankers dits « energy efficient ». Les investisseurs ont donc considéré qu’il n’était pas recevable de qualifier de vert le financement de navires polluants servant de plus à transporter du pétrole ou du charbon, quand bien même ils seraient moins polluants que leurs prédécesseurs. Si les souscriptions pour la plupart des obligations vertes ont dépassé ces derniers mois les attentes des émetteurs, cette même absence de consensus semble atteindre ses limites. Il convient donc de clarifier et de standardiser.

Vers une standardisation croissante pour permettre un développement sain du marché

En effet, si de telles controverses ont pu éclater, c’est principalement à cause du manque de standardisation des pratiques en matière de finance durable, qu’il s’agisse de la classification des activités économiques, des normes de reporting ou des produits. Cette opportunité de mise en place d’un standard ambitieux à vocation globale pourrait être saisie par l’Europe, qui dispose aujourd’hui d’une marge d’avance tant politique que sur l’expertise. D’un point de vue stratégique, il s’agit de défendre le leadership de l’Europe sur les questions climatiques et d’éviter de subir des standards en inadéquation avec la vision des Etats membres, et définis par des acteurs privés ou étatiques ne partageant pas la même ambition sur ces sujets.

Aujourd’hui aucune norme partagée n’émerge. Les initiatives de standardisation sont soit individuelles, à travers la mise au point de méthodes propres et non reproductibles par des émetteurs souverains, soit portées par des acteurs privés ou non-gouvernementaux. Elles restent donc par définition volontaires et exemptes de tout contrôle par les régulateurs et superviseurs. Les Green Bond Principles ont par exemple été rédigés par des banques (JP Morgan, BAML, Citi et CACIB) en 2013, puis endossés par l’International Capital Markets Association3. La Climate Bonds Initiative4, portée par une ONG et soutenue par des banques et fondations, propose également la certification des obligations selon une méthode propre, tout comme l’agence de notation extra financière Vigeo Eiris et d’autre entreprises privées qui mettent à profit leur expertise pour développer des méthodes indépendantes.

Pour sortir de ce foisonnement d’initiatives hors de contrôle et qui nuisent à la clarté du marché, les régulateurs européens se sont saisis du sujet, et ont publié en 2018 le paquet finance durable, comprenant les règlements Disclosure sur la transparence et Benchmark sur les indices, qui ont fait l’objet d’un accord politique entre la Commission, le Conseil et le Parlement, ainsi que le règlement taxonomie en cours de négociation tout comme le EU Green Bond Standard. Dans cette perspective, ils ont mis en place un groupe d’experts techniques5 dont les premières propositions de standard d’obligations vertes ont été remises en juin 20196. Il propose notamment l’établissement d’une norme volontaire et non législative basée sur quatre critères :

  • Recours à la taxonomie européenne sus-citée ;
  • Cadre de travail commun détaillant l’alignement de la stratégie de l’émetteur avec les objectifs définis, ainsi que l’usage des sommes levées ;
  • Reporting obligatoire sur l’allocation des fonds ;
  • Certification par un acteur tiers.

Ils proposent en outre que l’ESMA, superviseur européen, mette en place un système centralisé d’accréditation des tiers autorisés à certifier les green bonds7.

Quand bien même l’Union européenne parviendrait à mettre en place ce standard commun d’obligation verte, deux obstacles de taille subsisteraient. Tout d’abord, le reporting extra-financier lui-même souffre d’un important manque de standardisation et de comparabilité, et ce malgré la directive Non-Financial Reporting Directive (NFRD)8. Cette directive de 2014 met en place une obligation de reporting non-financier pour les entreprises de taille importante, avec des lignes directrices non-contraignantes. A titre d’exemple, l’évaluation menée par le MEDEF9 du premier exercice de la déclaration de performance extra-financière (DPEF) – transposition en droit français de la directive NFRD – a en effet montré d’importants écarts et un manque d’indicateurs chiffrés et comparables d’une entreprise à l’autre, et ce alors même que la France est censée avoir une marge d’avance en la matière, avec des obligations de reporting pour les entreprises depuis la loi Grenelle II.

Enfin, ce standard d’obligation verte devrait selon les experts du groupe de la Commission se baser sur la taxonomie une fois qu’elle sera mise en place, mais elle suscite d’âpres débats depuis plusieurs mois. Elle a certes fait l’objet d’un accord politique récent au Conseil, malgré l’opposition de plusieurs pays dont l’Allemagne quant à l’inclusion du nucléaire. Les trilogues institutionnels européens, entre la Commission, le Conseil et le Parlement, devraient donc débuter sous peu et s’annoncent difficiles, tant les versions du Conseil et du Parlement divergent en matière d’implication des Etats membres ou d’exigence de transparence par exemple. Le contexte extérieur est également tendu, avec des pressions importantes de la part du secteur financier tout comme des ONG qui critiquent vertement le projet présenté. Ils craignent notamment que la technicité du texte ne le rende inapplicable concrètement par les participants de marché et par suite inefficace vis-à-vis des objectifs.

Il y a donc urgence aujourd’hui à faire advenir cette standardisation, si l’on veut éviter la multiplication des cas de greenwashing ou l’émergence de standards divergents. Ce d’autant plus que le marché, réservé aujourd’hui aux entreprises solides qui peuvent déjà émettre des obligations « investment grade », pourrait s’élargir aux obligations risquées ou aux PME. Le premier gestionnaire d’actifs d’Europe, Amundi, a d’ailleurs lancé un fonds commun avec la BEI en ce sens10.

Plus largement, la question de l’évolution de la gestion des risques sera cruciale : la standardisation à venir devra s’intéresser à l’apport des obligations vertes dans la maîtrise du risque climatique pour les investisseurs mais aussi les émetteurs pour lesquels ce peut être l’occasion d’une prise de recul sur leur politique environnementale. Alors que l’apparition de stranded assets se profile, et que les risques physiques et de transition gagnent en importance, les green bonds pourraient permettre une meilleure maîtrise de ces enjeux dont on craint qu’ils soient aujourd’hui fortement sous-évalués.

Le cas des obligations souveraines

Si la majorité des obligations vertes sont émises par des entreprises, les états ne sont pas en reste. La Pologne fut le premier Etat à émettre une obligation souveraine verte en décembre 2016 pour un montant quelque peu anecdotique de 700 millions d’euros, lui permettant néanmoins de doubler de justesse la France et son émission de 7 milliards d’euros le 24 janvier 201711. La France a depuis réabondé son OAT verte pour dépasser en septembre 2019 le seuil symbolique de 20 milliards sur la même souche, faisant d’elle le premier émetteur souverain.

Les émetteurs souverains sont à bien des égards différents de leurs homologues corporates. La principale distinction réside dans le mode d’allocation de ressources des Etats. En France, pour respecter le consentement à l’impôt, toute dépense publique doit être votée par le Parlement et intégrée dans le projet de loi de finances (PLF). Il est – sauf rare exception – impossible pour l’Etat de flécher des revenus vers des dépenses précises, comme le consacre le principe d’universalité budgétaire. Pour définir le montant de dette « verte » pouvant être émis, les équipes de l’Agence France Trésor passent donc au crible le PLF et y somment l’ensemble des lignes pouvant être considérées comme vertes. Un comité indépendant composé notamment de scientifiques évalue ensuite régulièrement l’impact des dépenses éligibles de l’OAT afin de prouver aux investisseurs qu’elles ont eu l’effet escompté. Pour la deuxième année, le comité évalue actuellement les dépenses allouées à la rénovation des voies navigables de France, en tentant entre autres d’estimer le report vers d’autres moyens de transports – camion, avion ou train – ayant été évité.

Au delà de cette étiquette verte, il n’existe donc aucune différence entre l’OAT verte et le reste des obligations françaises, s’agissant des dépenses sous-jacentes ou du risque de défaut. Pourquoi alors investir du temps et de l’argent dans la mise en place de ce véhicule ? Le premier intérêt est simplement politique, avec une volonté claire dans le cas de la France d’incarner un leadership sur les questions de finance durable. Mais l’attrait est aussi commercial, dans la mesure où ces obligations peuvent être achetées par des fonds spécialisés dans la finance durable et donc diversifier le pool d’investisseurs, d’autant plus si elles sont labellisées comme l’a été l’OAT verte néerlandaise par la Climate Bonds Initiative12.

Enfin, le travail effectué pour évaluer les dépenses incluses dans l’OAT verte permet de prendre du recul et de faire émerger des méthodes novatrices pour l’évaluation environnementale des politiques publiques. Ceci aide l’Etat à avoir une vision plus globale de la contribution de la politique budgétaire aux efforts environnementaux. Par exemple, le travail mené en France sur l’OAT verte a alimenté celui de l’Inspection Générale des Finances sur le « budget vert »13.

Les obligations souveraines vertes revêtent donc à moyen terme un double intérêt en permettant d’une part de signaler le volontarisme du pays émetteur en matière climatique et d’autre part de répondre à la demande croissante des investisseurs. Mais l’absence de différence concrète en matière d’allocation des ressources ou de risque de défaut pourrait amener les investisseurs à les délaisser à plus long terme pour préférer une intégration des critères ESG, sur l’ensemble de la dette du pays, dans leurs décisions d’investissement en fixed income souverain.

Finalement, les problèmes auxquels font face les émetteurs souverains présagent peut-être dans une certaine mesure de ce qui attend les corporates si les standards n’émergent pas. En effet, si les investisseurs se trouvent dans l’impossibilité de vérifier de manière fiable l’allocation des ressources des green bonds ou d’estimer l’impact des dépenses, ils seront obligés de se baser sur la performance environnementale de l’entreprise dans son entièreté. Cela rendrait potentiellement plus difficile le financement de projets de transition pour des entreprises aujourd’hui concentrées dans des activités fortement émettrices qui ont vocation à disparaître d’ici 2050. Il y a urgence, d’autant plus que les demandes des investisseurs s’élargissent désormais aux questions sociales avec le développement des sustainability bonds qui amèneront leur lot de questionnements en matière d’impact et de mesurabilité.

Perspectives  :

  • Le marché des obligations vertes est en pleine expansion mais commence à être entaché d’accusations de greenwashing, en partie expliquées par le manque de standardisation des pratiques.
  • Il y a là une opportunité pour l’Europe de prendre le leadership sur ces questions en mettant en place un cadre de travail transparent et clair permettant un développement sain des green bonds.
  • La notion d’obligation souveraine verte pose question de par l’absence d’allocation fléchée des ressources. Elle peut en revanche servir à moyen terme un agenda politique tout en participant à la sensibilisation du public aux enjeux de finance durable.