Washington. La semaine dernière, les acteurs de la finance et du développement se sont rendus à Washington pour les rencontres annuelles de la Banque mondiale (BM) et du Fonds monétaire international (FMI). Ce rendez-vous est l’occasion pour les deux institutions de présenter leurs analyses et prévisions économiques : le FMI a par exemple de nouveau abaissé ses prévisions de croissance pour 2019 à 3 % – au plus bas depuis 2009 – sur fond de tensions commerciales1. Ces dernières années, on y constate une importance croissante des sujets liés aux inégalités et au climat, alors que des mouvements sur ces deux défis intrinsèquement liés émergent à travers le monde. S’il paraît naturel pour la BM de travailler sur ces questions, le rôle du FMI en la matière reste à définir, car il s’est pendant des décennies cantonné à une vision purement économique et financière, avec un accent majeur mis sur l’austérité budgétaire et le libre échange.

Les accords de Bretton Woods en 1944 ont donné naissance à deux institutions : la Banque internationale de reconstruction et développement (BIRD), et le FMI. La première, désormais étoffée de la Multilateral Investment Guarantee Agency (MIGA) pour les garanties d’investissement, de l’International Finance Corporation (IFC) pour le secteur privé et de l’International Development Association (IDA) pour l’aide aux pays les plus pauvres, est devenue le « groupe Banque mondiale » et traite des questions de développement et de lutte contre la pauvreté. Le FMI quant à lui a pour mission de « promouvoir la coopération monétaire internationale, de garantir la stabilité financière, de faciliter les échanges internationaux, de contribuer à un niveau élevé d’emploi et à la stabilité économique et de faire reculer la pauvreté ». Dans les faits, le rôle du FMI a principalement consisté en des prêts conditionnels à des pays faisant face à des problèmes de balance de paiement, d’où le surnom de « pompier » dont il a souvent été affublé. Des interventions et un rôle assumé très financiers assez éloignés à première vue des questions sociales et environnementales pourtant incluses dans son mandat.

Historiquement, les conditions posées aux interventions du Fonds ont été des ajustements structurels drastiques – c’est à dire des politiques d’austérité visant à rétablir au plus vite la situation financière – dits conformes à la vulgate économique cristallisée par le « consensus de Washington ». Les conséquences à plus long terme des coupes dans les budgets de la santé ou de l’éducation ont trop souvent été négligées. L’exemple le plus célèbre est sans conteste l’Argentine où les mesures demandées par le FMI sont accusées d’avoir aggravé la récession et précipité la crise de 2001 – la restructuration de la dette souveraine suite au défaut ne prenant fin qu’en 2016 grâce à l’accord conclu avec les fonds vautours2.

Peu à peu, les questions d’inégalités ont donc gagné en importance afin d’éviter de tels désastres : pour le prêt record de 50 milliards de dollars accordé en 2018 à l’Argentine, le FMI s’est félicité de l’adoption de clauses permettant un allongement des délais de paiement en cas de dépenses pour la santé ou l’éducation par exemple3. Ludovic Subran, aujourd’hui Chef économiste chez Allianz, se souvient : « en 2008-2011, alors économiste à la Banque mondiale, j’ai vu le Fonds muter en ajoutant des objectifs de politiques publiques de redistribution. En République dominicaine, où nous faisions un appui budgétaire, nous avons convaincu le FMI de mettre eux aussi l’expansion du programme de transferts sociaux Solidaridad dans leurs conditions. C’était vécu comme une révolution à Washington comme à Santo Domingo qui avait dû faire face aux fourches caudines du fonds lors de la crise bancaire du début des années 2000 ».

Plus largement, on observe ces dernières années un véritable revirement du FMI – en matière de communication notamment comme l’a prouvé le mea culpa lors de l’évaluation du programme de sauvetage de la Grèce4. Pour Ludovic Subran toujours, « le mandat de Christine Lagarde, bien que phagocyté par la crise européenne, a posé les jalons d’un nouveau fonds qui lutte contre les inégalités de genre notamment, et le changement climatique. Kristalina Georgieva confirme cette direction dès son intronisation ». En effet, la lutte contre les inégalités a façonné la carrière de Mme Georgieva, économiste du développement, ancienne Commissaire européenne à la Coopération internationale, à l’Aide humanitaire et à la Réaction aux crises, et surtout directrice générale de la BM jusqu’à juillet 2019. Durant les assemblées annuelles, elle a participé à plusieurs discussions sur le climat ou les inégalités entre les femmes et les hommes, annonçant que le FMI prendrait désormais systématiquement en compte le risque climatique dans ses analyses. Georgieva doit évidemment composer avec le contexte actuel où l’ensemble des acteurs se positionnent sur la question climatique, qu’il s’agisse des entreprises via la Taskforce on Climate-related Financial Disclosure ou les banques centrales depuis le discours fondateur de Mark Carney sur la tragédie des horizons en 20155.

Ce dernier point est crucial : si elle a pu faire débat pendant quelques années, la matérialité du risque climat n’est aujourd’hui plus contestée. Dernièrement en Argentine, au Zambie ou au Zimbabwe, des sécheresses sans précédent ont amené les pays au bord du défaut. Le Club de Paris a même été amené à mettre en place une « clause ouragan » pour les restructurations de dette à répétition dans les îles caraïbes6. Cette approche esquisse ce que pourrait être l’action du FMI en matière de climat.

Car un véritable changement sur le fond pourrait en revanche poser plusieurs problèmes. Tout d’abord, une modification du mandat du FMI suscitera très probablement l’opposition de certains actionnaires qui, s’ils s’accordent sur le rôle de surveillance et de maintien de la stabilité financière, ont des vues divergentes sur la manière de lutter contre les inégalités ou le réchauffement climatique. Mais plus largement, il faut à tout prix éviter la dispersion et optimiser l’allocation des ressources face aux défis actuels : la BM a développé pendant plusieurs décennies une expertise pointue pour les questions d’inégalités que n’a pas aujourd’hui le FMI. Pour Ludovic Subran, « alors que le monde est plongé dans une crise majeure depuis le consensus de Washington, où les politiques remettent en cause le libre-échange et la libéralisation financière, garants d’une forme de croissance pour le sud, est-ce le moment de se disperser ? Alors que le multilatéralisme et le capitalisme souffrent, doit-on s’attaquer à des sujets épineux pour lesquels de nouvelles institutions mieux armées et davantage ciblées devraient être mises en place ? On a l’impression que ces institutions sont en mode survie lorsqu’elle changent leur essence dès lors que leur mandat est mis à mal par l’évolution du monde ».

Afin d’éviter le risque d’overlap avec l’action de la BM et respecter son mandat d’origine, le FMI peut donc agir selon trois leviers principaux : 

  • Étudier la matérialité des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) pour la stabilité financière et le risque souverain, comme Kristalina Georgieva l’a annoncé lors des Assemblées annuelles. Le Global Financial Stability Report a par exemple consacré un chapitre entier au lien entre finance durable et stabilité financière. De plus, le FMI est devenu observateur au sein du Network for Greening the Financial System qui rassemble des superviseurs et banques centrales pour travailler sur les questions de risque climat.
  • Aligner des paquets de réforme qui conditionnent les prêts avec des objectifs de long-terme – on pense aux Objectifs de Développement Durable et l’agenda 2030 de l’ONU ou à l’Accord de Paris. L’enjeu ici sera de systématiser l’approche et de définir de véritables métriques pour mesurer cet alignement avec des objectifs parfois vastes.
  • L’expertise du FMI en fait également un acteur important des débats économiques en cours. Au delà des programmes du FMI, sa parole est écoutée et il pourrait choisir, comme il l’a fait cette semaine avec la taxe carbone7, de se positionner sur des mesures permettant de résorber les inégalités ou lutter contre le réchauffement climatique. L’apport du FMI pourrait être dans ce cas de dépassionner les débats avec une approche « evidence-based ».

Face à la remise en cause du multilatéralisme, une gouvernance globale est nécessaire pour s’attaquer aux inégalités et protéger l’environnement. En sa qualité d’acteur multilateral, le FMI a tout intérêt à assumer un rôle de coordinateur international, notamment vis-à-vis des banques centrales afin de maximiser l’efficacité de leur action.

Pour Ludovic Subran, la mesure du risque climatique et la lutte contre les inégalités doivent être intégrées dans les mandats de toutes les institutions internationales. En revanche : « est-ce que le FMI doit faire de ces questions son épine dorsale ? Je ne pense pas. D’un, il n’a pas nécessairement cette expertise ; de deux, cela brouille le message de surveillance et d’appui du fonds qui est sur des sujets économiques et financiers ; de trois, cela pose la question de la crédibilité de l’institution sur son cœur de métier, au moment où les fantômes argentins refont surface ». En effet le FMI est loin d’être libéré de ses vieux démons : la fin des subventions pour le pétrole en Equateur, demandée par le Fonds, vient de mettre le pays à feu et à sang et de déstabiliser le gouvernement, alors que la situation pourrait également dégénérer en Égypte8. Ces événements témoignent de la nécessité pour le FMI s’assumer son mandat de manière exhaustive et de l’aligner avec les grands défis contemporains.

Perspectives  :

  • La situation reste tendue dans plusieurs pays où les réformes demandées par le FMI déclenchent d’importantes contestations sociales. Il est donc crucial pour le Fonds d’intégrer les inégalités et le climat dans les paquets de réforme qui accompagnent les programmes d’aide.
  • Cependant, la concentration du FMI sur ces questions pourrait aller à l’encontre de son mandat et faire doublon avec celui de la Banque mondiale, alors que l’urgence des défis contemporains demande une allocation optimale des ressources.