Figure incontournable de la vie politique néerlandaise, Frans Timmermans est l’un des nouveaux vice-présidents exécutifs de la nouvelle Commission européenne. Dans sa lettre de mission, la Présidente Ursula von der Leyen lui a confié la responsabilité de mettre en œuvre l’immense et ambitieux chantier du Green Deal Européen.

Durant ses quatre années précédentes comme premier vice-président de la Commission européenne (2014-2017) en charge de l’amélioration de la réglementation, des relations interinstitutionnelles, de l’État de droit, de la Charte des droits fondamentaux et de la durabilité, Frans Timmermans a été la cheville ouvrière des travaux sur l’économie circulaire et des négociations menant à l’adoption par l’Union Européenne des objectifs de développement durable à l’horizon 2030 de l’ONU. Il est également le maître d’œuvre de la première stratégie globale sur les matières plastiques.

Lors de sa visite à Columbia University, à la School of International and Public Affairs (SIPA) le 10 septembre 2019 à New York, nous avons pu recueillir ses perspectives sur ses ambitions environnementales pour l’Union Européenne et les rôles des différents acteurs dans le Green Deal Européen, ainsi que sur les défis socio-économiques de la transition écologique.

Quels sont vos perspectives sur l’émergence des Verts aux dernières élections à l’échelle européenne ?

Je vois, là aussi, dans mon mouvement politique mais même chez les Conservateurs, un changement de position. Les Verts ne sont plus les seuls propriétaires de la politique verte.

J’ai dit pendant la campagne électorale « Voter vert » ; les Verts ont dit : « Ah, voter pour nous ! ». J’ai dit voter pour des partis qui disent qu’ils feront des projets qui amènent notre société vers une société soutenable. Je crois que, pour le futur de mon mouvement politique « Social-Démocratie de l’Europe », c’est essentiel d’embrasser complètement ce projet de transformation de notre société.

Ce que je reproche un petit peu à certains Verts c’est ne pas voir cet impératif : il faut avoir un projet social. Si nous n’avons une transformation sociale qui est perçue par le citoyen comme équitable, nous n’aurons pas le soutien de la population ; donc tout commence par une politique sociale équitable.

Vous êtes en charge du Green Deal européen. Aux États-Unis, berceau de cette idée, ce projet a été́ critiqué pour son manque de pragmatisme : dans quelle mesure l’Union Européenne, dont le projet est très ambitieux, ne tombera-t-elle pas dans cet écueil ?

Je suis vraiment très enthousiaste à l’idée de pouvoir expliquer que nous sommes extrêmement pratiques !

Comme mesures concrètes, nous devrons augmenter nos exigences en matière d’émissions. Nous devrons élargir le système d’échange de quotas d’émission, qui commence à bien fonctionner, y compris dans les secteurs maritime et aérien. Nous devons faire cette transition énergétique plus rapidement qu’auparavant. La réalité est que les sources d’énergie traditionnelles sont plus chères que l’énergie éolienne en Europe du Nord et que l’énergie solaire dans le sud de l’Europe. Le marché nous aide donc également dans ce domaine, mais nous devons investir massivement dans le développement de technologies.

Nous devons également développer une économie de l’hydrogène. Sur les batteries, les Asiatiques ont pris une longueur d’avance et je ne suis pas sûr que nous puissions rattraper les batteries au lithium-ion traditionnelles – mais nous devons fabriquer des batteries composées de manière plus durable. Je pense aussi qu’il est possible d’avoir des aciéries (à 52h40) fonctionnant à l’hydrogène. Imaginez ce que cela ferait pour les émissions mondiales.

Je pense également que l’hydrogène peut être une source d’énergie pour les compagnies aériennes, les navires et les voitures grâce aux piles à combustible. Imaginez que l’on pourrait créer d’énormes parcs solaires en Afrique et transformer cette électricité en hydrogène. L’hydrogène peut être transporté sur de longues distances sans aucune perte d’énergie et pourrait ensuite être reconverti en électricité. Imaginez simplement les possibilités qui nous sont offertes. Imaginez simplement les interconnexions que nous pouvons créer, renforçant ainsi la stabilité énergétique au niveau mondial. Et nous devons le faire dans les deux prochaines années.

Vous dites que nous sommes ambitieux. Bien sûr que nous le sommes ! Si nous ne mettons pas en œuvre ce projet, pensez-vous que nos enfants et petits-enfants nous le pardonneront ? Je ne le pense vraiment pas. Nous ne pouvons qu’être ambitieux. Vous savez, j’ai développé une stratégie en matière plastique pour l’Union Européenne : l’interdiction des plastiques à usage unique. Quand nous avons commencé à parler de cela il y a trois ans, les gens nous tournaient en ridicule. « Oh l’Europe et sa mégalomanie, et voilà que cet idiot nous interdit les pailles en plastique ! » Cependant, grâce à des personnes comme David Attenborough, grâce à une attention accrue des médias, grâce à la sensibilisation croissante de notre public à la destruction de nos océans, que s’est-il passé ? Eh bien, c’est devenu une loi que nous avons adoptée à une vitesse record. L’interdiction des plastiques à usage unique est sans doute la législation la plus populaire que nous ayons proposée au cours des cinq dernières années.

Nous avons donc mené ce chantier sur les plastiques et, si nous pouvons obtenir la même prise de conscience du grand public sur la crise climatique, nous pourrions déplacer des montagnes dans quelques années. Il faut que le public soit conscient et disposé à pousser les politiciens dans cette direction, et ensuite nous pourrons accomplir ce Green Deal.

Ainsi, avec les réglementations sur les émissions, sur le transfert de l’énergie renouvelable, sur les produits insérés dans l’économie circulaire, avec une réglementation qui change notre Politique Agricole Commune, et un cadre qui redirige nos fonds structurels vers l’économie verte, on peut tout à fait faire preuve de pragmatisme.

Avec tous ces instruments en place, je crois qu’on peut clairement démontrer que le Green Deal Européen est extrêmement pratique.

Vous avez indiqué́ que la feuille de route de la Commission devra avoir « une ambition collective, un leadership politique et une transition juste pour les personnes les plus affectées par le changement climatique » : quels sont les défis les plus importants pour atteindre l’objectif de neutralité carbone ? En particulier, comment faire en sorte que l’Europe ne laisse personne de côté dans la transition vers une économie plus verte, durable et neutre en carbone ? Quel est votre engagement à ce sujet et en quoi consistera votre travail en pratique ?

J’observe que les gens soutiennent la transition vers une société durable et la lutte contre le changement climatique mais une fois que vous avez pris des mesures concrètes, alors les gens réagissent et s’écrient : « Attendez une minute, je n’ai pas signé pour cela ! ». La seule façon de procéder, et c’est peut-être le plus grand défi du Green Deal, est que les gens perçoivent notre action comme étant socialement juste.

Nous devons montrer que nous ne laissons personne de côté ; que les gens qui peuvent se permettre de faire un peu plus le fassent tandis que ceux qui ne peuvent pas se le permettre n’aient pas à le faire. Tout le monde est prêt à faire sa part, mais si nous ne mettons pas les entreprises à contribution et mettons tout le poids sur les citoyens, rien n’avancera.

Je pense que nous pouvons y arriver si nous pouvons démontrer que ce que nous demandons va de pair avec la capacité des personnes à contribuer, le tout de manière juste et équitable. Ce Green Deal ne sera possible que s’il est fondé sur la justice sociale.

C’est la leçon que j’ai également apprise au cours de la campagne électorale : la justice sociale n’est pas juste un salaire juste pour un travail juste. Cette leçon est aussi celle portée par le Fonds de transition Juste (Just transition Fund) que nous sommes en train de créer. Il s’agit de pouvoir aller en Pologne, en Slovaquie, en Allemagne, en Espagne et dire aux mineurs que nous sommes désolés, nous n’avons plus besoin de leur charbon, nous allons fermer la mine, mais que nous avons également un plan pour leur apprendre un nouveau métier et nous allons le financer afin qu’ils puissent apprendre de nouvelles compétences nécessaires dans notre économie et ainsi garder leur dignité en tant que travailleurs dans un nouveau secteur.

Le Fonds de Transition Juste est donc fondamental pour convaincre les gouvernements polonais, slovaque, allemand ou espagnol de se débarrasser du charbon plus tôt qu’ils ne le souhaitent. Si nous ne créons pas les conditions sociales adéquates pour permettre aux travailleurs de trouver un autre emploi ou d’être réaffectés, ces pays fermeront la porte à toute transition. Je pense donc que c’est le plus gros défi auquel nous serons confrontés au cours des cinq à dix prochaines années.

Enfin, il existe aussi une course pour mettre la main sur les ressources naturelles. La seule solution à cela est de ne pas dépendre des ressources naturelles. Nous pouvons mettre en place une économie circulaire basée sur la réutilisation des ressources naturelles. C’est la seule solution durable et le multilatéralisme est important pour parvenir à un accord.

Une partie de la population mondiale aspire à vivre comme nous, mais si tout le monde vivait comme nous dans les conditions actuelles, nous aurions besoin de trois planètes. Nous devons donc changer notre façon de vivre. Je dis même cela aux personnes climato-sceptiques : « Imaginez simplement que 95 % des scientifiques aient tort et que les 5 % qui nient le changement climatique aujourd’hui aient raison ; et pourtant, si nous purifions l’air et ne sommes plus dépendants des combustibles fossiles ; nous créons plus de justice sociale ». S’agit-il de mauvaises choses ? Ainsi, même sans l’argument du changement climatique, ce sont ces changements qui rendront notre société meilleure, plus forte, et plus juste. Présentons cet argument au peuple et aux politiciens. Je pense que c’est un argument gagnant.

Une de vos responsabilités, énoncée dans votre lettre de mission par madame la Présidente, est de « débloquer les investissements privés et soutenir les nouvelles technologies propres » : quels sont les instruments financiers et mécanismes juridiques que vous souhaitez développer ? Que pensez-vous de la politique de Quantitative Easing vert pour la BCE et d’une taxe carbone ?

Je crois qu’il y a vraiment une prise de conscience au sein de la Communauté industrielle sur la nécessité de changer notre modèle économique et industriel.

Il y a aussi pas mal de capital sur le marché ; on peut utiliser tout cela ; il y a de nombreuses banques qui nous approchent en disant : Avez-vous des projets ? Parce que l’argent en banque ne nous rapporte rien du tout maintenant ».

Je parlais ce matin encore avec le Président de la Banque Européenne d’Investissement ; lui aussi est préparé à trouver des solutions pour investir dans l’économie circulaire et pour aider le Green Deal européen.

De plus, je crois qu’il faut créer des fonds publics que l’on peut utiliser comme effet de levier sur des investissements privés – comme on l’a fait avec le plan Juncker – en ciblant maintenant des investissements qui sont plus verts.

Nous avons également pris des initiatives en matière de responsabilité sociale des entreprises. Nous devrons augmenter cela. Il y a beaucoup de discussions en cours et le gouvernement français est en faveur de cela. La taxe carbone aux frontières européennes fait partie de mon mandat implique pour empêcher les fuites de carbone.

Maintenant, il y a aussi d’autres façons de procéder et je voudrais que les consommateurs européens, lorsqu’ils passent à table, voient sur une étiquette si leur nourriture a été produite aux dépens des forêts. Cette prise de conscience doit être très claire : nous avons besoin d’un plan d’action mondial contre la déforestation et peu savent qu’une grande partie de notre nourriture participe à la déforestation.

Nous avons pris de nombreuses mesures au cours des deux dernières années dans cette direction. Par exemple, pour le coton, nous ne voulons pas que nos vêtements soient fabriqués de manière totalement insoutenable, tant sur le plan social qu’en termes d’environnement. Nous devons donc pouvoir agir sur la traçabilité du coton. Aujourd’hui nous ne le faisons pas ; nous devons donc mettre en place une législation pour nous en assurer et la responsabilité devrait en effet incomber à ceux qui vendent ces vêtements.

En effet, si vous voulez rendre notre économie plus durable et circulaire, vous devez savoir d’où proviennent les produits primaires et savoir s’ils sont produits de manière durable ou pas. Vous devrez assigner cette responsabilité. Par exemple, en ce qui concerne les smartphones, nous devrons, à un moment donné, réglementer, pour nous assurer que les personnes qui fabriquent nos téléphones restent responsables du cycle de vie d’un smartphone, afin que nous puissions nous assurer que ces métaux précieux sont réutilisés. Seule la réglementation peut y parvenir.

Les entreprises ne le feront pas seules. Idem pour les batteries de voiture : je pense que quelqu’un qui fabrique une batterie devrait être rendu responsable du premier jour de cette batterie jusqu’à la fin de son cycle de vie, y compris lorsqu’il est nécessaire de la démonter et de réutiliser ses composants. Ce sont des mesures très intrusives, mais absolument nécessaires si nous ne voulons pas épuiser les ressources naturelles de la Terre.

Dans l’ensemble, je crois que le marché est prêt, les leaders de l’industrie sont prêts, et donc le capital est là ; je crois qu’on peut mettre tout cela en route.