Sébastien Jean est un économiste, actuellement directeur du CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) et directeur de recherches à l’INRA. Ses travaux portent principalement sur l’économie internationale dans sa dimension commerciale. Dans cet entretien, il expose les causes réelles des tensions commerciales actuelles et analyse les conséquences qui pourraient en découler à l’échelle internationale et pour les consommateurs.
Sur le même thème que cet entretien, Sébastien Jean est l’auteur de l’article « Désaccords commerciaux internationaux : au-delà de Trump », Politique étrangère, n° 1/2019, Ifri, mars 2019, p. 57-69.
Donald Trump semble obnubilé par le déficit commercial américain avec la Chine (375 milliards de dollars en 2017, 479 milliards en 2018), et également envers d’autres puissances comme le Japon. Mais dans quelle mesure l’augmentation des taxes douanières a-t-elle un impact sur le déficit commercial ?
Effectivement, pour Trump, il s’agit d’une obsession de longue date. En 1987 déjà, il dépensait 100 000 dollars de l’époque pour acheter des pleines pages dans des journaux afin de décrier les déficits commerciaux des États-Unis avec leurs alliés. Il considérait cela comme une sorte de traîtrise, une faute politique. On constate qu’il y a une vraie fixation sur ce sujet de sa part.
Maintenant, il faut voir ce qu’en dit l’analyse économique. Nous allons plutôt parler de solde courant, qui est une notion plus large que le solde commercial puisqu’il inclut le commerce de services et certains transferts internationaux. Il s’agit donc d’une grandeur macroéconomique qui reflète l’équilibre entre l’épargne et l’investissement de la nation ou bien, ce qui revient au même, l’équilibre entre sa consommation et sa production. Ainsi, les États-Unis ont un déficit courant important car ils n’épargnent pas assez par rapport à ce qu’ils investissent, ou ils consomment plus qu’ils ne produisent, ce qui revient au même.
Or, le fait d’imposer des droits de douane ne change pas cela, pas directement en tout cas. Et c’est une analyse qui est valable pour tous les pays. Les droits de douane ne représentent pas un outil efficace pour influencer le déséquilibre commercial, cela n’a pas d’impact. On l’a d’ailleurs vu l’an dernier, de nouveaux droits de douane ont été imposés par les États-Unis mais pourtant dans le même temps, il y a eu un approfondissement significatif d’une centaine de milliards de dollars du déficit commercial américain. Il y avait eu à ce moment-là une réforme fiscale mise en place, qui a augmenté le déficit public ce qui s’est reflétée sur le déficit commercial.
Pourquoi, en pratique, cela n’a pas réellement d’impact ?
Si je décide d’imposer des droits de douane à un seul partenaire, cela se reflètera sur mon solde bilatéral avec lui. Mais ce sera compensé par les soldes avec les autres partenaires s’il n’y a pas en même temps une correction macroéconomique. Si les Américains n’épargnent pas plus qu’ils ne le font aujourd’hui, ils auront un déficit courant. Ils peuvent vouloir se protéger de la Chine, moins importer depuis ce pays, mais ils importeront plus des autres pays ensuite pour compenser. Nous commençons déjà à l’observer en regardant leurs dernières statistiques : les importations en provenance de la Chine ont un peu diminué, et celles notamment en provenance du Mexique et de l’Europe ont légèrement augmenté.
Dans votre article paru dans Politique étrangère de l’Institut Français des Relations Internationales (« 2019-2029, Quel monde dans 10 ans ?, Printemps 2019), vous évoquez la politique commerciale de l’administration Trump non pas comme une cause unique de la guerre commerciale sino-américaine, mais plutôt comme un point de départ. Finalement, quelles sont les causes structurelles derrière ces tensions ?
La personnalité de Donald Trump ajoute un style provocateur, une certaine brutalité qui lui est propre. Sa politique n’est pas une cause unique de ces tensions mais plutôt un point de départ. Ce que j’ai voulu souligner, c’est qu’il existe des causes profondes à ces tensions commerciales qui sont liées aux grandes évolutions structurelles de l’économie mondiale.
Ces grandes évolutions, depuis 20 ans, sont tout d’abord liées au développement accéléré de la Chine en particulier, des échanges commerciaux, du développement des chaînes de valeurs des multinationales et bien sûr des technologies de l’information et de la communication.
Tout cela a changé la donne. En conséquence, il y a tout d’abord eu un retournement des avantages comparatifs. Pour les États-Unis la production de biens manufacturés est devenue une faiblesse, cela ne constitue plus un avantage comparatif pour eux désormais. Ils sont aujourd’hui performants dans le développement de multinationales, les investissements et dans les exportations de services. C’est le contraire pour la Chine.
Ensuite, les pays émergents ont acquis une importance dans le système commercial multilatéral, qui n’existait pas lors de la négociation des accords qui ont conduit à la création de l’OMC, qui s’est déroulée entre 1986 et 1994. Ces pays étaient alors totalement périphériques. On ne leur demandait pas de concession, mais on ne faisait pas grand-chose pour eux non plus. Ainsi, les concessions s’accordaient entre pays riches, et des niveaux de droits de douane très bas ont été atteints dans ces derniers, bien plus que dans les pays en développement. Cela crée une asymétrie très forte actuellement, qui rend difficile l’établissement d’accords entre grands pays émergents et grands pays développés. Je parle de « grands » car il y a 164 pays membres à l’OMC, mais il serait faux de dire que les 164 ont leur mot à dire. Le vrai « jeu » se déroule entre une dizaine de grands pays, à peine. Donc cette asymétrie fait que nous n’avons plus, en tant que pays développés, beaucoup à leur offrir.
Enfin, il y a la question de la multipolarité. Lorsqu’un leader qui accepte de prendre à sa charge l’ensemble des coûts de coordination, cela fonctionne bien plus facilement que lorsqu’il y en a plusieurs. Il faut alors combiner intérêts communs et rivalités.
Vous parlez du retournement des avantages comparatifs. Dans le cas des États-Unis, en 2017 leur commerce de biens est déficitaire de 807 milliards de dollars, celui des services et des revenus nets d’investissements à l’étranger sont excédentaires de 255 et 217 milliards de dollars. En quoi les biens sont-ils mieux couverts que les services ou l’investissement au regard des normes de l’OMC ?
Le système commercial multilatéral a en fait été fondé pour organiser, libéraliser le commerce de biens. Il y a des taxes, des droits de douane (même si c’est moins le cas aujourd’hui), tout ceci est facilement mesurable, vérifiable, opposable.
Ce n’est qu’au moment de l’Accord de Marrakech (entré en vigueur le 1er janvier 1995 à l’issue du cycle d’Uruguay, il institue l’OMC, ndlr) qu’on a intégré dans le champ commercial l’investissement et les services. Les engagements pris sont assez symboliques, l’enjeu était surtout de les faire entrer dans le système. Parmi ces nouveaux sujets en revanche, il faut préciser que les droits de propriété intellectuelle font exception car il y a eu des dispositions contraignantes de prises.
Ces dispositions contraignantes sont possiblement une des raisons les plus importantes pour les États-Unis de rester dans ce système, car cela leur donne certaines garanties. Mais encore une fois, ce n’est pas le cas pour le commerce de services ou l’investissement. La principale voie par laquelle on traite les investissements aujourd’hui, c’est via des traités bilatéraux. Il y a donc une vraie asymétrie, qui est une caractéristique historique et fondamentale du système commercial multilatéral.
Une solution plus réaliste pourrait être d’aller vers un accord plurilatéral, c’est-à-dire qui concerne l’essentiel des membres de l’OMC et non pas la totalité
Sébastian Jean
Il y a aujourd’hui 164 membres au sein de l’OMC, et l’émergence via la Chine d’un nouveau type de modèle face au consensus de Washington. La marge de manœuvre pour profondément réformer l’OMC semble inexistante. Quelles sont les perspectives concrètes, au-delà du consensus sur la nécessité de réformer, que l’on peut attendre dans les prochaines années ?
Nouer un nouvel accord multilatéral dans le cadre de l’OMC, significatif et dans lequel tout le monde se retrouve, ce sera très compliqué. Car c’est une organisation qui a en effet 164 pays membres et qui fonctionne par consensus. On le constate d’ailleurs depuis 25 ans.
Maintenant, je pense qu’on peut significativement réformer le système commercial multilatéral, même sans accord multilatéral. Une solution plus réaliste pourrait être d’aller vers un accord plurilatéral, c’est-à-dire un accord qui concerne l’essentiel des membres de l’OMC, et non pas la totalité. Cela peut fonctionner à condition que le bénéfice soit étendu aux autres, même s’ils n’ont pas été inclus, et que les grands acteurs parviennent à se mettre d’accord. En parallèle, les pays pourraient également se mettre d’accord sur l’interprétation des accords existants. Il s’agit d’aspects de procédure mais qui ont pris leur importance depuis le blocage par les États-Unis du règlement des différends à l’OMC, c’est aussi un levier significatif qui pourrait être actionné.
Pour une puissance comme les États-Unis, ou pour une puissance telle que la Chine, qu’apporte le système commercial multilatéral et le contrôle de ce multilatéralisme par rapport par exemple à des accords bilatéraux où ils peuvent finalement assez facilement obtenir l’avantage ?
Le système commercial multilatéral apporte une grande cohérence. Ce sont les mêmes règles qui s’appliquent à tout le monde. Cela apporte aussi un degré de fiabilité, de certitude des règles mises en place parce qu’il existe en parallèle un système de règlement des différends. Et ce système n’a pas d’équivalent en ce qui concerne la capacité à régler des litiges entre pays souverains sur la base d’accords.
Mis à part l’exception très spécifique de l’ALENA, ce système de règlement des différends dans le cadre d’accords commerciaux n’existe pas dans les accords bilatéraux, ou ce n’est pas vraiment appliqué.
Donc ce système est assez unique, et il a son importance lorsque deux États ont un conflit : ils sont sous le regard de leurs pairs. Et cet aspect peut peser…. Surtout lorsqu’on n’est pas le plus fort.
Ensuite, il y a dans ce système une notion importante de transparence et de délibération. Cela signifie que l’on a une meilleure connaissance de ce que font les autres, et par ailleurs avant même d’aller au règlement du différend on peut délibérer autour des sujets potentiellement conflictuels et « déminer » le terrain. C’est un rôle de l’OMC notable, même si ce fonctionnement n’est pas aussi abouti qu’il le pourrait.
En France, les secteurs qui peuvent être les plus fragilisés par des représailles vont être l’aéronautique, le luxe et l’agroalimentaire car ce sont les secteurs d’excellence de l’exportation française
Sébastien Jean
Si nous nous plaçons à l’échelle du consommateur, pour qui les organisations internationales semblent assez lointaines, quelles conséquences directes aurait un échec de réforme de l’OMC d’une part, et l’échec d’un terrain d’entente sino-américain d’autre part ?
Tout le problème pour répondre à cela est de savoir vers quel point d’équilibre on se dirige. Dans un premier temps, il y aura essentiellement deux conséquences économiques : la restriction des flux commerciaux et l’incertitude qui va en découler. Concernant la restriction, nous sommes dans des économies très ouvertes donc cela aura un impact négatif et pourra augmenter le prix de certains produits. En France par exemple, les secteurs qui peuvent être les plus fragilisés par des représailles vont être l’aéronautique, le luxe et l’agroalimentaire car ce sont les secteurs d’excellence de l’exportation française. Il y a potentiellement nos équipementiers automobiles qui peuvent être concernés.
Je parlais aussi d’incertitude car si ce sentiment s’immisce de manière profonde dans le monde des affaires, cela aura un impact négatif sur l’investissement, donc sur la croissance et potentiellement derrière l’emploi. Cette incertitude sur les échanges internationaux, et particulièrement ceux entre la Chine et les États-Unis, est déjà là et est appelée à perdurer. Même si demain un accord était signé, il est évident que l’accès au marché américain depuis la Chine est de nouveau incertain.
À plus long terme, quel équilibre va se mettre en place après la situation actuelle ? Certains secteurs, comme celui des hautes technologies, n’ont pu parvenir à ce niveau de sophistication uniquement grâce à une division internationale du travail très poussée, ce qu’on appelle les chaînes de valeurs. Aujourd’hui, aucun pays ne peut produire seul les biens les plus sophistiqués que nous connaissons, un téléphone mobile de pointe par exemple. Donc le point d’équilibre qui sera atteint ne peut pas être l’autarcie.