Civilizations

Parmi les ouvrages de la rentrée littéraire 2019, le troisième roman de Laurent Binet, Civilizations, offre une perspective curieuse et originale sur le continent européen.

Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset, 2019, 384 pages, ISBN 9782246813095, URL https://www.grasset.fr/civilizations-9782246813095

Après HhHH (Grasset, 2010) et La Septième fonction du langage (Grasset, 2015), Laurent Binet vient de confirmer sa prédilection pour une écriture où le travail de documentation historique et la pure fiction sont mis en tension. De toute évidence, la première l’emportait sur la seconde dans HhHH, ouvrage court et dense, où l’écriture revendiquait son manque de fluidité au nom de la gravité et du sérieux de son sujet – l’assassinat en 1942 du « bourreau de Prague », Reinhard Heydrich, par un Slovaque et un Tchèque, et la traque de ces deux résistants par les nazis. Mais cinq ans plus tard, dans La Septième fonction du langage, il ne faisait pas de doute que la pulsion inventive et fictionnelle avait largement pris le dessus sur la véracité historique : on y voyait notamment Jacques Derrida mourir sacrifié, et Philippe Sollers se faire émasculer devant une assemblée secrète dans un amphithéâtre. Ce roman était aussi jubilatoire, libre et long que le premier était ramassé, dense et réflexif. Or, la parution de Civilizations semble confirmer cette tendance à la libération de l’imagination de Laurent Binet, tout en faisant montre d’une bonne maîtrise de la chronologie de l’histoire culturelle et politique de la Renaissance européenne.

Le principe moteur du roman est le renversement de l’événement qui fut peut-être le plus inouï de l’histoire de l’Europe et du monde : la découverte, par la civilisation d’un continent, de la civilisation d’un autre continent dont elle ignorait absolument l’existence, et la conquête territoriale et politique qui s’en est suivie. Les deux premières parties du roman posent donc les prémisses de cette histoire à l’envers : la découverte de l’Europe par les peuples d’Amérique. Premièrement, des Islandais fuyant les guerres civiles seraient parvenus jusqu’à Cuba et à l’Amérique centrale, y introduisant à la fois des virus (permettant par là aux survivants de développer des anticorps), des armes en fer et des chevaux, qui furent, comme on le sait, trois conditions sine qua non, de la conquête de l’Amérique. Deuxièmement, Christophe Colomb, au lieu de revenir victorieux et plein de promesses de conquête auprès des souverains espagnols, aurait au contraire été capturé et finalement tué sur l’île de Cuba, laissant pour seule mémoire de son passage la langue espagnole qu’il a inculquée à la fille de la reine, Higuénamota, qui s’en souviendra toujours quarante ans plus tard. La description progressive du cauchemar vécu par son équipage et par Colomb lui-même, au travers d’un pastiche de son journal de bord, donne une saveur particulière à ce renversement massif du processus historique.

Une fois ces précautions prises dans les deux premières parties, le roman déploie, dans une très longue troisième partie, le récit de la conquête de l’Europe par les troupes de l’Inca Atahualpa, arrivé à Lisbonne au moment du tremblement de terre de 1531 (avec entre autres la princesse hispanophone Higuénamota), au terme d’une fuite hors de son royaume natal où les armées de son frère Huascar l’ont traqué sans répit.

Dès lors, la narration rejoint une tradition bien connue depuis Les Lettres persanes de Montesquieu, Les États et Empires de la Lune et du Soleil de Cyrano de Bergerac ou les contes philosophiques de Voltaire (L’Ingénu, Candide, etc.) : la pseudo-découverte et la description naïve d’une société qui nous est familière à travers des yeux étrangers, pour mieux nous faire voir l’étrangeté, la cruauté ou simplement la singularité de ce qui nous semblait a priori évident.

Néanmoins, quelque chose dans cette mécanique attendue semble dysfonctionner. D’un côté, Laurent Binet tente de tenir la tâche de restituer avec finesse et humour l’étonnement des étrangers face à certaines pratiques sociales : l’étrange pouvoir de l’or, dont les montagnes andines regorgent pourtant en quantité infinie, le culte voué au « dieu cloué », l’absurdité de l’Inquisition, l’incompréhension du problème posé par Luther, etc. D’un autre côté, le roman cherche en même temps à réécrire l’histoire européenne entre 1531 et 1600 ce qui, tout en déployant une puissance d’imagination remarquable, implique de simplifier considérablement les enjeux culturels et politique de l’époque, et par là de les rendre moins passionnants qu’ils ne le furent réellement. Une leçon que l’histoire nous enseigne est bien qu’il est inouï qu’elle ait eu lieu. Vouloir l’écrire autrement, c’est donc aussi renoncer à sa complexité. Citons à cet égard le jugement sans appel d’un article récemment paru sur cet ouvrage : « Les humanistes de Binet pensent et parlent en gens du XXIe siècle. Tout comme ses Incas pensent en Européens. »1 Et la satisfaction intellectuelle que procurent les apparitions ici et là de personnages connus, depuis Lorenzaccio et Michel-Ange, jusqu’à Cervantès et au Greco dont les aventures sont racontées dans la quatrième et dernière partie, ne suffit pas tout à fait à éclipser la relative platitude de la narration de cette contre-histoire du continent.

Cependant, la lecture de Civilizations – titre aussi ludique2 qu’ambitieux –, demeure stimulante et féconde pour l’imaginaire politique de l’Europe contemporaine, à condition de la porter à une autre échelle. En effet, le troisième ouvrage de Laurent Binet, excédant largement les deux autres dans l’amplitude géographique et temporelle que sa fiction englobe, témoigne de ce qu’on pourrait nommer une pulsion cognitive. Après deux ouvrages dominés par des pulsions historique puis imaginaire ou inventive, celui-ci semble donc habité par le désir de construire une expérience de pensée radicale, bien que son objectif ne semble qu’en partie atteint. Il reflète une quête qui, loin d’être solitaire, semble partagée par beaucoup aujourd’hui : celle de parvenir, par un exercice intellectuel et mental complexe, à provincialiser l’Europe3.

Entendre le narrateur nommer l’Europe « le Nouveau Monde » ou ses habitants des « Levantins », quoique ces ficelles nous semblent un peu grosses, c’est déjà engager une opération de décentrement. Plus encore, l’appropriation progressive par les Incas des mythes européens nous fait toucher du doigt d’une part la puissance des syncrétismes dans le processus des conquêtes coloniales, et de l’autre la charge éthico-politique d’une imagerie que les camps libéraux de l’Europe contemporaine abandonnent malheureusement aux racistes et aux néonationalistes, de peur de les reprendre à leur compte. En témoigne la formidable harangue d’Atahualpa à ses troupes, après qu’il a passé plusieurs semaines à apprendre l’histoire européenne à l’université de Salamanque, et qu’il s’apprête à combattre et à capturer Charles Quint :

« Alors Atahualpa sut que le moment était venu de haranguer ses hommes, sans voile, sans protocole, sans intermédiaire, puisque après tout ils allaient mourir ensemble, après avoir partagé tant d’épreuves. Ainsi leur parla-t-il comme à ses compagnons. « Pensez-vous que le soldat qui, le premier, monte sur la brèche, ait, plus que d’autres, la vie en horreur ? » L’histoire, leur dit-il, retiendrait que quelques hommes, dans ce pays lointain, s’étaient dressés contre beaucoup d’autres. Il n’avait pas perdu son temps dans les monastères de Salamanque. Il leur raconta Roland à Roncevaux, Léonidas aux Thermopyles. Mais il leur raconta aussi comment Hannibal triompha des légions romaines à Cannes. Viendraient-ils à mourir, le monde souterrain du dieu-serpent les accueillerait en héros. Ou bien l’histoire célébrerait les cent quatre-vingt-trois qui, en abattant un empire, se couvrirent de gloire et de richesses. »4

Pourquoi, dira-t-on, faire nécessairement des Incas des conquistadors ? Pourquoi prêter à ceux dont la voix a été éteinte par nous des intentions que seuls nous-mêmes avons été capables d’avoir ? Cette critique a notamment été soulevée par Frédéric Werst, dans l’article cité plus haut5. Certes, il n’est pas difficile de démasquer l’ethnocentrisme qui se cache sous des apparences humanistes et sous une pseudo-continuité avec le mouvement postcolonial et l’histoire globale. Mais on pourrait rétorquer que ce n’est pas véritablement l’enjeu : l’exercice du détour par le regard étranger, aussi bien chez Montesquieu que chez Cyrano ou Voltaire, n’a jamais prétendu éclairer l’Autre, mais bien plutôt produire la fiction du regard de l’autre pour mieux se voir soi-même. Il n’a jamais été question que de nous-mêmes et de nos propres sociétés dans leur pseudo-découverte par Usbek et Rica. Et faire à Montesquieu – qui certes écrivait mieux que Binet – le reproche d’une méconnaissance de la Perse et d’une réduction de ses mœurs à celle d’une misogynie despotique aurait peu de sens au regard du projet littéraire propre aux Lettres persanes.

De la même façon, faire le reproche d’un eurocentrisme à Laurent Binet n’aurait pas de fondement. Son roman ne prétend pas réhabiliter ou redonner une dignité au monde inca, mais retourner contre elle-même, pour mieux penser son existence, les armes qui permis à l’Europe de s’inventer comme continent à mesure qu’elle devenait, à l’échelle mondiale, un pôle de domination militaire, commerciale et culturelle. À l’horizon d’un geste littéraire qui doit encore trouver sa juste expression et dont Civilizations constitue un jalon, une soif intellectuelle partagée par des lecteurs de tout le continent se fait sentir, qui cherche à trouver une cohésion à l’idée d’Europe en déjouant son évidence.

Sources
  1. Frédéric Werst, “Malaise dans les Civilizations”, paru dans En attendant Nadeau le 17 août 2019 (en ligne : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/08/17/malaise-civilizations-binet/).
  2. Rappelons que Civilization est, depuis 1991, le nom d’un jeu de stratégie conçu par Sid Meier, où l’objectif d’un joueur est de faire prospérer un empire et une civilisation, selon de nombreux paramètres différents (de la conquête territoriale à la domination culturelle), à travers différentes époques, contre un ordinateur qui commande les autres civilisations.
  3. Nous reprenons cette expression au courant de l’histoire globale, et particulièrement à l’ouvrage de Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique (Paris, Éditions Amsterdam, 2009 [2000]).
  4. Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset, 2019, p. 142-143.
  5. Frédéric Werst, “Malaise dans les Civilizations”, paru dans En attendant Nadeau le 17 août 2019 (en ligne : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2019/08/17/malaise-civilizations-binet/).
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