Sérotonine

Compte-rendu du dernier ouvrage de Michel Houellebecq.

Michel Houellebecq, Sérotonine, Paris, Flammarion, 2019, 352 pages, ISBN 9782081471757, URL https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/litterature-francaise/serotonine

En raison des circonstances, disons, fortuites, dans lesquelles son livre précédent a été publié (lisez : attentat contre Charlie Hebdo) et celles de la publication de ce dernier (lisez : révolte des gilets jaunes), Michel Houellebecq est désormais considéré comme un prophète. Sérotonine était attendu par son public comme s’il s’agissait d’une divination, d’une œuvre pouvant enfin donner un sens à notre présent, jusque-là complétement confus. Malheureusement, dans son septième roman, l’écrivain français ne révèle rien de bien nouveau, et si une divination existe, elle est toujours la même depuis 1994. Depuis la publication d’Extension du domaine de la lutte, en effet, Houellebecq est toujours le même : l’homme contemporain condamné au mal-être, en raison de l’intensification de la concurrence à toutes les sphères et l’existence, et notamment à celle de la satisfaction sexuelle, exacerbée par la libération des mœurs des années Soixante.

Cette observation, déclinée de diverses manières dans les aventures sentimentales des protagonistes – toujours identiques – de ses livres, prend le ton d’un jugement plus général sur l’héritage de 68. Après vingt quatre ans d’infinies reformulations, qu’en reste-t-il ?

L’intuition originelle de Houellebecq a été banalisée, déformée et diffusée au point de devenir un lieu commun et une tarte à la crème du débat médiatique. Ce qui, dans les années 1990, était une bombe lancée contre la génération des anciens révolutionnaires désormais aux postes de pouvoir, ressemble maintenant à une simplification excessive d’une dynamique à long terme, qui a conduit à la crise (économique, sociale et morale) de la société occidentale, conséquence de ce long cycle de construction étatique qu’est la modernité. Grace a des auteurs populaires comme Eric Zemmour et Diego Fusaro, le nanti le plus illettré pourrait aujourd’hui dénoncer l’année 1968 comme le vecteur de destruction des valeurs conduisant au triomphe du capitalisme (une narration qui, cependant, ne raconte que la moitié, voir le quart, de l’histoire).

Il n’y a qu’un problème, particulièrement évident dans Sérotonine, et c’est un problème littéraire. Si les réflexions que l’auteur met dans la bouche de ses personnages sont toujours intrigantes, le roman ne réussit désormais pas à les démontrer. Et cet échec est peut-être lié au fait que derrière cette intuition précoce se trouvait une erreur essentielle. En premier lieu, peut-on vraiment réduire 68 à ses valeurs libertaires et progressistes, en occupant ainsi les tendances antimodernes qui s’y exprimèrent – de Ivan Illich à Guy Debord, de Pier Paolo Pasolini à Marshall Sahlins – dont Houellebecq s’inspire de manière évidente ? En deuxième lieu : est-ce que la catégorie passepartout de « libéralisme » est appropriée pour décrire une société bouleversée, toujours plus centralisée, bureaucratisée et réglementée ? Prenons un exemple : une des scènes clef de Sérotonine est la révolte des agriculteurs en 2015 contre la suspension du règlement européen sur les quotas laitiers, normative qui avait été, pourtant, appliquée (et fortement critiquée) pendant trente ans. C’est le signe d’une réalité plus complexe de celle qui voudrait nous raconter Houellebecq, s’auto définissant le « Zarathoustra des classes moyennes ».

Ce qui ne fonctionne pas dans l’univers de Houellebecq, c’est, avant tout, le postulat de départ : est-ce vraiment l’insatiable appétit sexuel ce qui tourmente les hommes de la classe moyenne occidentale ? Donner un rôle si central à la sphère érotique signifie, précisément, céder au récit de 1968. Ce n’est pas un hasard si le problème de ses personnages n’est pas tant la rareté des occasions d’accouplements – qui sont, au contraire, assez abondantes dans la sphère de la haute et moyenne bourgeoise utilisée comme cadre de référence – que l’insatisfaction de la valeur sociale des possibles partenaires : c’est-à-dire de leur valeur « positionnelle ». Le sexe dans les romans de l’écrivain français est comparable de manière assez évidente à ce qu’un MacGuffin était dans les films d’Alfred Hitchcock : un prétexte, un remplissage, ou, mieux encore, en citant Pascal, un divertissement. C’est-à-dire une manière de détourner l’attention d’un besoin beaucoup plus profond, impossible à satisfaire car impossible à définir. Le mal-être du protagoniste, Florent-Claude Labrouste, un homme de 40 ans aux ressources financières quasi inépuisables, apparaît littéralement incompréhensible, inexpliqué, immotivé (et, en plus, totalement différent de celui des agriculteurs ou des Gilets jaunes).

Il est clair que le narrateur fait un pacte tacite avec le lecteur, qui consiste à admettre que la raison même qui caractérise ce mal-être est l’absence de motif réel, et c’est précisément cette absence qui le rend si douloureux. En ce sens Sérotonine, avec son intrigue et ses personnages qui la traversent comme des fantômes, est un libre existentialiste : une sorte de réécriture de l’Etranger d’Albert Camus, traversé, par ailleurs, par la même tentation criminelle. Sauf que l’Etranger a été publié vingt-six ans avant 1968. En remontant encore plus loin dans le temps, les tourments de Florent-Claude ne diffèrent pas tant de ceux de Hamlet ; sauf que Hamlet a été mis en scène à peu près trois cent soixante-six ans avant 1968. A quand remonte donc cet âge d’or, lorsque les hommes ne se consumaient pas dans leurs angoisses sans raisons ? De quoi veut donc parler Michel Houellebecq, quand il affirme que « aujourd’hui nous devons considérer le bonheur comme une chimère antique » ? L’année 1968 a été, effectivement, un tournant de la dialectique du capitalisme occidental, un dépassement de la logique « protestante » décrite par Max Weber ; mais aussi une de ses conséquences logiques. Retourner en arrière est évidemment impossible, contrairement à ce que Houellebecq semble suggérer lorsqu’il défend la politique de Donald Trump sur Harper’s.

« The time is out of joint » annonçait Hamlet. Toute époque a essayé de trouver l’origine de cette détérioration, l’encadrant dans un événement ou dans une date. Pour le Prince du Danemark, comme nous le savons, cette origine coïncide avec la mort de son père. De même, dans l’œuvre de Houellebecq, le fantomatique 68, comme dans les analyses des psychanalystes à la mode, enfin, dans l’inconscient de l’Occident contemporain, constitue la scène fantasmée d’un parricide symbolique. Houellebecq se limite, en fin de compte, à nous dire ce que nous voudrions entendre. Il nous dit que notre malheur est unique, nouveau, spécial. Il en désigne les responsables : les libéraux, les socialistes, les pro-européens. Et puis, de livre en livre, il expérimente de nouvelles solutions paradoxales. Le clonage, par exemple, dans La possibilité d’une ile. Ou la conversion à l’Islam, dans Soumission. Enfin, dans Sérotonine, le traitement pharmacologique. Mais aucun de ces divertissements ne fonctionne réellement. Ce ne sont que des palliatifs qui soulagent temporairement la douleur d’un mal incurable.

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