Reykjavík. Moins d’un an après la visite du Secrétaire d’État Michael Pompeo1, c’était au tour du vice-président américain Mike Pence de se rendre en Islande mercredi 4 septembre. C’est dire l’importance qu’occupe dans l’agenda stratégique américain la grande île de l’Atlantique nord, forte de 350 000 habitants pour un PIB de 24 milliards de dollars – respectivement 6 et 13 fois plus que le Groënland – et haut lieu des luttes d’influence avec la Chine dans l’espace arctique.

L’occasion pour le vice-président américain d’insister sur l’importance des liens commerciaux entre les deux pays, alors que l’Islande subit des turbulences économiques significatives après une période de croissance exceptionnelle2. La faillite de la compagnie à bas coût WOW air en mars a provoqué la contraction brutale d’un secteur du tourisme en pleine expansion, entraînant une réduction de l’ordre d’un quart du nombre de vols et de visiteurs dans le pays au deuxième trimestre ; dans l’intervalle, la banque centrale islandaise a procédé à plusieurs baisses de taux, et la croissance est finalement annoncée à -0,2 % pour l’ensemble de l’année 20193. Dans ce contexte, il n’est pas anodin que la compagnie WOW air, principalement tournée vers les destinations nord-américaines, soit en passe d’être reprise par l’américain USAerospace Associates LLC, qui entend relancer les liaisons à l’automne. Selon Michelle Roosevelt Edwards, présidente d’USAerospace, une participation islandaise à 50 % dans la nouvelle structure est envisagée, qui se veut « un pont entre Washington et Reykjavík »4. Le groupe américain, jusque-là surtout spécialisé dans l’aménagement intérieur d’avions de luxe, le conseil et la maintenance aéronoautique, se considère avant tout comme pourvoyeur de capital et d’expérience commerciale auprès du public américain. Grâce à sa position à mi-chemin entre Europe et Amérique, l’Islande, membre de l’OTAN mais dépourvue d’armée, a une longue histoire de coopération aérienne avec les États-Unis. La base militaire américaine de l’aéroport islandais de Keflavík a abrité pendant la guerre froide jusqu’à 5000 soldats ; alors qu’elle a été fermée en 2006 et est désormais contrôlée par la Garde-côtes d’Islande, des négociations sont en cours pour permettre le retour de forces états-uniennes. En février, Mike Pompeo avait annoncé 91 millions de dollars d’investissement5 sur le site. L’empressement américain se heurte toutefois à l’hostilité de Katrín Jakobsdóttir (Mouvement rouge-vert, écosocialiste), à la tête d’un gouvernement de coalition centriste.

Il n’est donc guère surprenant que l’incertitude ait pu planer jusqu’à la dernière minute sur la possibilité d’une rencontre entre Mike Pence et la chef du gouvernement, attendue le même jour à Stockholm pour une réunion du Conseil des syndicats nordiques6. Si la rencontre a bien eu lieu dans une zone sécurisée de l’aéroport de Keflavík, Katrín Jakobsdóttir n’a pas caché leurs divergences de vue : « Nous avons des désaccords politiques, et je voulais utiliser cette occasion pour mettre l’accent sur notre point de vue sur […] le changement climatique ». Mais alors que les préoccupations écologiques avaient pu, voilà deux semaines, constituer le sujet essentiel d’une rencontre avec la chancelière allemande7, les intérêts américains dans la région sont d’un ordre bien différent. L’Islande, qui préside actuellement le Conseil nordique des ministres, entend donc également envoyer un message de souveraineté : « Les intérêts des grandes puissances pèsent trop sur cette région [arctique], et il me semblait important que nos objectifs, ceux des petits États de la région, soient clairement évoqués. […] J’ai insisté sur le fait que quoique nous soyons dans l’OTAN, nous sommes un État indépendant. Nous avons toujours utilisé cette indépendance en nous appuyant sur des principes citoyens »8. La venue de Pence, qui a nécessité un déploiement de forces de sécurité sans précédent depuis la rencontre Reagan-Gorbatchev de 19869, s’est accompagné de manifestations, notamment concernant les droits LGBT+10. Le président islandais et son épouse, qui avaient accueilli sans accroc le vice-président américain plus tôt dans la journée, portaient également tous deux un bracelet aux couleurs du drapeau arc-en-ciel.

Mais c’est surtout l’affrontement stratégique avec la Chine dans l’Arctique qui constituait la raison avouée de la visite de Pence en Islande. Depuis la signature d’un accord de libre-échange en 2013, l’Islande et la Chine entretiennent un partenariat qui a longtemps semblé privilégié ; la coopération semble du reste fructueuse dans le domaine de la géothermie : des entreprises islandaises ont remporté des contrats importants en Chine11 et un programme de formation commun a été lancé12. En mai dernier, l’organisation internationale du Cercle Arctique, présidée par l’ancien président islandais Ólafur Ragnar Grímsson, a organisé à Shanghai un forum dédié à « la Chine et l’Arctique »13. La situation est d’autant plus notable que malgré son adhésion à l’OTAN et de bonnes relations bilatérales, le pays n’a aucun accord de libre-échange avec les États-Unis. L’Islande a toutefois bloqué a deux reprises, en 2012 et 2017, l’acquisition de terrains en Islande par des promoteurs chinois, créant même une législation visant à empêcher l’acquisition de portions du territoire par des investisseurs extra-européens14. Dans ce contexte, la déclaration de Mike Pence à la suite de son entretien avec le ministre des affaires étrangères Guðlaugur Þór Þórðarson, dans laquelle il remerciait les Islandais d’avoir « refusé l’offre de la Chine de participer au projet d’infrastructures One Belt, One Road », n’a pas manqué son effet. Dans un pays habitué à une grande transparence dans l’action gouvernementale, l’évocation par Pence d’une « offre » jamais apparue au grand jour jusque-là pourrait lourdement déstabiliser la position gouvernementale, tout en accréditant la thèse d’une influence en sous-main du gouvernement chinois. La chef du parti d’opposition Viðreisn (libéraux pro-européens) a aussitôt demandé à ce que la première ministre soit entendue sur ce point15. Mais Guðlaugur Þór a rectifié plus tard dans la journée : l’offre n’a été ni acceptée ni refusée à ce jour ; l’ambassadeur chinois s’est quant à lui fendu d’une protestation vigoureuse, qualifiant la déclaration de Pence de « fausse nouvelle » et de « diffamation haineuse »16. La déclaration de Pence dévoile cependant l’existence d’une offre formelle qui n’avait pas été rendue publique, même si la participation de l’Islande à l’initiative avait déjà été évoquée.

Il est trop tôt, cependant, pour estimer l’effet de la déclaration de Mike Pence. Le pays semble vouloir jouer la carte de l’indépendance en faisant miroiter à Washington la perspective d’un accord commercial, évoqué ce mardi dans un entretien entre délégations d’entrepreneurs des deux États17. La déclaration provocatrice de Pence, en donnant des arguments à des forces d’opposition (telles que Viðreisn et l’Alliance sociale-démocrate) plutôt pro-européennes, pourrait même manquer son but.

Malgré les apparences, l’Islande, par sa volonté d’indépendance manifestement sincère, pourrait fort bien constituer un terrain moins propice aux désirs d’expansion chinois (et américains) que le reste de la région : alors que Chine et États-Unis se livrent une intense lutte d’influence au Groënland18, aux îles Féroé19 et dans une moindre mesure aux Svalbard20 – semble-t-il à l’avantage de la puissance asiatique – l’Islande jouit contrairement aux trois autres territoires d’une souveraineté complète et d’une économie solide, et peut s’appuyer sur trois-quarts de siècle d’une pratique politique et diplomatique intense. La partie reste complexe à jouer pour le plus petit État de Scandinavie, tiraillé entre anti-atlantisme, euroscepticisme et opposition à la volonté d’expansion de la République populaire, et qui tente toujours de ne pas choisir son camp. Au regard de la complexité des enjeux mis au jour par la visite de Mike Pence, il paraît toutefois déplacé, voire naïf, d’écrire comme a pu le faire Bloomberg que « la petite Islande boxe au-dessus de sa catégorie ». En témoigne la visite prévue le 11 septembre prochain du président indien Ram Nath Kovind, autre acteur mondial majeur21. Le gouvernement islandais pourrait endosser un rôle essentiel à la tête du plus grand pays pleinement situé dans l’Arctique européen, alors que les dirigeants des quatre autres États scandinaves, siégeant depuis les grandes capitales du Sud, ont une relation moins directe aux vastes espaces polaires.

Sources
  1. Ísland verði ekki vanrækt lengur, Morgunblaðið, 15 février 2019.
  2. Landframleiðsla, Hagstofa Íslands, consulté le 8 septembre 2019
  3. Sigurðardóttir Ragnhildur, Iceland’s Economic Downturn Nears Bottom Amid Tourism Collapse, Bloomberg, 28 août 2019.
  4. EIRIKSSON Jón Birgir, „Samkeppni er af hinu góða“, Morgunblaðið, 6 septembre 2019.
  5. Sigurðardóttir Ragnhildur, Pence Heads Into Potential New Nordic Storm With Iceland Visit, Bloomberg, 4 septembre 2019.
  6. Sigurðardóttir Ragnhildur, Iceland’s PM Will Miss Pence Visit Due to Scheduling Snafu, 22 août 2019.
  7. Merkel sieht Folgen des Klimawandels auch in Deutschland, Spiegel, 20 août 2019.
  8. EIRIKSSON Jón Birgir, Ítrekaði sérstöðu Íslendinga, Morgunblaðið, 4 septembre 2019.
  9. Þór Steinarsson, Mögulega næst umfangsmestu öryggisráðstafanir í sögu Íslands, Morgunblaðið, 4 septembre 2019
  10. WALKER Amy, Pride flags greet Mike Pence on arrival in Iceland, The Guardian, 5 septembre 2019.
  11. Stærsta fjárfesting Íslendinga í Kína, Morgunblaðið, 21 mars 2018
  12. RICHTER Alexander, Iceland to help establish Geothermal Training Programme in China, ThinkGeoEnergy, 26 mai 2019.
  13. Ræda þátttöku Kína í þróun norðurslóða, Morgunblaðið, 10 mai 2019.
  14. GUNNARSSON Pétur, Bloomberg : Ísland lokar á Kínverja, Viðskiptablaðið, 6 septembre 2017.
  15. Kristjánsson Alexander G., Funda með Katrínu vegna þjóðaröryggisstefnu, Morgunblaðið, 5 septembre 2019.
  16. Sakar Pence um „meinfýsinn rógburð“, Morgunblaðið, 5 septembre 2019.
  17. Markúsdóttir Erla María, Vill kanna möguleika á fríverslunarsamningi, Morgunblaðið, 4 septembre 2019.
  18. China soll investieren : Grönland träumt von Unabhängigkeit – mit Chinas Hilfe, Fokus, 23 avril 2018.
  19. UXBURY Charlie, Plötzlich stehen die Färöer zwischen China und den USA, Welt, 29 juillet 2019.
  20. HERMANN Rudolf, Spitzbergen : Arktis wird zur umkämpften politischen Arena, Neue Zürcher Zeitung, 4 juillet 2019.
  21. Indlandsforseti í Íslandsheimsókn, Morgunblaðið, 6 septembre 2019.