Le titre de cet article est une citation d’Abderraouf Derradji, alias Soolking, dont la chanson La Liberté est reprise en cœur lors des manifestations qui, chaque vendredi depuis le 22 février, jettent des centaines de milliers, parfois des millions d’Algériennes et d’Algériens dans les rues des villes et villages du plus vaste pays du continent africain. En raison de sa position géographique et de sa façade méditerranéenne longue de 1622 kilomètres, l’Algérie est un facteur clef de la stabilité future d’une région stratégique pour ses voisins immédiats en Afrique du Nord et en Europe. La sociologue algérienne Fatma Oussedik résume ainsi l’histoire moderne de son pays : ce peuple s’est libéré géographiquement en 1962, aujourd’hui il aspire devenir acteur de son histoire, à accéder au statut de citoyen. Les mots du danseur et poète Soolking résument les sentiments de ceux au milieu desquels il a grandi.
Excuse-moi d’exister, excuse mes sentiments
Soolking feat. Ouled El Bahdja, La Liberté
Rend moi ma liberté, je te le demande gentiment
Ils ont cru qu’on était morts, ils ont dit bon débarras
Ils ont crus qu’on avait peur de ce passé tout noir
Il n’y a plus personne que des photos, des mensonges
Que des pensées qui nous rongent
Avec eux le pouvoir s’achète
Liberté c’est tout ce qui nous reste
Cette irruption de la grande majorité des Algériens dans l’espace public, d’où ils avaient été écartés dès l’indépendance de juillet 1962 apporte un démenti cinglant aux propos de ceux qui insistaient, dans les cercles du pouvoir à Alger et dans certaines capitales européennes sur le fait qu’il n’y avait aucune opposition populaire en Algérie à l’idée d’un cinquième mandat présidentiel pour Abdelaziz Bouteflika qui, depuis 2013, est médicalement incapable d’exercer ses fonctions.
Quatre aspects de ce Hirak – mouvement populaire – ont pris les observateurs étrangers par surprise. La plupart des femmes, qui jouent un rôle essentiel dans la mobilisation populaire, ne portent pas de voile, ce qui fait voler en éclats le binôme islamistes contre non-islamistes que les médias occidentaux affectionnent. Le mouvement est non-violent, ce qui interpelle dans un pays que beaucoup d’étrangers considèrent – bien à tort, ainsi que l’a remarqué l’historien britannique James McDougall 1 – comme marqué au fer rouge d’un atavisme de violence. À quelques exceptions près, l’armée, la gendarmerie et la police ne répriment pas ceux qui exigent que le pouvoir « dégage ». Enfin, la sophistication et l’humour noir des slogans (à commencer par « Seul Chanel fait Numéro 5 », en référence au cinquième mandat brigué par Bouteflika) révèlent une maturité politique insoupçonnée chez des jeunes qui aspirent aux mêmes libertés que celles auxquelles aspirent les jeunes occidentaux, et non pas au wahabisme mecquois. Les jeunes Algériens empruntent aux autres civilisations leurs aspirations, ce qui contredit le cliché selon lequel les Arabes et les Berbères, pour ne pas dire les musulmans, sont inaptes à la démocratie.
Causes profondes du Hirak
Cette aspiration à la dignité et au travail qui la confère, dans un pays qui connaît un fort chômage chez les jeunes, est partagée chez les voisins de l’Algérie : le Maroc et la Tunisie. Sur les réseaux sociaux du royaume s’exprime un respect pour le peuple algérien, que quarante ans de guerre froide entre dirigeants n’a pas pu effacer. Quatre mois de manifestations ont d’ores et déjà changé l’image de l’Algérie en France. Les dirigeants français, qui ont été pris de court, tout comme ils l’avaient été lors de l’avènement et de la chute de Ben Ali dans la Tunisie voisine, semblent craindre les risques d’une transition démocratique plus que les conséquences catastrophiques d’une gestion où un autocrate s’approprie le pouvoir qu’il partage avec une mafias d’entrepreneurs privés qui dépècent l’État. Pour l’heure, ils se cantonnent à une prudence de serpent. Depuis vingt ans, un premier ministre comme Ahmed Ouyahia a eu tout loisir de démanteler une partie de l’appareil industriel étatique et de faire condamner des cadres étatiques intègres « pour corruption » dans le cadre d’une politique de privatisation qui bénéficiait de l’aval de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International. Aujourd’hui il est en prison, de même que son successeur Abdelmalek Sellal, dans le cadre d’enquêtes sur des soupçons de corruption et de dilapidation de biens publics.
La gestion de l’énergie, dont les exportations représentent 98 % des recettes en devises du pays, a été pendant près de onze ans, jusqu’en 2010, confiée à un tout puissant ministre de l’énergie, Chakib Khelil qui a géré la Sonatrach, employant plus de 100 000 personnes et le secteur énergétique comme un fief personnel, y introduisant une corruption inconnue jusqu’alors. Après une reprise en main par un homme compétent et intègre, Youssef Yousfi, le secteur a été confié en 2017 à Abdelmoumen Ould Kaddour, un homme que la justice algérienne avait condamné pour intelligence avec une puissance étrangère, quand il dirigeait Brown, Root, Condor, une filiale de Halliburton, compagnie de services pétroliers fondée par l’ancien vice-président américain Dick Cheney. Quel message l’ancien président envoyait-il aux partenaires étrangers de l’Algérie, ce faisant ? Depuis 1999, ce secteur clef de l’économie algérienne est tombé de Charybde en Scylla. Aujourd’hui il est géré par des cadres, souvent nommés par défaut, mais c’est une situation intenable.
À force de manipuler, asservir et détruire les corps intermédiaires, professionnels (universités et médias), religieux (confréries religieuses), politiques (partis), Abdelaziz Bouteflika a passé la société civile au rouleau compresseur. Un arsenal juridique impressionnant est mobilisé contre tous ceux qui luttent pour la justice sociale. L’ancien premier ministre réformateur, Mouloud Hamrouche avait mis en garde il y a cinq ans déjà contre les pressions que subissaient « nos forces de défense et les acteurs économiques qui sont soumis à une pression impossible pour déclarer, de manière active ou passive, leur adhésion à chaque élection présidentielle ». L’armée s’est vue imposer l’actuel chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah en 2004. En tentant de neutraliser l’armée, Bouteflika n’a pas rendu service à l’Algérie, car il a réduit les capacités d’arbitrage des forces de défense. Des institutions comme le Conseil National Économique et Social, la Cour des Comptes et le Parlement ont été éviscérés et vassalisés.
Cela explique pourquoi « l’opacité du système en place est telle, qu’il échappe au contrôle de ses propres dirigeants. Au point que l’on ne sait même plus où se trouve le centre du pouvoir » selon l’expression forte de l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, Abderrahmane Roustoumi Hadj Nacer. À la veille du 57e anniversaire de son indépendance, l’Algérie est un pays où l’autorité « n’a plus d’adresse », un pays où les deux derniers dirigeants de la sécurité, les généraux Mohamed Médiène et Athmane Tartag, bien qu’emprisonnés, continuent d’activer certains de leurs réseaux ; où le président intérimaire, Abdelkader Bensalah et le premier ministre Nourredine Bedoui, hommes de paille de l’ancien président n’ont aucune légitimité aux yeux du peuple, ce qui ne les empêche nullement de renvoyer des directeurs de sociétés nationales et de nommer de nouveaux hommes à leur place sans le moindre contrôle de quiconque. « Le système algérien, par réflexe, a retrouvé le fonctionnement des anciennes djemaa berbères. À défaut d’Aguellid, figure de l’autorité dans les sociétés berbères, la collégialité fonctionne avec l’opacité en plus » ajoute Hadj Nacer. L’ancien secrétaire général du Front de Libération National, Abdelhamid Mehri et l’ancien chef du Front des Forces Socialistes, Ait Ahmed, hommes politiques respectés, avaient fait le même constat amer avant de mourir. Tous deux avaient prévenu des risques que l’accaparement débridé du pouvoir par Bouteflika faisaient courir à l’Algérie.
Compte tenu de cet état des lieux, il est injuste de critiquer le Hirak pour son manque de structuration et son absence de leaders. Paradoxalement, cette absence peut sauver la transition car tout dirigeant qui émergerait de la société civile aujourd’hui serait broyé par un État profond qui avait cru qu’il s’était débarrassé une fois pour toute du peuple algérien. Mais voici qu’à la stupéfaction de ceux qui avaient confisqué la révolution que fut la guerre d’indépendance, et d’observateurs étrangers pour qui un Rastignac grabataire était le meilleur garant de la stabilité de l’Algérie et du Maghreb, ces femmes et ces hommes ressuscitent ! Enfin un miracle en Afrique du Nord qui n’est pas religieux, mais moderne et tourné vers l’avenir !
Ce que le Nord pense de la liberté du Sud
Vu de la rive nord de la Méditerranée, la stupeur le dispute à la crainte, et à une certaine admiration. L’Europe ne commettrait-elle pas une erreur géopolitique et historique majeure si elle écartait d’un revers de main cette aspiration à la liberté, à la citoyenneté, aux valeurs du siècle des Lumières qui s’exprime si fortement sur la rive sud ? Pour l’heure, les chancelleries occidentales attendent de voir qui sortira vainqueur de ce mouvement populaire inédit. Certains observateurs tentent des comparaisons avec l’Égypte et le Soudan, mais sans succès, tant ce qui se passe en Algérie est sui generis et profondément enraciné dans une histoire qui lui est propre. Revisiter l’histoire ancienne comme l’a fait James McDougall ou des évènements plus récents comme ceux de l’été 1962 et l’échec des courageuses réformes de 1989-91 – un printemps arabe avant la lettre – aident à comprendre l’Algérie de 2019.
Les aspirations du peuple algérien ne diffèrent en rien de celles des peuples voisins. Si elles venaient à se concrétiser, elles permettraient l’émergence d’une société de droit et permettrait un partenariat politique et économique de qualité entre les pays d’Afrique du Nord et ceux de la rive nord de la Méditerranée. L’Europe, à commencer par la France, ne devrait-elle pas alors admettre que des thèmes tels que le respect de la liberté individuelle, la liberté d’expression, le droit à la propriété, le droit à la sécurité et le droit à l’état de droit ne sont pas des aspirations marginales sur la rive sud mais bien au contraire, des prés-requis incontournables pour des réformes économiques. Si l’état de droit prévaut – et la partie est loin d’être gagnée –, arrimer les pays d’Afrique du Nord à l’Europe s’imposera pour celle-ci comme un impératif stratégique majeur.
Un homme avait compris cette ardente nécessité il y a trente ans déjà : l’ancien chancelier allemand Helmut Kohl, qui suggérait, en 1991, au président François Mitterrand de se rendre à Alger pour lancer un appel aux peuples de la région, pour leur dire que la chute du Mur de Berlin et l’ouverture aux pays de l’Est ne pouvait en aucune façon signifier que l’Europe oublie ses liens vieux de près de deux siècles avec eux. Nous avons réconcilié nos deux pays, disait en substance l’Allemand au Français, puis-je vous aider à réconcilier la France et l’Algérie ? Il n’eut jamais de réponse.
Le rôle déterminant de l’armée dans le futur de l’Algérie
Une Algérie transparente et démocratique aurait une influence en Afrique et en Méditerranée, infiniment plus grande qu’aujourd’hui. Toute la question est de savoir si les officiers supérieurs algériens, dont le général Ahmed Gaïd Salah est le porte-parole, comprennent cette vérité et l’acceptent. Nombre de leurs compatriotes, qu’ils appartiennent à la police, à la gendarmerie ou à l’armée, au monde de l’entreprise ou de l’université en sont convaincus. Préserver l’unité de l’armée reste essentiel, notamment face aux pressions françaises qui souhaiteraient voir des troupes algériennes engagées au Mali. Les dirigeants algériens ont su, notamment lors de l’affaire des otages américains en Iran en 1979, faire preuve d’une habileté tactique et d’une vision stratégique dont leurs successeurs semblent incapables.
Le peuple algérien a su, jusqu’à maintenant, éviter de tomber dans les pièges à la provocation qui sont la spécialité du monde de la sécurité : Kabyles contre gens de l’ouest, Arabes contre Berbères, tous contre les mozabites – minorité de rite ibadite qui vit à Ghardaïa aux portes du Sahara. La mort, après 50 jours de grève de la faim, du militant des droits de l’homme mozabite, le docteur Kamel Eddine Fekhar, entachera a jamais l’honneur de ceux qui l’ont laissé mourir. Le général Ahmed Gaïd Salah a servi Bouteflika pendant quinze ans pour ensuite liquider son mentor, faire arrêter et mettre en prison des dizaines d’entrepreneurs et de ministres « corrompus », dont le propre frère de l’ancien président et la secrétaire du Parti des Travailleurs (d’obédience trotskiste) Louisa Hanoune, hors de toute procédure judiciaire normale. Pourtant, depuis sa nomination en 2004, il a été complice de cet océan de corruption que sont l’Affaire Khalifa, l’affaire Orascom et d’une fuite massive de capitaux vers l’étranger. Jeter ces hiérarques en pâture à l’opinion publique est fort bien, mais cela ne servirait à rien si cela ne débouchait pas sur des élections propres et un état de droit. Si l’État profond refuse tout changement, les espoirs d’aujourd’hui se mueront en cauchemars. Le peuple algérien mérite mieux. L’organisation des Jeux Méditerranéens à Oran en 2020 illustre bien cette soif immense de dialogue avec l’Autre qui court dans les veines de la société civile algérienne.
La hiérarchie militaire s’est enfermée jusqu’à maintenant, dans une lecture étroite de la constitution qui n’offre aucune solution à la crise à laquelle est confronté le pays. L’Algérie n’a en réalité aucune Loi fondamentale, mais des textes de régime, chaque président ayant transformé ce texte à son avantage. Fatma Oussedik rappelle que « le peuple précède la constitution, ce n’est pas la constitution qui fait la nation. » Le haut commandement a nommé un gouvernement, un premier ministre et un président intérimaires, tous anciens hommes de paille de Bouteflika, incolores, inodores, sans saveur et sans autorité. Le peuple, à juste titre, se méfie beaucoup de la capacité de ces hommes, de leur volonté à assurer une transition démocratique. Mouloud Hamrouche, certains anciens hauts cadres et des membres respectés de la société civile (avocats, médecins, professeurs) offriraient, s’ils étaient invités à former un gouvernement, des garanties de rigueur, de compétence et d’honnêteté qui bénéficierait sans doute du soutien de la population. Si Ahmed Gaid Salah s’y refuse, il plongera l’Algérie dans une crise économique et morale profonde. Certains n’ont pas oublié que, parmi les premières décisions prises par l’ancien premier ministre en automne 1989, fut d’accorder la liberté à la presse et de lui assurer les moyens de son indépendance, de supprimer les antennes dont disposait la Sécurité Militaire dans chaque entreprise et d’accorder un statut autonome à la Banque d’Algérie. M. Hamrouche avait bien compris qu’une banque centrale autonome et entre de bonnes mains était l’une des clés de la réussite de réformes économiques qui visaient à libéraliser la gestion de l’économie.
Le général est confronté à un dilemme qui sans doute dépasse sa modeste personne. Le rôle historique de garant de la stabilité et de l’intégrité du pays que joue une institution qui compte plus de 150 000 personnes, recrutées dans toutes les régions et toutes les classes sociales du pays, n’est contestée par personne en Algérie. Issue de l’Armée de Libération Nationale qui fut le fer de lance de la lutte contre l’ancien colonisateur, l’Armée Nationale Populaire a une légitimité institutionnelle et historique qu’aucun Algérien ne lui conteste. Ses chefs ont confisqués le pouvoir après l’indépendance, suite au coup d’état de l’état-major contre le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, à Tripoli en 1962. En 2019, le peuple réclame sa part de légitimité, sa part de pouvoir et sa part de respect.
Conclusion
Excuse-moi d’exister, excuse mes sentiments
Soolking feat. Ouled El Bahdja, La Liberté
Rends moi ma liberté, je te le demande gentiment
Si les officiers supérieurs refusent de reconnaître ce que la grande majorité des Algériens leur demandent de faire et utilisent, in fine, la violence, ils provoqueront une crise dont les effets auront un impact domestique et régional, notamment en France. Mettront-ils des dizaines de milliers d’Algériens en prison à l’instar du chef d’État égyptien ou opteront-ils pour le modèle des armées des grandes démocraties ? Ce dont la majorité de la population – ainsi que de nombreux officiers – est persuadée, c’est que pour assurer la sécurité de frontières qui côtoient de nombreux pays à la dérive, pour éviter les ingérences de pays étrangers, notamment moyen-orientaux, qui contemplent avec horreur une éventuelle évolution démocratique de l’Algérie, l’armée devra partager sa légitimité avec celle du peuple. L’Arabie Saoudite a appuyé sans hésiter l’imam Abdelfattah Hamadache qui, en 2014 a condamné à mort, par une fatwa, l’une des plumes les plus libres de l’Algérie contemporaine, celle de l’écrivain Kamel Daoud. L’horreur qu’inspire à ce pays un peuple qui demande sa liberté est on ne peut plus claire.
Compte tenu des relations complexes qu’elle entretient avec l’Algérie depuis plus de deux siècles, il n’est guère surprenant que la France officielle se drape dans le mutisme. Que fera Paris si le vent de liberté qui souffle sur l’Algérie s’éteint, si les protestations sont réprimées dans le sang ? Dans ce cas de figure, il serait catastrophique pour sa future influence en Méditerranée, en Europe et en Afrique, que la France se range du côté de ceux qui, à Alger, s’arc-bouteraient dans un refus d’accorder le statut de citoyen à leur peuple. Quelle seraient les conséquences d’une éventuelle décision française de se ranger, par peur de l’incertitude qu’engendrerait toute expérience démocratique en Algérie, du côté du maintien de la dictature ? Si au contraire l’armée et le peuple trouvent un compromis et jettent les bases d’une vaste rénovation de la maison Algérie, la porte sera ouverte à la rénovation d’un Processus de Barcelone qui, lancé en 1995 n’a jamais tenu ses promesses.