Le 18 décembre 2018, alors que des dizaines de milliers de gilets jaunes défilaient à travers la France, un groupe de manifestants s’est rassemblé au Berlaymont, le complexe en forme d’étoile du centre de Bruxelles qui abrite la Commission européenne. L’organisation étudiante d’extrême droite flamande Schild & Vrienden (Bouclier & Amis) s’était organisée pour protester contre la participation du gouvernement belge au Pacte mondial des Nations Unies sur la migration, alors en train d’être ratifié lors d’une conférence au Maroc. Se qualifiant de « Marche contre Marrakech », le rassemblement a attiré plus de cinq mille personnes, qui se sont rassemblées autour du bâtiment de la Commission. Les journalistes ont été pourchassés aux cris de « rats gauchistes », tandis que des dizaines de participants ont été blessés et 90 personnes arrêtées quand les manifestants ont tenté d’entrer par effraction dans le Berlaymont. Le fait que l’extrême droite belge ait choisi de s’opposer à un accord de l’ONU sur l’immigration en assiégeant le siège de la bureaucratie européenne était une décision révélatrice : la révolte identitaire en cours contre le mondialisme à tendance à regrouper les forces transnationales auxquelles elle s’oppose.

Lorsque j’ai grandi à Bruxelles dans les années 1990, l’Union semblait une cible improbable pour un tel ressentiment. Mes parents néerlandais, qui travaillaient dans le domaine du droit du travail et du journalisme, s’étaient installés à Tervuren, une ville tranquille en périphérie de la capitale belge. Tous les matins, j’attendais en face d’un palais néoclassique construit un siècle plus tôt par le roi Léopold II pour prendre un tram jaune-bleu en direction du centre de Bruxelles, où j’allais dans une école primaire à deux pas du Berlaymont. L’Union européenne venait tout juste de voir le jour et, bien que quelques habitants de la ville, natifs ou nés à l’étranger, croyaient vivre la fin de l’histoire, il y avait aussi peu d’animosité ouverte. Certains « migrants » sont arrivés des nouveaux États membres aisés de l’Union – la Suède, la Finlande et l’Autriche, qui ont adhéré à l’Union en 1995 – mais les réfugiés bosniaques et algériens fuyant la guerre civile dans leurs pays d’origine l’ont fait aussi, sans rencontrer d’opposition organisée. Peu de petites nations européennes, y compris les Belges, une population de dix millions d’habitants répartis en trois langues et dans sept parlements, pensaient que l’intégration serait facile. Mais ils étaient confiants dans leur propre capacité à surmonter les problèmes inévitables, à improviser alors qu’ils se dirigeaient vers un avenir sans nuage.

L’ouverture des possibles des années 1990 est très éloignée de la situation actuelle de l’Europe. Le krach économique de 2008 a marqué un tournant dans la politique européenne. En menant une réaction jamais vue à l’encontre des réfugiés, les gouvernements de Londres, Rome, Budapest et Varsovie ont déclaré que leur souveraineté nationale était menacée par une bureaucratie européenne despotique. Seul le centre néolibéral reste attaché au marché commun existant. Mais de nombreux partis assimilent de plus en plus l’adhésion à l’Union à une soumission délibérée aux diktats d’un monstre bruxellois irresponsable.

Dans sa volonté de contrer la tyrannie du marché, la gauche nationaliste a mal interprété la nature du projet néolibéral dans la politique européenne. Le néolibéralisme européen contemporain n’est pas orchestré par un seul État-nation puissant, avec le reste du bloc comme marionnettes, ni par une clique transnationale de mondialistes.

Nicholas Mulder

Pour les nationalistes, l’Union européenne est une construction mondialiste par excellence. L’extrême droite s’en prend à la Commission européenne pour avoir forcé les populations autochtones à accepter un grand nombre de réfugiés africains et moyen-orientaux. Ils affirment que l’Europe s’est étendue trop vite et est devenue trop envahissante, profitant aux « resquilleurs » du Sud tout en ne protégeant pas la fortune des épargnants disciplinés des pays « excédentaires » du Nord. Ces revendications ont une traction politique, mais peu de fondement en fait. À bien des égards, ils surestiment la générosité des institutions européennes. L’absorption de réfugiés en Europe, déjà bien en deçà de son pic temporaire de 2015, reste malheureusement faible compte tenu de sa capacité économique et institutionnelle. Les contribuables et les banques du Nord ont récolté d’importantes richesses et des gains de bilan considérables grâce aux aides accordées aux débiteurs méditerranéens. Et la Banque centrale européenne (BCE), qui a contraint l’accès aux capitaux des Grecs au plus fort de la crise, est conservatrice même selon les normes de la Réserve fédérale américaine, elle-même peu soupçonnable d’être un foyer de radicalisme.

Alors que la plupart des accusations de la droite portées contre l’Union sont difficiles à prendre au sérieux, la gauche a produit des critiques convaincantes et sophistiquées de cette organisation. Le scepticisme de gauche à l’égard du projet d’intégration remonte aux débuts de la Communauté économique européenne, mais était généralement un courant minoritaire ; la crise économique de la zone euro et les tentatives actuelles de la Grande-Bretagne de s’éloigner de l’Union ont ranimé cette tradition, certains préconisant une sortie à gauche, ou « Lexit. » Le Lexit met en valeur un clivage entre les différentes critiques de gauche de l’Union : les diagnostics variés de son déficit démocratique et des préjugés néolibéraux suggèrent à leur tour des voies différentes vers une Europe plus progressiste et démocratique.

Il existe aujourd’hui deux grandes variétés d’anti-européisme de gauche. La première ligne de critique attaque l’Union en tant que technocratie irresponsable qui s’oppose constitutionnellement à la démocratie. Selon cette interprétation, les eurocrates non élus à la Commission européenne menacent la souveraineté nationale dans la mesure où ils appliquent les règles, les lois et les règlements budgétaires sans avoir à rendre de comptes. Une accusation, connexe mais distincte, est que l’Union est terrible pour la démocratie nationale parce qu’elle est un véhicule pour la puissance allemande. Sur ce point, soit les technocrates ne feraient que suivre les ordres des Allemands, soit les Allemands seraient responsables d’avoir depuis longtemps truqué les règles de l’Union en faveur du pays le plus grand et le plus puissant du continent.

Ces analyses de gauche pointent un véritable problème : les contraintes des politiques économiques actuelles de l’Union et de la zone euro, qui ont aggravé et prolongé la crise du continent. Pourtant, dans sa volonté de contrer la tyrannie du marché, la gauche nationaliste a mal interprété la nature du projet néolibéral dans la politique européenne. Le néolibéralisme européen contemporain n’est pas orchestré par un seul État-nation puissant, avec le reste du bloc comme marionnettes, ni par une clique transnationale de mondialistes. Ce à quoi la gauche est aujourd’hui confrontée est enracinée dans les transformations internes que plusieurs États membres ont subies dans les années 1980 et 1990, après quoi une multitude de puissantes élites nationales ont coopéré pour remodeler les institutions européennes dans leur intérêt.

Alors que le néolibéralisme allemand, appelé « ordolibéralisme », a souvent été désigné comme le responsable de la rigueur monétaire et fiscale, le virage de l’Union vers la discipline de marché n’aurait jamais réussi sans la contribution active des cinq autres États membres fondateurs. Les hommes politiques français, italiens, néerlandais, belges et luxembourgeois ont autant contribué à faire de l’Union un ensemble de démocraties « conformes au marché » que leurs homologues allemands. Depuis lors, un cercle croissant de gouvernements nationaux, en dehors des six principaux, se sont appropriés le consensus politique néolibéral.

La véritable source du néolibéralisme en Europe n’est ni la technocratie ni l’hégémonie allemande, mais un problème spécifique au continent : l’intergouvernementalisme.

Nicholas Mulder

Cela signifie que la véritable source du néolibéralisme en Europe n’est ni la technocratie ni l’hégémonie allemande, mais un problème spécifique au continent : l’intergouvernementalisme. Par conséquent, les nationalistes de gauche des formations comme le Parti travailliste britannique, la France Insoumise et Die Linke, en Allemagne, ont la bonne intuition quant à la manière dont une politique progressiste peut surmonter le néolibéralisme – au niveau national – mais leur flirt avec la sortie de l’Union est la mauvaise stratégie pour atteindre cet objectif. Pour résoudre les problèmes intergouvernementaux, les gauches nationales doivent unir leurs forces au niveau européen. Alors que les électeurs de toute l’Union se préparent à élire un nouveau Parlement européen le mois prochain, la question qui se pose à la gauche européenne est de savoir si elle peut trouver le terrain d’entente nécessaire pour contrer la discipline néolibérale à travers et au-delà de l’État-nation.

Les débats autour du caractère néolibéral de l’Union sont aussi, à un certain niveau, des débats sur l’histoire et sur l’identité. Une première réponse européenne au choc de 2008 a été de rendre l’idéologie anglo-américaine du libre marché coupable d’avoir contaminé un continent traditionnellement social-démocrate. Cet alibi a toujours été fragile à un niveau purement matériel : comme Adam Tooze l’a rappelé, le secteur bancaire européen, qui avait atteint une taille démesurée, a joué un rôle clé dans la crise financière mondiale. L’impression d’innocence européenne n’est pas plus soutenable dans le domaine idéologique ; des chercheurs comme Quinn Slobodian ont retrouvé les origines en Europe centrale de nombreux penseurs néolibéraux importants des dernières décennies. Certains historiens du néolibéralisme ont pensé en termes de « route du Mont Pèlerin », la ville suisse où le réseau le plus influent d’économistes et de juristes partisans du Laisser-faire est né en 1947. D’un point de vue analytique, cet argument présuppose un modèle d’influence qui part d’un seul centre : les idées favorables au marché peuvent avoir été adaptées aux contextes locaux, mais elles proviennent essentiellement d’une seule matrice.

Mais il y a une différence entre le point d’origine concentré des idées néolibérales et les succès diffus du néolibéralisme comme programme électoral et politique. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest était un cas particulier en ce sens qu’elle n’a jamais adhéré au type de politique économique fortement interventionniste qui caractérisait la croissance d’après-guerre ailleurs. Pour cette raison, le pays joue un rôle majeur dans la plupart des récits sur la manière dont l’Union est devenue néolibérale, la réunification de l’Allemagne étant un tournant décisif. Les critiques de gauche à l’égard de l’Union européenne raisonnent souvent à l’envers : si les traités de la zone euro et du budget de l’Union ont profité de manière disproportionnée à l’Allemagne, alors ces institutions devaient être des idées allemandes au départ. Dans cette logique, la monnaie commune et la structure de la discipline budgétaire sont considérées comme des instruments du pouvoir allemand sur le continent. Cela signifie que le fait de reconquérir la souveraineté nationale en quittant l’euro ou l’Union permettrait à des États membres comme la France, l’Italie et l’Espagne de revenir à leur penchant naturel pour des régimes de protection sociale étatiques fortement dépensiers. Wolfgang Streeck, l’intellectuel nationaliste de gauche le plus connu, a soutenu que les pays du sud de l’Europe étaient structurellement inaptes à s’intégrer dans une union monétaire avec l’Allemagne parce que leur modèle social reposait sur une dette publique croissante et une inflation modérée. De manière plus générale, nombreux s’accordent à penser que Bonn, puis Berlin, ont contraint ces pays à prendre la camisole de force anti-inflationniste de la Banque centrale européenne (BCE), elle-même présentée par ses critiques comme étant essentiellement une copie de l’orthodoxe Bundesbank.

Les trajectoires politiques des cinq pays non allemands de la Communauté économique européenne dans les années 80 et au début des années 90 présentent un tableau différent. Les élites de ces pays ont poursuivi leurs propres plans, avec des raisons qui leurs étaient propres. François Mitterrand, élu président de la République en 1981 dans l’espoir d’une transformation socialiste, a tenté la mise en place d’une économie de gauche pendant moins de deux ans avant de capituler avec son fameux « tournant de la rigueur » en mars 1983, après quoi il est devenu le plus fervent fossoyeur du domaine public de l’histoire française. Le programme de libéralisation de Mitterrand a été mené par un groupe de membres influents du Parti socialiste, qui a finalement mené une campagne mondiale pour abolir les contrôles des capitaux : Jacques Delors, d’abord ministre des Finances de Mitterrand, puis président de la Commission européenne, Michel Camdessus, gouverneur de la Banque de France et président du FMI de 1987 à 2000, et Henri Chavranski, responsable des mouvements de capitaux à l’OCDE. Loin d’être victimes de l’hégémonie allemande, ces décideurs politiques essayaient consciemment de transformer leur économie politique pour s’adapter au nouveau monde créé par la fin des taux de change fixes et le début de la financiarisation mondiale. Ils voulaient des États plus maigres et plus efficaces, capables de préserver les avancées sociales dans un environnement international beaucoup plus difficile.

Les Pays-Bas ont connu une transformation nationale similaire, en tenant compte de la concurrence mondiale, lorsque le démocrate-chrétien Ruud Lubbers (1982-1994) a contraint les syndicats de son pays à conclure un nouveau pacte visant à maîtriser la croissance des salaires. Cela a permis aux Néerlandais de suivre une trajectoire de croissance tirée par les exportations et les politiques de monnaie forte de l’Allemagne, mais cela n’a en aucun cas été fait sur l’ordre des Allemands. Au sud, l’Italie a temporairement dépassé la Grande-Bretagne en termes de PIB en 1987 pour devenir la quatrième plus grande économie du monde – le sorpasso ou « dépassement » – mais les gains inégaux de cette croissance ont été encore limités par une énorme expansion de la dette publique. Après l’implosion du système politique italien d’après-guerre en 1992, Silvio Berlusconi et ses successeurs ont commencé à mettre en place une politique assumée de privatisation et déréglementation. Une politique budgétaire similaire en Belgique sous la direction du premier ministre Wilfried Martens (1981-1992), qui a réduit les impôts et presque doublé la dette publique, a préparé le terrain pour que ses successeurs réduisent les acquis sociaux.

Pourtant, c’est peut-être le duché du Luxembourg, le plus petit des six états fondateurs, qui illustre le mieux la conversion des élites nationales européennes au néolibéralisme. Dans ce territoire vallonné de moins de 400 000 habitants, l’économie sidérurgique luxembourgeoise a soutenu un État-providence chrétien-démocrate pendant une grande partie de l’après-guerre. La position interstitielle du duché et sa politique de consensus en ont également fait une source sûre de présidents pour la Commission européenne : le Premier ministre Pierre Werner a proposé dès 1970 une monnaie commune pour garantir l’indépendance face à l’hégémonie américaine. Mais à mesure que les idées néolibérales ont balayé les capitales européennes dans les années 1980, le sens de la poursuite de l’intégration économique et financière a changé. Sous le premier ministre Jacques Santer (1984-1995), le duché a approfondi une réinvention antérieure comme un paradis fiscal mondial pour les entreprises et comme un sanctuaire pour les fonds monétaires du monde entier. Le programme de Santer a été continué par son bras droit, l’affable et effacé avocat Jean-Claude Juncker.

En près de soixante-dix ans depuis le début de l’intégration économique européenne, les Luxembourgeois n’ont jamais faibli dans leur soutien au projet européen. Ce qu’ils ont compris très tôt, c’est sa nature essentiellement intergouvernementale. En définitive, les institutions européennes ne ressemblent pas au Reich allemand – une fédération déséquilibrée autrefois dominée par la Prusse – mais plutôt au Saint Empire romain, une machine idiosyncrasique et extraordinairement solide qui excellait dans la protection des plus petits États. Loin de créer une mêlée générale sans frontières dominée par les grands pays, la Communauté économique européenne a permis des politiques sociales, industrielles et agraires qui ont renforcé la souveraineté des nations européennes (un fait démontré dans l’étude inégalée de l’historien Alan Milward sur l’intégration européenne, The European Rescue of the Nation-State).

Les institutions européennes ne ressemblent pas au Reich allemand – une fédération déséquilibrée autrefois dominée par la Prusse – mais plutôt au Saint Empire romain, une machine idiosyncrasique et extraordinairement solide qui excellait dans la protection des plus petits États.

Nicholas Mulder

Lors de la création de l’Union européenne en 1993, les évolutions néolibérales internes de son noyau dur ont donné à cette dernière un caractère plus disciplinaire que sa prédécesseure. Les deux institutions les plus importantes de la nouvelle Union étaient le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) et la Banque centrale européenne. Le PSC était un traité intergouvernemental qui exprimait le désir des élites nationales des six pays du noyau dur de transformer leurs propres pays en démocraties « conformes au marché », capables de faire preuve de résilience et de compétitivité en toute indépendance ; il limitait donc les déficits budgétaires annuels à 3 % du PIB et la dette publique totale à 60 % du PIB. La force de ces restrictions s’est toutefois révélée beaucoup plus limitée qu’on ne l’avait d’abord imaginé : Paris et Berlin ont tous deux enfreint les lignes directrices du traité, à la fois en matière de dette et de déficit, dès la première décennie de son existence. Il n’y avait pas de mécanisme de sanctions efficace contre les délinquants budgétaires, de sorte que le PSC n’est s’est pas révélé plus solide que la volonté des gouvernements nationaux de s’y conformer. Normalement, le marché obligataire international aurait fourni une autre forme de discipline contre la croissance irraisonnée des dépenses publiques ; les investisseurs refusent habituellement de financer des budgets déséquilibrés. Mais l’effet disciplinaire du marché obligataire a été étouffé par un énorme boom mondial du crédit sans précédent dans l’histoire du capitalisme et qui a commencé au début des années 2000. À la veille de la crise, la Grèce ne bénéficiait que de coûts d’emprunt légèrement supérieurs à ceux de l’Allemagne.

La BCE a également fonctionné comme une plate-forme de collaboration plutôt que comme un dictateur monétaire. Pendant la première décennie de son existence, elle n’a pas eu à empêcher ses membres de commettre des indiscrétions inflationnistes, car les banquiers centraux nationaux représentés à son conseil d’administration l’avaient déjà fait dans leur propre pays pendant des années. Le premier président de la Banque, le social-démocrate néerlandais Wim Duisenberg, avait été l’avocat de la poursuite d’un florin fort dans les années 1970 et 1980 comme seule garantie du succès néerlandais dans l’économie mondiale – une conviction qu’il présentait plus tard comme un modèle à suivre pour les autres États membres.

Le virage institutionnel de l’Europe dans les années 1980 et 1990 vers le néolibéralisme n’a donc pas seulement été motivé par des idées mondialistes et les pressions extérieures, mais aussi par la primauté de la politique intérieure. Dans un processus chaotique et contingent se déroulant indépendamment dans différents pays, l’ancien contrat entre le capital et le travail, hérité de l’après-guerre, a été remplacé par un nouveau consensus entre les groupes d’entreprises, les décideurs politiques et les politiciens de centre-gauche et de centre-droit. Plutôt qu’une Allemagne hégémonique, ce sont de petits pays comme les Pays-Bas et le Luxembourg, ainsi que les pays nordiques entrés en 1995, en particulier la Finlande, qui ont joué un rôle crucial dans l’expansion de la logique de marché sur le continent. C’est sur les nouveaux États membres plutôt que sur ses anciens membres d’Europe occidentale, méridionale et centrale que le Pacte de stabilité et de croissance a imposé une véritable discipline. Suivre les conditions du PSC est devenu le test décisif pour entrer dans la zone monétaire commune de la zone euro après 1999. C’est la raison pour laquelle les États qui sont devenus membres de la zone euro après 2002 ont acquis un rôle dominant, mais pas tout-puissant, au sein de l’Union européenne : leurs élites pensaient qu’elles avaient réussi à se transformer en économies ayant une place dans la compétition mondiale des nations. L’adhésion à l’euro leur a permis l’accès à d’énormes flux de capitaux internationaux, ce qui a assoupli la rigueur des limites de dépenses imposés par le PSC et de la politique monétaire commune.

Les mêmes compétences qui avaient aidé les élites des petits pays à construire un consensus au niveau national étaient désormais appliquées afin de charmer et cajoler les nouveaux venus pour qu’ils se conforment. En 2004, lorsque huit anciens pays communistes d’Europe centrale et orientale ainsi que Malte et Chypre ont rejoint l’Union, l’ensemble des mesures conformes au marché était prêt à être immédiatement adopté par les néophytes. Désireuses de rompre avec les vestiges du socialisme d’État, les élites postcommunistes de Sofia à Tallinn et de Bratislava à Bucarest ont été, à juste titre, enthousiasmées par leur intégration à l’Union dans les années 2000. L’adhésion à l’Union n’a pas seulement répandu les forces du marché, mais aussi des centaines de milliards d’euros de fonds structurels et régionaux et l’accès à la masse croissante des crédits bancaires occidentaux. La combinaison des prêts bancaires, des investissements en capital et des envois de fonds des travailleurs migrants d’Europe occidentale promettait une croissance rapide après des résultats mixtes et médiocres dans les années 1990. Si cette voie vers la prospérité exigeait d’importants changements internes, elle n’était pas imposée d’en haut ; de nombreux gouvernements des nouveaux États membres l’ont suivie avec enthousiasme, comme les États de la CEE, qui s’étaient lancés dans cette voie dans les années 1980.

La première étape d’une politique européenne progressiste consiste à reconnaître que le consensus néolibéral existe dans chaque État membre de l’Union et qu’il doit donc être combattu au niveau national.

Nicholas Mulder

La transformation néolibérale de l’Europe a atteint son apogée avec le Traité de Lisbonne en 2009, dont la préface définissait l’Union européenne comme une « économie sociale de marché » – le slogan ordolibéral original développé dans la RFA des années 1940, dans lequel le rôle économique de l’Etat était celui d’un arbitre et non d’acteur. La mesure de cette victoire de la conformité au marché a été le nombre de gouvernements sociaux-démocrates qui ont mis en œuvre ces réformes – le SPD de Gerhard Schröder en Allemagne, le PS de Lionel Jospin en France, les coalitions de L’Ulivo de Romano Prodi en Italie, le New Labour de Blair et Brown en Grande-Bretagne – et l’avidité avec laquelle ils l’ont fait. Les multiples voies politiques qui mènent au Traité de Lisbonne, un processus de convergence autoguidée qui s’étend sur plusieurs décennies, sont très différentes de la seule « route du Mont Pèlerin » conçue comme la diffusion centralisée du fondamentalisme de marché. La première étape d’une politique européenne progressiste consiste à reconnaître que ce consensus néolibéral existe dans chaque État membre de l’Union et qu’il doit donc être combattu au niveau national.

En même temps, il est indéniable que les dispositions du PSC et de son successeur sous hormones de 2011, le Pacte fiscal, règnent toujours en maîtres en Europe. D’où vient l’impulsion économique conservatrice dans la position économique de l’Union ? Une grande partie provient du Conseil de l’Union européenne. Cet organe intergouvernemental est, comme l’a décrit Perry Anderson en 1996, « une quasi-législature de sessions ministérielles, à l’abri de tout contrôle national, fonctionnant comme une sorte de chambre haute » et il est aussi puissant et conservateur que le Sénat américain. Ce que même Anderson ne pouvait prévoir, c’est que la gestion de l’euro créerait une citadelle intérieure au sein de ce Sénat. Créé en 1998, l’Eurogroupe réunit les dix-neuf ministres des Finances des pays de la zone euro. Il ne s’agit pas d’une institution européenne officielle, et son existence juridique repose sur un seul article du Traité de Lisbonne, qui stipule qu’il doit se réunir « de manière informelle. » Grâce à son immense pouvoir incontrôlé, l’Eurogroupe représente le principal obstacle à la lutte de la gauche européenne contre l’austérité.

Ce n’est pas une bureaucratie supranationale, mais un accord intergouvernemental sur l’austérité et contre une restructuration plus généreuse de la dette qui a forcé Syriza à se conformer.

Nicholas Mulder

La force disciplinaire de l’Eurogroupe s’est pleinement manifestée lors de son affrontement avec le gouvernement grec de gauche de Syriza en 2015. Ce qui a finalement brisé la résistance grecque à l’austérité, c’est le pouvoir réuni de dix-huit ministres des finances démocratiquement élus, y compris venant d’autres pays profondément touchés par la crise, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, l’Italie et Chypre, qui ont attaqué le dix-neuvième. Leurs ministres des Finances étaient issus de coalitions de centre-droit en faveur du marché et avaient soumis leurs propres pays à des coupes budgétaires draconiennes au cours des années précédentes. Ils étaient donc déterminés à ne pas laisser Athènes se tirer d’affaire. Ce n’est pas une bureaucratie supranationale, mais un accord intergouvernemental sur l’austérité et contre une restructuration plus généreuse de la dette qui a forcé Syriza à se conformer. Le résultat, dans les pays d’origine de ces ministres ainsi qu’en Grèce, a été un gigantesque bain de sang social et économique.

L’Eurogroupe n’est pas soumis à un contrôle démocratique externe. Mais ses membres sont des ministres issus de gouvernements nationaux démocratiquement élus. La prise de décision sur les budgets européens n’est donc pas tant déficiente démocratiquement que déséquilibrée sur le plan démocratique : elle permet à des coalitions de gouvernements nationaux d’imposer des budgets conservateurs au reste de la zone monétaire (et à l’Union dans son ensemble en raison des retombées économiques). En théorie, un Parlement européen doté de ses propres partis politiques pourrait constituer une puissante force contre le consensus disciplinaire de l’Eurogroupe. Cependant, le Parlement européen actuel est dominé par des constellations de partenaires contradictoires et peu maniables. Les héritages de la démocratie chrétienne et du centrisme d’après-guerre prédominent, si bien que jusqu’en mars 2019, Angela Merkel et Viktor Orbán partageaient le même parti, tandis que les progressistes étaient dispersés dans les blocs de partis de gauche – verts de gauche, sociaux-démocrates, verts et libéraux. Une assemblée aussi fragmentée ne peut résister à l’énorme pouvoir des organes intergouvernementaux de l’Union, qui restent dominés par les chefs de gouvernement nationaux, qui décident en dernier recours du sort des politiques européennes.

Emmanuel Macron a tenté d’obtenir le soutien de Merkel pour étendre les institutions de la zone euro, proposant un budget autonome pour la zone euro et même un parlement. Pourtant, ces efforts de réforme sont actuellement bloqués non pas par un seul pays hégémonique ou une bureaucratie hors de contrôle, mais par un groupe de petits pays, les Pays-Bas, le Danemark, la Suède, la Finlande, les trois États baltes et l’Irlande, qui se nomment officiellement la Nouvelle Ligue hanséatique. À l’instar de la Vieille Ligue hanséatique, dans laquelle les prospères villes marchandes de la mer du Nord et de la Baltique se sont unies pour protéger leurs richesses des impôts du Saint Empire romain, les petites démocraties d’Europe du Nord ont tenu tête aux grands États membres – à la différence importante qu’elles ne sont menacées par aucune force extérieure, à l’exception des traités budgétaires qu’elles ont elles-mêmes écrits.

L’histoire de la façon dont l’Europe est venue remplacer les politiques de soutien par des politiques de discipline à l’échelle continentale explique la profondeur de la crise actuelle. Mais cela n’explique pas pourquoi un large renouveau de la gauche ou même du centre-gauche ne s’est pas matérialisé. Au lieu de cela, les gouvernements européens ont redoublé d’austérité et de nationalisme.

Partout sur le continent, le soutien traditionnel de la classe ouvrière aux partis de centre-gauche s’est pratiquement évaporé au cours des trois dernières décennies – un phénomène connu sous le nom de « Pasokisation », d’après le sort du parti social-démocrate grec PASOK, dont le rôle dans l’exacerbation du boom financier grec a érodé sa base politique après 2009. En Grande-Bretagne, le Labour a été défait sèchement lors des élections de 2010 et 2015 avant sa réorientation sous la direction de Jeremy Corbyn. Mais c’est en 2017 que les électeurs ont vraiment puni les partis sociaux-démocrates pasokisés de l’ancien noyau dur de l’Europe. Lors des élections législatives néerlandaises de mars, le parti travailliste (qui abrite Jeroen Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe qui écrasa Syriza) a subi une défaite sans précédent en 70 ans d’histoire. La victoire au centre de Macron aux élections présidentielles françaises en mai a cannibalisé les votes et le personnel du Parti socialiste, moribond. En septembre, personne n’a été très surpris lorsque le SPD allemand a enregistré ses pires résultats électoraux depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Tandis que la gauche parlementaire se désintègre, la combinaison de la crise économique et de l’anxiété de la droite face à la vague de migration de 2015 a produit une reconfiguration nationaliste du néolibéralisme, ce que le géographe économique Reijer Hendrikse a justement appelé le « néo-illibéralisme. » Bien qu’ils aient des points de vue différents sur les institutions européennes et internationales et sur les migrations, tous les partis européens de centre-droit sont devenus plus nationalistes. L’exemple le plus flagrant et le plus connu de cette tendance est Viktor Orbán et son parti Fidesz. Depuis ses origines en tant que formation libérale dans les années 1990, Orbán et le Fidesz se sont transformés en un parti nationaliste chauvin qui permet à ses alliés de s’enrichir de manière oligarchique tout en réécrivant la constitution hongroise pour renier le rôle du pays dans l’Holocauste et en plaçant les réfugiés du Moyen Orient dans des camps de concentration.

Un processus plus large de « Fideszisation » a affecté les démocraties à travers le continent. Les gouvernements libéraux et conservateurs de centre-droite qui dépendent de l’extrême droite dans leur coalition ont été les plus vulnérables. Le Danemark et l’Autriche se trouvent dans cette situation. En 2016, le gouvernement danois a été le pionnier d’une loi qui prive les demandeurs d’asile de leurs biens de valeur, y compris leurs bijoux ; cette politique a rapidement été adoptée par le chancelier autrichien de 32 ans, Sebastian Kurz, un croisé de la fermeture des frontières qui règne avec le FPÖ, néo-fasciste. Pendant ce temps, à Rome, la Lega de Matteo Salvini est passée d’un petit parti séparatiste pro-entreprise à une puissante formation nationaliste italienne de plus en plus populaire pour son traitement brutal des réfugiés et son conflit ouvert avec Bruxelles.

Même dans les partis plus ostensiblement respectables, la tendance est similaire. Le premier ministre néerlandais Mark Rutte s’est positionné comme un négociateur éclairé sur la question de l’immigration. Mais sa récente dénonciation des « élites des grandes villes qui dégustent du vin blanc » suggère qu’il joue lui aussi le jeu d’Orbán et de Kurz. Rutte a ouvertement tenté d’imposer des quotas d’immigration aux pays d’Europe de l’Est. Mais une telle coordination européenne n’est internationaliste qu’en apparence ; les quotas permettent à Rutte d’apaiser l’extrême droite néerlandaise en pleine croissance en acceptant moins de migrants aux Pays-Bas. En 2017, il a fait campagne, en reprenant le langue nixonienne, au nom d’une « majorité silencieuse » qui veut que les étrangers « agissent normalement ou partent. » Pendant ce temps, le gouvernement néerlandais a empêché les tentatives de la Commission européenne de remettre en cause le rôle de paradis fiscal des Pays-Bas pour des entreprises multinationales. Pourtant, l’effet global a été de céder le contrôle discursif de la politique néerlandaise à l’extrême droite, dont la nouvelle incarnation, le Forum pour la démocratie (FvD), est devenu le plus grand parti national aux dernières élections provinciales. En Allemagne, l’émergence de l’ultra-nationaliste Alternative pour l’Allemagne (AfD) en tant que troisième parti au Bundestag a mis fin à l’hégémonie politique de la CDU de Merkel, l’obligeant à se déplacer vers la droite en matière d’immigration et limitant sa marge de manœuvre dans les futures initiatives européennes.

Le tournant nationaliste du centre-droit européen combine une ouverture accrue à la mobilité des capitaux et des réformes en faveur des entreprises avec une répression contre les immigrants et les populations non autochtones. La Fideszisation est une stratégie d’équilibre. Capable de défendre le statu quo quand c’est possible et prête à flirter avec le radicalisme d’extrême droite quand c’est nécessaire, la droite est positionnée pour séduire à la fois les électeurs prudents et les électeurs en colère. Cela lui a donné une domination naturelle dans les pays où la gauche a été divisée entre des partis de centre-gauche Pasokisés vaincus et une extrême gauche eurosceptique.

La Fideszisation est une stratégie d’équilibre. Capable de défendre le statu quo quand c’est possible et prête à flirter avec le radicalisme d’extrême droite quand c’est nécessaire, la droite est positionnée pour séduire à la fois les électeurs prudents et les électeurs en colère.

Nicholas Mulder

Une réelle politique de gauche progressiste, à la fois anti-néolibérale et pro-européenne, est presque absente dans ce paysage. Le gambit de Yanis Varoufakis qui visait à combiner l’appartenance à la zone euro avec une économie expansionniste et un allégement de la dette au printemps 2015 s’est soldé par un échec. L’ancien ministre grec des Finances a poursuivi sa lutte contre le néolibéralisme au niveau paneuropéen par la création d’une nouvelle « internationale progressiste », le Mouvement pour la démocratie en Europe 2025 (DiEM25). Sous la bannière d’un New Deal vert mondial, DiEM25 a fait cause commune avec l’aile progressiste du Parti démocratique américain sous la direction d’Elizabeth Warren, Bernie Sanders, et Alexandria Ocasio-Cortez. Le programme du mouvement est intelligent, mais il est douteux qu’il puisse bénéficier d’un large soutien populaire dans toute l’Europe. La gauche radicale dans des pays comme la Grande-Bretagne et la France souffre du problème inverse : elle a une dynamique électorale, mais est profondément divisée sur la question de savoir si elle veut faire partie ou non du projet européen. Dans ces conditions, les perspectives d’un européanisme de gauche sont incertaines.

Pourtant, il y a une exception importante. Si le nom de Lisbonne évoque le triomphe du modèle néolibéral en Europe, il peut aussi préfigurer une sortie possible des griffes de ce modèle. Depuis novembre 2015, le Portugal est le seul État membre de la zone euro et de l’Union à avoir réussi à combiner des politiques économiques et sociales de gauche avec une reprise matérielle tout en restant attaché aux institutions européennes. L’expérience progressiste portugaise menée sous la direction de l’ancien maire de Lisbonne, le Premier ministre socialiste António Costa, illustre une voie possible pour la gauche européenne : s’emparer du pouvoir lors des élections nationales et réduire les coupes budgétaires et les privatisations, stimulant ainsi la croissance et réduisant la dette.

Ce succès national de la gauche n’a pas été écrasé par l’Eurogroupe en raison d’un mélange de chance et de compétence. Tout a commencé par une « gaffe » majeure du président de l’organe, le ministre néerlandais des finances Jeroen Dijsselbloem. En mars 2017, Dijsselbloem a déclaré au Frankfurter Allgemeine Zeitung que, s’il croyait en la solidarité, les économies touchées par la crise « ont aussi des obligations. On ne peut pas dépenser tout l’argent en boissons et en femmes et ensuite demander de l’aide. » Cette remarque intolérante a illustré comment la discipline budgétaire de la zone euro a été vendue aux électeurs du Nord : sur la base de stéréotypes culturels grossiers et comme un remède aux habitudes dépensières méditerranéennes. Cette remarque a suscité une vague d’indignation dans les pays du Sud, ce qui a rendu difficile la poursuite du mandat de Dijsselbloem. Quatre candidats, tous originaires de petits États membres, se sont présentés pour le remplacer, et le vainqueur s’est avéré être le seul Sudiste qui s’est présenté aux élections, le ministre portugais des Finances, Mário Centeno. Économiste formé à Harvard et ancien universitaire, M. Centeno était considéré par nombre de ses collègues du Nord comme un fauteur de troubles potentiel lorsqu’il a pris ses fonctions à l’automne 2015. Mais la reprise du Portugal a parlé d’elle-même, et, lorsqu’il est devenu président de l’Eurogroupe en janvier 2018, Centeno n’a pas seulement été son premier président venant de l’extérieur du groupe originel des 6 pays de la CEE, mais également le premier à représenter un gouvernement socialiste anti-austérité dans l’histoire de l’euro.

Le Portugal a bénéficié de la patience de la Banque centrale européenne. En tant que seule institution européenne totalement indépendante des gouvernements nationaux, la BCE continue d’avoir le potentiel de bouleverser les priorités politiques des conservateurs monétaires et budgétaires. Depuis 2012, le président de la BCE, Mario Draghi, a utilisé son autonomie pour mener des politiques d’assouplissement monétaire, mettant en colère les gouvernements conservateurs, de La Haye à Helsinki, en passant par Berlin. Comme l’ont écrit Danilo Scholz et Adam Tooze dans le périodique allemand Merkur, une banque centrale engagée dans l’expansion économique pourrait fournir aux progressistes du continent la marge de manœuvre politique dont ils ont tant besoin. Leur proposition s’inspire des résultats de la mise en place d’institutions technocratiques dans les années 1990. Une stratégie politique encore plus immédiatement utile pourrait être ce que la coalition de gauche portugaise a fait : utiliser les victoires électorales nationales pour entrer dans les institutions européennes, en suivant les traces des premiers révolutionnaires néolibéraux des années 1980. À partir de là, la gauche sera mieux à même de construire des coalitions de partis transcontinentaux pour ouvrir et renégocier les traités budgétaires de l’Union.

Il y a de la place pour une coopération entre nationalistes de gauche et internationalistes progressistes. Les objectifs européistes peuvent être atteints par des moyens nationaux. Pourtant, l’inauguration d’une nouvelle étape progressiste dans le projet européen ne réussira que si les partis de gauche reconnaissent l’Europe comme le champ du pouvoir à contester. Les partis nationaux de gauche devraient se concentrer sur les inégalités économiques au lieu de suivre la droite dans les inquiétudes concernant l’immigration. Les internationalistes progressistes peuvent les aider en reliant les efforts égalitaires nationaux aux institutions européennes et en renforçant les pouvoirs réglementaires dont dispose Bruxelles en matière de droit antitrust, de droits de l’homme, de protection de l’environnement et des données, de développement régional et de surveillance bancaire. Ceux qui sont sceptiques à l’égard d’une telle coopération devraient se pencher sur la manière dont le processus d’intégration européenne après la Seconde Guerre mondiale a renforcé plutôt que sapé l’appartenance nationale. Ce n’est que par ces moyens que l’Union européenne peut offrir quelque chose de prometteur à une région qui, autrement, risque de devenir un marécage de l’histoire mondiale au XXIe siècle : un petit peu de démocratie sociale dans un seul continent.

Crédits
Cet article est la traduction d'un papier publié à l'origine dans la revue en ligne N+1.