Pékin est déterminée à jouer un rôle plus actif sur la scène internationale. Lors de son discours en 2015 aux Nations Unies, Xi Jinping a exprimé la volonté de la Chine de créer « une maison pour l’ensemble de l’humanité », en soulignant le terme d’« une communauté de destin. » La révision de la Constitution en 2018 a attribué à ce terme la valeur de « principe directeur » de la politique extérieure. Dans ce contexte, nul doute que la Chine, ainsi que ses grandes entreprises publiques et privées, deviendront plus actives sur le plan commercial et économique. La croissance accélérée de l’investissement extérieur aura lieu. Plus d’activités économiques, plus de malentendus, de désaccords, et de contentieux. Chaque contentieux étant naturellement appelé à se voir proposer une solution, ladite solution entre dans un mécanisme, soit national soit international, accepté par les parties engagées. Zhu Mingzhe s’intéresse ici à l’applicabilité du droit international devant la justice chinoise et aux Tribunaux internationaux commerciaux créés récemment par la Cour populaire suprême de Chine.

L’évolution de la prise en compte du droit international en Chine

Si la diplomatie active chinoise provoque l’inquiétude, ce n’est pas seulement parce que l’initiative des Routes de la soie rappelle le souvenir du Plan Marshall. C’est aussi car la Chine n’a pas, jusqu’alors, eut la réputation de respecter les règles en matière de droit international. Son refus de reconnaître la sentence arbitrale relative à la Chine méridionale, rendue par la Cour permanente d’arbitrage de La Haye en juillet 2016 (CPA, République des Philippines c/ République populaire de Chine, 12 juillet 2016) en faveur de la République des Philippines a donné un exemple récent de sa défiance vis-à-vis de cette branche du droit.1) Or, celui qui ne respecte pas les règles partagées peut-il être le bon architecte de la maison commune ?

Depuis la politique de réforme et d’ouverture de la fin des années 1970, la Chine a adhéré ou signé un nombre croissant de conventions internationales. Auparavant, elle avait déjà ratifié en 1956 les Conventions de Genève de 1949 – tout en émettant des réserves sur certains articles – et adhéré à plusieurs conventions d’ordre économique et commercial à l’image de la Convention internationale pour le transport des marchandises par chemin de fer (1953), la Convention sur l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (1958), ou encore le Protocole modifiant la Convention sur l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international (1975).

Le décès de Mao en 1976 puis l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping a initié la libéralisation et l’ouverture économique de la Chine. En particulier, le pays a accordé une grande importance à la protection de la propriété intellectuelle2. La Chine a entre autres adhéré à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle en 1980 – une institution des Nations Unies. Puis, entre 1984 et 1993, elle adhère successivement à la Convention de Paris sur la propriété industrielle, au Protocole relatif à l’Arrangement de Madrid sur l’enregistrement international des marques de commerce, puis au Traité de coopération en matière de brevets. Chaque adhésion s’accompagne de la promulgation d’une loi nationale correspondante, afin que la protection juridique de la propriété intellectuelle soit assurée à l’intérieur comme à l’extérieur. De nombreux autres domaines sont bien sûr concernés par ce mouvement d’adhésion chinois aux conventions internationales : le secteur douanier, celui des sentences arbitrales étrangères et du règlement des conflits ou encore les droits de l’enfant. La Chine a adhéré au Traité de non prolifération des armes nucléaires en 1992 – la même année que la France – et a rejoint l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001. L’adoption de ces conventions internationales répond à des intérêts et des objectifs majeurs, économiques comme diplomatiques. Cet aspect est renforcé par la sélectivité dont fait preuve le pays dans son adhésion, tant en termes de secteurs qu’au sein même des textes – avec parfois l’émission de réserves vis-à-vis de certains articles. L’esprit utilitariste dans lequel s’insère la Chine vis-à-vis du droit international contraste avec celui traditionnellement attribuée aux pays européens.

Plus récemment, et dès 2015, un changement d’attitude du gouvernement chinois se dessine à l’égard des normes internationales. En octobre 2014, le 4e Plénum du Comité central du 18e Congrès du Parti communiste chinois a placé le principe d’État de droit comme une priorité, appelant ainsi la Chine à jouer un rôle prépondérant dans l’élaboration des normes internationales. Dès lors, la conformité au droit international devient une préoccupation prégnante lors de la rédaction d’un projet de loi. De plus, les chambres spécialisées sur les dossiers du commerce international sont progressivement habituées à s’appuyer sur les instruments internationaux – sans que ces considérations soient totalement absentes avant 2015.

Un débat sur l’applicabilité des conventions internationales

En même temps, l’applicabilité de conventions internationales demeure en Chine un épineux sujet de débat. Sur le plan du droit écrit, il est indéniable que le droit chinois prévoit l’incorporation automatique des engagements conventionnels de l’État chinois dans son système juridique interne. L’article 67 de la Constitution habilite le Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire à voter et modifier des lois, ainsi qu’à ratifier et dénoncer des traités. L’article 62 réserve cependant à l’Assemblée nationale populaire le pouvoir de voter « les lois fondamentales relatives aux affaires civiles et pénales ou aux organes étatiques. » En s’appuyant sur ces articles, la doctrine conclut que les engagements conventionnels de la Chine existent dans l’ordre interne par le seul jeu de l’article 67, indépendamment d’une quelconque loi de transposition – faisant ainsi de la Chine un système moniste – sauf dans les domaines où l’article 62 réserve le pouvoir législatif à l’Assemblée nationale populaire. Aussi, l’article 142(2) des principes généraux de droit civil de 1987 – ces derniers constituant une loi – pose la supériorité des instruments internationaux sur le droit interne dans le cas d’une relation privée transnationale.

Instruments internationaux inutilisés : lacunes des juges chinois ?

Pourtant, dans un contentieux qui ne présente aucun élément étranger, les instruments internationaux demeurent peu invoqués. En 2018, une Cour intermédiaire de Chongqing affirme que la Convention relative aux droits de l’enfant « étant un traité international, elle ne peut être applicable dans l’ordre juridique interne de notre pays que si elle y est introduite formellement. »3. Cette méconnaissance de la disposition constitutionnelle relève en partie de l’ignorance du droit international chez la majorité des juges chinois. D’une manière générale, un grand nombre de juges n’avaient jusqu’ici pas suivi de véritable formation en droit. Cette situation évolue progressivement et la professionnalisation des juges se développe depuis quelques décennies. Depuis 2002, un concours commun aux professions de juge, procureur, notaire et avocat a été établi et est nécessaire pour être habilité à exercer des fonctions judiciaires. Un grand nombre de chinois part également étudier dans des universités étrangères.

Mais la méconnaissance du droit international est aussi issue, au moins partiellement, de l’habitude de ne dépendre que de ce que la Cour populaire suprême ordonne explicitement. Si la Cour populaire suprême n’a pas, dans un décret en 2014, inclus les traités comme un des documents qu’un jugement peut citer, elle a désigné cependant certains domaines exceptionnels où la valeur du droit international est supérieure à celle du droit interne, y compris, par exemple, le droit de propriété intellectuelle. C’est pourquoi les conventions régissant la propriété intellectuelle font partie des traités les plus invoqués par le tribunal chinois.

La Cour populaire suprême, vecteur du changement ?

C’est grâce à cette même habitude d’obéir à l’organe judiciaire supérieur, que l’on peut estimer que les tribunaux chinois prennent plus au sérieux les traités aujourd’hui. La Cour populaire suprême s’attelle à la réalisation d’une diplomatie plus active. En conséquence, elle a publié en 2017 des cas directeurs relatifs aux Nouvelles routes de la soie (涉“一带一路”建设典型案例). Ces derniers rapportent notamment une décision de 2015 dans laquelle elle s’est appuyée sur la Convention de Vienne sur le droit des traités et la Convention de 1992 sur la responsabilité civile des propriétaires de navires au titre des dommages de pollution par les hydrocarbures. Selon le Vice-président de la quatrième chambre de la Cour populaire suprême, l’application directe de ces conventions par la justice nationale est cruciale pour « garantir juridiquement le succès de l’Initiative de la Ceinture et de la Route. »4 En outre, au cours d’une conférence au sein de l’École nationale de la magistrature à Bordeaux en 2018, Ma Xinmin, directeur adjoint du Département des traités et du droit du Ministère des affaires étrangères, a de son côté souligné l’ouverture de la justice chinoise au droit international. Témoins de ces évolutions, nous ne pouvons que conclure que l’ouverture des juges chinois aux traités internationaux résultera de la détermination d’une politique étrangère engageante.

Au mois de juin, deux tribunaux spéciaux sur les commerces internationaux ont été établis par la Cour populaire suprême à Shenzhen et à Xi’an. Cela s’inscrit dans une dynamique internationale : des cours similaires, spécialisées sur les affaires commerciales internationales qui dépendent de règles plus ou moins flexibles et réputées plus adaptées aux besoins économiques, sont créées dès 2006 à Dubaï, à Singapour, au Kazakhstan, à Abu-Dhabi et en Inde. Cette année, une Chambre internationale bilingue est même née au sein de la Cour d’appel de Paris. Ces tribunaux, fondés dans un système national mais destinés aux contentieux des commerces transnationaux, offrent une alternative au mécanisme traditionnel de résolution des différents dominé par différentes voies d’arbitrage.

La Chine et ses grandes entreprises étatiques étant pendant longtemps sceptiques à l’arbitrage, la création de cours spéciales sur son initiative démontre sa conscience de la concurrence des mécanismes nationaux, également sa volonté de ne pas perdre la voix dans ce concert.

Dans les Provisions concernant l’établissement des cours commerciales internationales, la Cour populaire suprême assure la grande flexibilité procédurale de ces nouvelles cours. Elles sont compétentes sur les contentieux de première instance de nature très variée. Une interprétation élargie de l’article 2 des Provisions suggère même qu’elles peuvent examiner un dossier avec un élément transnational très trivial. Ce qui est en revanche peu clair, c’est leur compétence sur les affaires qui n’ont pas de lien substantiel avec un élément chinois.

Une ouverture et de vieux habitus encore solides

Afin de rendre la procédure plus accessible aux investisseurs et partenaires étrangers, les débats et les décisions rendues par les cours commerciales chinoises seront bilingues (sino-anglais). La Cour populaire suprême a en outre sélectionné un comité mixte composé d’experts juridiques chinois et étrangers, pouvant être choisis par les parties afin d’échanger avant leurs procès. Face à cela, la Cour populaire suprême a promis de collaborer avec les institutions de médiation internationale ou d’arbitrage international pour transformer les cours spéciales en un instrument qui offre toutes les possibilités de solutions juridiques5. La participation des experts et institutions internationaux implique l’applicabilité du droit international. Les juges de ces tribunaux sont aussi les premiers juristes chinois autorisés à exprimer leurs opinions concurrentes, ou dissenting, tout comme leurs homologues américains.

Malgré ces nombreux éléments novateurs, le futur des tribunaux fondés en juin demeure incertain. Ledit mécanisme de « multi-solutions d’un contentieux par un arrêt » (一站式纠纷解决机制) ne peut être réalisable que par le soutien des institutions existantes de médiation et d’arbitrage internationales. L’hésitation de la Chine à se présenter devant eux apparaît comme un obstacle à franchir.

L’ouverture aux règles internationales est un autre aspect de ces tribunaux, qui ne se retrouve pas nécessairement au sein d’autres cours de la justice chinoise. Nous pouvons espérer que la pratique de ces tribunaux fera évoluer, au fur et à mesure, l’habitus des juges chinois en matière de citation des instruments internationaux.

Mais encore actuellement, la justice chinoise a beaucoup à apprendre de l’expérience des autres tribunaux expérimentaux. En réalité, cette grande puissance qui rêve de maîtriser la « maison commune pour l’humanité » doit d’abord apprendre à maîtriser les règles partagées qui composent le droit international. Et cette mission demeure impossible si les juges continuent de fermer les yeux devant les conventions internationales.

Sources
  1. Voir par exemple : https://thediplomat.com/2016/07/the-south-china-sea-ruling-chinas-international-law-dilemma/
  2. Un important décalage a longtemps persisté entre l’adhésion juridique de principe aux normes de protection de la propriété intellectuelle, et la mise en vigueur concrète. Ces dernières années, la Chine est devenue très rigoureuse sur ce principe de protection de la propriété intellectuelle car désormais, les entreprises chinoises sont elles aussi concernées et vulnérables, et non plus seulement les entreprises étrangères. De nombreux abus, vols de technologies subsistent, mais le domaine est en constante évolution.
  3. Cinquième Cour intermédiaire populaire de Chongqing, 24 avril 2018, [中华人民共和国重庆市第五中级人民法院(2018)渝05民终2067号]
  4. Cf. conférence de presse du 15 mai 2017.
  5. Ces possibilités de solutions juridiques peuvent être la médiation internationale, l’arbitrage, le jugement judiciaire… Une cour ne rendant habituellement qu’une décision judiciaire. C’est ainsi cette possibilité de collaborer avec d’autres institutions qui présente une nouveauté.