Bruxelles. Dans les conditions atmosphériques normales, le gaz naturel, qui n’est que du méthane, est à l’état gazeux. Le transporter n’est donc pas tâche aisée, contrairement au pétrole qui, liquide, peut facilement remplir les soutes d’un cargo et être transporté à n’importe quel endroit de la planète. Les marchés gaziers se sont donc historiquement développés à proximité des champs d’exploitation, depuis lesquels un gazoduc pouvait être tiré pour livrer du gaz. Mais les gazoducs sont des structures rigides, nécessitant des investissements coûteux ainsi qu’une certaine proximité géographique : cela crée des intrications géopolitiques entre les pays par lesquels le gaz transite pour des dizaines d’années. En 2018, l’Union a consommé environ 250 millions de tonnes de gaz naturel, dont environ 40 % provenait de Russie1.

Le transport par cargo est néanmoins possible, mais cela nécessite de préalablement liquéfier le gaz naturel. La liquéfaction permet de diviser par 600 son volume et d’en faire un liquide livrable n’importe où sur le globe, à condition qu’il y ait une station de regazéification à l’arrivée. Or, son coût a souvent été (et est encore) une limite. Il faut en effet abaisser significativement la température du gaz pour le liquéfier et maintenir une température adéquate durant l’intégralité du transport, louer les cargos et payer le carburant nécessaire pour le trajet, pouvant être particulièrement long, avant de regazéifier enfin le GNL.

Face aux tensions commerciales entre l’Union et les États-Unis, le GNL est néanmoins apparu, lors de la rencontre entre Jean-Claude Juncker et Donald Trump en 2018, être un élément de médiation utile pour permettre aux États-Unis d’augmenter ses exportations vers l’Union2. En effet, le boom récent des hydrocarbures de schiste a permis aux États-Unis de devenir un exportateur net de gaz3. En outre, les tensions récurrentes entre l’Union et la Russie poussent la Commission à trouver de nouveaux moyens de se détacher de sa dépendance au gaz russe. Ainsi, des terminaux de regazéification continuent de se développer en Europe sous ces considérations géopolitiques, comme le prouve le récent terminal polonais Lech Kaczyński qui porte le nom de l’ancien président décédé dans un accident d’avion que certains attribuent à la Russie.

Mais, une fois ces considérations géopolitiques dépassées, viennent les considérations d’ordre économique rendant les premières moins évidentes. Car le coût actuel du gaz en provenance de Russie est en moyenne en-deçà du GNL américain, essentiellement pour des raisons de transport. Ce paradoxe est déjà à l’origine de tensions entre États souhaitant un gaz compétitif pour leur industrie et ceux dont la priorité est d’écarter au maximum la Russie, tensions qui se manifestent aujourd’hui au grand jour avec les controverses autour du Nord Stream 2. Soulignons aussi que le développement de routes alternatives pour l’approvisionnement gazier de l’Europe, à travers la Turquie par exemple, va limiter les revenus fiscaux issus du transit gazier des pays actuellement traversés par des gazoducs russes (l’Ukraine en premier lieu).

D’autres points de tensions contractuels ont été soulevés par les importateurs européens lors de ce premier forum, notamment à propos du partage du risque de volume et du risque de marché4. Le risque de volume émerge quand les volumes vendus sont insuffisants pour permettre à l’exportateur possédant les infrastructures de recouvrer ses coûts fixes. Soit il absorbe ce risque, soit il demande à l’importateur de signer une clause de « Take-or-Pay » l’obligeant à acheter un volume contractuel fixe minimum de gaz durant une durée précisée, afin d’éviter de payer de lourdes pénalités.

Le risque de marché, quant à lui, provient de la volatilité des prix de marché qui peut empêcher l’investisseur de récupérer ses coûts. Or, le gaz exporté par les États-Unis vers l’Europe est indexé sur la référence américaine Henry Hub, différente de la référence européenne TTF. Les importateurs de gaz américain payant aujourd’hui le prix Henry Hub plus les coûts de transport et de liquéfaction/regazéification (coût total) ne sont donc pas certains de le revendre à un prix au moins égal sur les places européennes indexées TTF. Or, ces dernières années, le coût total du GNL américain était supérieur au prix TTF5. Dans les contrats actuels, ce sont les importateurs qui absorbent ces deux risques : ils s’engagent à acheter un volume minimal à un coût total pouvant être supérieur au prix auquel se vend le gaz en Europe.

Ainsi, malgré les déclarations officielles conjointes de l’Union et des États-Unis, l’intensification des importations de gaz naturel en provenance de ces derniers n’est pas chose évidente. Elle doit néanmoins être considérée sous l’angle géopolitique, car, au-delà des coûts, elle assure à l’Union une forme de diversification de ses imports de gaz naturel6, dans un contexte où sa production domestique en Europe du Nord va poursuivre son inexorable déclin.

GEG | Cartographie pour Le Grand Continent

Perspectives :

  • La mise en service du Nord Stream 2 fin 2019 qui devrait augmenter la capacité de livraison de gaz russe vers l’Europe à hauteur de 55 bcm et permettrait d’après Gazprom de faire baisser d’environ 13 % le prix du gaz en Europe.
  • Néanmoins, la compagnie est toujours en attente de clarifications sur la manière dont va s’appliquer la récente révision de la directive européenne sur le  gaz obligeant la séparation patrimoniale entre les activités de fourniture de gaz et de gestion d’infrastructure de transport pour les gazoducs en provenance de pays tiers à l’Union.