Tripoli. Le 23 avril, Khalifa Haftar a annoncé pour le lendemain, le 24, la proclamation d’une journée pour la commémoration du génocide du peuple arménien en 19151. Cette démarche est importante pour comprendre la relation entre les acteurs libyens et Ankara, ouvertement déployée contre le gouvernement de Cyrénaïque. Pour la Turquie, en effet, la Libye représente un espace dans lequel le vide du pouvoir pourrait être comblé par une pénétration plus pressante de l’appareil politico-militaire. Erdogan aspire à devenir un médiateur possible dans le processus de reconstruction de l`État, mais son opposition au général Haftar et à l’avancée de ce dernier vers Tripoli a compliqué ses plans2. Appréhender la guerre civile libyenne suppose en effet de comprendre à la fois les dynamiques internes et l’influence des acteurs extérieurs, comme les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, dont le rôle dans l’avancée de Haftar n’est pas clair.

Le rôle de la Turquie à l’égard de la Libye a commencé avec la politique expansionniste de l’Empire ottoman au XVIe siècle. Pour la Sublime Porte, la région libyenne avait une double valeur : centre de commerce maritime (Tripolitanie) et lien avec les mondes soudanais et sahariens (Cyrénaïque)3. La domination italienne qui a suivi à partir de 1912 avait quelque chose en commun avec ce passé ottoman : la centralité de la Tripolitanie. L’actualité internationale a partiellement confirmé cette tendance, même si l’Italie est plus impliquée dans le soutien au gouvernement d’Al-Sarraj et à la ligne de l’ONU.

Le soutien actuel d’Ankara à Tripoli semble s’intégrer dans une stratégie d’endiguement des objectifs des acteurs du Golfe Persique, surtout des Émirats Arabes Unis et de l’Arabie Saoudite, qui sont parmi les principaux soutiens du général Haftar, parce qu’ils voient dans l’axe Turquie-Qatar un point critique de leur propre sécurité. La Turquie a participé à la Conférence de Palerme de novembre 2018, représentée par le vice-président Oktay, qui aurait quitté la table très irrité avant la fin de la conférence, probablement en raison de l’obstructionnisme de certains autres participants4. Palerme a ainsi représenté un tournant pour la Turquie en Libye.

En mars, Al-Sarraj s’était rendu à Ankara pour rencontrer le président turc, obtenant ainsi un soutien dans le processus de médiation. Outre l’affrontement avec l’axe Riyad-Abou Dhabi, un rôle de médiateur de la Turquie en Libye aurait une valeur significative pour la politique étrangère d’Erdogan. Une pénétration plus pressante en Libye permettrait de reconnecter les objectifs turcs aux contextes de guerre sahéliens et au bassin du lac Tchad, favorisant une influence turque plus importante vers le Soudan et, en outre, vers la Corne de l’Afrique. Ce dernier scénario représente le point le plus important pour la politique africaine d’Ankara, étant donné qu’une base militaire aérienne turque se trouve à Jazira, dans la zone côtière de Mogadiscio. Cette interconnexion stratégique entre la Somalie et la Libye a une grande valeur sécuritaire, permettant une pénétration décisive vers l’Afrique centrale et la côte swahilie, reconstituant une sorte de “partage de l’Afrique” ottoman. La Turquie peut ainsi jeter les bases pour une diversification de sa présence et de son potentiel, dans un arc de crises qui va de la Syrie au Yémen.

Perspectives :

  • L’un des dossiers les plus importants à l’heure actuelle est la course aux armements, qui implique une relation solide avec la Russie. Dans le contexte libyen, cependant, les deux diplomaties soutiennent des acteurs différents. La présence russe en Libye reste une dynamique potentielle, mais les relations avec Ankara pourraient être importantes pour limiter ou endiguer l’avancée du général Haftar.
Sources
  1. The Libya Observer, Tweet du 23 avril 2019.
  2. PC head holds talks with Erdogan upon arrival in Turkey, The Libya Observer, 21 mars 2019.
  3. MINAWI Mostafa, The Ottoman Scramble for Africa, Stanford University Press, 2016.
  4. ROSA Alessandro, Les quelques succés et les trop nombreuses inconnues de la Conférence de Palerme, Le Grand Continent, 18 novembre 2018.