L’incendie de Notre-Dame nous a soudainement frappé, comme une catastrophe. Nous croyions la Cathédrale composée de pierres solides et non de structures de bois fragiles, susceptibles d’être brûlées, à la façon de scènes de Cinecittà. Nous croyions Notre-Dame prête à défier les siècles. Ce n’était malheureusement pas le cas.
Il faut maintenant la reconstruire. D’abord parce qu’il faut restaurer ce symbole qu’est Notre-Dame. Symbole de l’exception urbanistique européenne, de cette capacité multiséculaire de l’Europe à créer de l’urbanité, ce mélange de bien-vivre, d’aménité et de diversité qui forme l’ADN de la ville européenne… Dans un monde de métropoles en concurrence, c’est ce qui distingue la ville européenne. Reconstruire Notre-Dame doit être conçu comme un manifeste de cette exception européenne. À cet égard, le projet compte autant que l’objet final que nous allons reconstruire ; il s’agit de mettre en scène le processus de reconstruction comme manifestation de la capacité unique à construire de l’urbanité que possède l’Europe alors qu’un monde de villes se construit à l’échelle de la planète. Comme le réseau des villes rebelles pensé par Toni Negri, (Barcelone, Naples, Dublin), cette forme de contre-pouvoirs qui représentent la base d’un nouveau pouvoir démocratique, en modifiant en profondeur les méthodes des gouvernement à l’échelle municipale, à travers une forte participation politique des citoyens 1. Il faut la reconstruire aussi car cette expérience de la reconstruction marque une occasion unique de reposer sous un jour nouveau la question de l’identité européenne, en dépassant les postures nationalistes ou globalistes. Notre-Dame peut nous permettre de faire la pédagogie de ce Heimat 2 qui définit si bien pourquoi nous nous sentons Européens. Bruno Latour entend par là une Europe comme métaphysique, anthropologie, espace commun, comme culture commune 3. Pour le sociologue, le concept de « Heimat » n’a rien qui oblige à l’identité ou qui exigerait des liens du sang : c’est plutôt un « opérateur qui permet de saisir à nouveau, existentiellement, pour soi ou pour les autres, ce que veut dire appartenir à un lieu concret ». Notre-Dame est bien ce lieu concret, dont la possibilité de la disparition nous a littéralement effrayés pendant quelques dizaines de minutes ce lundi 15 avril 2019. Elle est l’archétype de ces lieux-liens qui nous rendent concret, palpable le sentiment d’être en Europe et pas ailleurs.
Enfin, toutes les tragédies, même les pires, réservent d’heureuses surprises. À cet égard, la reconstruction est aussi un moyen dynamique de favoriser de nouvelles formes de collaborations novatrices dans les domaines de l’architecture, des matériaux, de l’urbanisme, du design, des données, de l’histoire et de la participation des citoyens.
Alors, reconstruire Notre-Dame, oui, mais comment ?
Le Campanile de San Marco de Venise et l’origine du « tel quel »
Instinctivement vient à l’esprit, pour la reconstruction de la cathédrale, le ‘dov’era e come era’, expression inventée à la suite de l’effondrement du campanile de San Marco le lundi 14 juillet 1902 :
La fenditura sul fianco del colosso si apre spaventosamente : lo specchio che fronteggia la Basilica si piega squarciandosi e mentre la folla lancia un urlo prolungato e si diffonde un cupo rumore di rovine e di schianti, l’enorme pinnacolo della cella campanaria dondola con due o tre lenti movimenti da destra a sinistra e da sinistra a destra, torcendo gli archi che lo reggono e spezzandoli : il colosso si accascia su se stesso e cede, cede insaccandosi. La terra traballa, si eleva una gigantesca nube di polvere e in essa si inabissa l’angelo d’oro… 4.
— Alvise Zorzi, Venezia Scomparsa, pag. 157, Mondadori 2001
Le soir-même, le conseil municipal, réuni d’urgence, vota en faveur de sa reconstruction. Le maire de la Sérenissime, lors du discours prononcé à l’occasion de la pose de la première pierre, répéta à plusieurs reprises la phrase célèbre, qui deviendra la devise de cette reconstruction : « Com’era, dov’era » (« Comme c’était, là où c’était »). Le campanile fut inauguré le 25 avril 1912, à l’occasion de la fête de saint Marc, exactement 1 000 ans après la fondation de l’édifice original.
Plus récemment, après le tremblement de terre de 2012 dans la région d’Emilie-Romagne, l’archistar de l’architecture Renzo Piano a évoqué le « dov’era e com’era » outrepassant les réactionnaires, qui avaient rarement été aussi loin. Si le « dov’era » était un choix incontestable, le « com’era » était une idée discutable.
L’Hôtel de Ville de Paris : les limites du style « à l’ancienne »
Il paraît étrange qu’un designer qui est intervenu tout au long de sa carrière sur des tissus existants ait pu défendre une telle absurdité. Piano, en bon communiquant, avait parfaitement conscience du pouvoir des images. Elles servaient, dans ce cadre, à rassurer l’interlocuteur, à le convaincre que le designer faisait le bon choix, alimentant néanmoins la chaîne des malentendus : créer l’illusion de pouvoir remonter le fil du temps au travers d’une reconstruction fidèle d’un objet perdu relève du paradoxe, au même titre que l’achat en ligne d’une récente imitation d’une chaise du Corbusier. Il faut, dans certaines circonstances, savoir renverser l’existant tout en le questionnant. Renvoyé de l’Académie à l’époque de la conception et de l’édification du centre Pompidou – qui n’est ni « comme c’était, là où c’était », ni l’oeuvre d’un architetto condotto 5 ‒, Piano est devenu par la suite, également grâce au succès de cette communication persuasive, emblématique.
Chaque intervention de restauration est, par définition, anachronique. Il s’agit objectivement d’une falsification, d’une relecture personnelle et politique. Seuls les naïfs croient possible de retourner à une époque passée. Restaurer Notre-Dame « telle quelle » ? Restaurons alors les Capétiens, revenons à l’enchâtellement ! A quelques encablures de la cathédrale, l’Hôtel de Ville est là pour le rappeler : méfions-nous des restaurations « à l’ancienne. »
Comme tant d’autres bâtiments restaurés au XIXe siècle, l’Hôtel de Ville, telle une coulisse de théâtre, n’a plus de saveur d’époque, ramené à une époque inexistante dans un style néo renaissance fictif par les architectes Édouard Deperthes et Théodore Ballu (temporairement nommé au conseil des bâtiments civils et inspecteur général des édifices diocésains après la démission à ce poste d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc). Bienvenue en Uchronie… Loin de la caricature qui en est souvent faite, Viollet-le-Duc n’a d’ailleurs pas été un simple copiste, il a aussi proposé pour des cathédrales gothiques des solutions intéressantes, utilisant des piliers et des contreforts en fer selon des technologies modernes de l’époque, tout en respectant le concept de nervures gothiques.
Scarpa et les succès du « tel quel »
Le « tel quel » n’a pas produit que des échecs. Au XXe siècle, certains architectes, dont notamment Carlo Scarpa, ont restauré des bâtiments historiques d’une manière louable. Les restaurations du Palazzo Abatellis à Palerme en 1953, du Museo civico di Castelvecchio à Vérone en 1956 puis, l’année suivante, de la Quadreria du Museo Correr à Venise sont, à ce propos, exemplaires de sa façon de concevoir l’édifice comme un organisme unitaire sur lequel intervenir, sans solution de continuité entre le processus de restauration de l’édifice et la scénographie muséale.
Possiamo dire che l’architettura che noi vorremmo essere poesia dovrebbe chiamarsi armonia, come un bellissimo viso di donna. Ci sono forme che esprimono qualche cosa. L’architettura è un linguaggio molto difficile da comprendere, è misterioso, a differenza delle altre arti, della musica in particolare, più direttamente comprensibili… Il valore di un’opera consiste nella sua espressione : quando una cosa è espressa bene, il suo valore diviene molto alto. 6
— Carlo Scarpa, 1976
Après le maître, tous les « scarpiani » ont poussé à l’extrême l’interprétation de son message, comme le firent les hégéliens ou les marxistes dérivés.
Le « tel quel » permet d’éviter la question majeure de la reconstruction, celle qui consiste à savoir ce que nous souhaitons effacer et ce dont nous souhaitons nous souvenir, disant par là-même ce que nous sommes ici et maintenant. Histoire, mémoire et identité : l’on voit ressurgir le triptyque classique, dont l’un des avatars modernes les plus emblématiques en matière d’architecture et d’urbanisme est la reconstruction de Berlin après la chute du Mur. Quel est le Berlin de référence ? Quelles traces garder du passé, comment parler du futur sans renier l’histoire ? Pour faire écho à un concept en vogue en matière urbaine, c’est la question de la résilience qui sous-tend ce débat. Après le choc, qu’est-ce que je choisis de sacrifier ou au contraire de garder ? Et comment je prépare le prochain choc…
De fait, nous savons aujourd’hui que Notre-Dame est, comme notre civilisation, mortelle : l’incendie du 15 avril 2019 réinsère l’édifice dans le temps qui passe, après plus de cent cinquante ans d’une immortalité illusoire insufflée par Victor Hugo. Au passage, notons l’impressionnant rôle prescripteur de Hugo en matière de cathédrales lorsqu’à rebours de Notre-Dame, qu’il sacralise pour la seconde fois avec son roman, il exécute promptement la cathédrale Sainte-Croix d’Orléans dans son Voyage vers le Rhin. « On dirait cette odieuse église d’Orléans qui de loin promet tant et de près déçoit toutes ses promesses. » La cathédrale Sainte-Croix sera d’ailleurs doublement exécutée quand, quelques décennies plus tard, Marcel Proust la qualifie de cathédrale la « plus laide de France » dans La Recherche. À cet égard, les appels à la reconstruction à l’identique ne doivent rien au hasard, Sainte-Croix d’Orléans, détruite pendant les guerres de religion, étant considérée dans l’imaginaire collectif comme l’archétype de la cathédrale hybride, défigurée par d’incessantes et permanentes interventions au long des siècles.
Cette question de l’identité et de l’histoire fut ainsi clairement assumée lors de la rénovation du Palais du Quirinal : le choix chromatique fut réalisé en harmonie avec le goût et l’esthétique de l’époque : le rouge, couleur symbolique de l’histoire de l’unification de l’Italie et protagoniste incontestable des événements régionaux cruciaux caractérisant le XIXe et le XXe siècles, fut remplacé par le bleu et le gris visant à conférer au Palais un aspect similaire aux édifices de la fin du XVIème et du XVIIe siècle.
Selon l’historien de l’art Philippe Daverio, parmi toutes les expressions artistiques, l’architecture est celle qui endosse la plus forte implication politique. En effet, par définition, l’architecture ne s’adresse jamais à elle-même. À partir de la tombe, chaque produit architectural est destiné à un public tiers. Comme l’affirmait Walter Gropius : l’architecture ne peut faire abstraction des aspects sociaux et psychologiques. Geste public, elle ne peut être égoïste.
La discussion sur comment intervenir sur le corps de Notre-Dame, après les tragiques événements, doit répondre à un double questionnement. D’abord, que voulons-nous reconstruire concrètement ? Ensuite, dans quel objectif ? La réponse est à chercher dans la ou les valeurs que nous souhaitons attribuer à la cathédrale : une valeur technique et archéologique ? Religieuse ? Une valeur d’usage, déterminée par le nombre annuel de visites touristiques ? Ou encore une valeur commerciale ? Autant de valeurs dont il n’est pas certain, tant s’en faut, qu’elles soient compatibles, voire qu’elles ne soient pas nettement antinomiques. La réponse qui sera donnée, au travers notamment des travaux de reconstruction, va qualifier la valeure emblématique et ontologique du monument. Pour un édifice tel que Notre-Dame, au-delà du choix esthétique et stylistique, il conviendra de prêter attention à préserver le signifié bien avant le signifiant. Le gothique vise par essence à une ascension vers le haut qui fait allusion à la spiritualité et à l’élévation. Même 850 ans après, dans une France qui a largement perdu les clés de lecture du monument, cette ambition reste indépassable, le risque étant sinon de sauver le contenant au détriment du contenu.
Tout ne doit pas être restauré
Dans le débat de longue date sur ce qui peut être modifié et ce qui doit être préservé, sur la façon dont les chantiers doivent être menés, et sur les procédures à mettre en œuvre, nous pouvons partir de ce constat : tous les objets et tous les édifices architecturaux ne méritent pas d’être restaurés, selon les théories de Cesare Brandi (Cesare Brandi, Théorie de la restauration, Allia, 2011). Par exemple, la différence entre un monument et une peinture réside dans le fait que dans le premier cas, il n’existe pas de touche personnelle, pas de caractère unique. Le monument naît d’un projet, est réalisé par des mains qui ne sont généralement pas celles de l’architecte. Il n’est donc pas nécessaire de restaurer cette aura que l’on tente généralement de retrouver dans la restauration de peintures de valeur. Walter Benjamin soutient que l’œuvre d’art, à partir du moment où elle est reproductible à l’infini, perd son aura. Elle perd ce qui nous permettait de nous reconnaître et de nous émouvoir. Elle n’a plus la capacité psychophysique de toucher. La part mystique ou mythique disparaissant, la valeur iconique de l’œuvre implose. Benjamin parle de la fin de l’art et Horkheimer, partisan de l’école de Francfort, de la fin de l’histoire. Les « benjaminiani » considèrent que, si ces langues ne sont plus adaptées à la dimension de la société, elles doivent être déclarées mortes. Par exemple, la peinture est morte dans la mesure où elle est un instrument trop fragile pour transmettre cette aura à une masse aussi vaste.
Les copies peuvent cependant s’avérer utiles. La rhétorique générale contre la copie, qui trahirait l’ancien ou qui serait une transformation artificielle du réel en Disneyland, oublie le fait qu’il est parfois heureux d’avoir des copies. Par exemple, le pavillon Mies van der Rohe à Barcelone est une reproduction telle quelle du pavillon national d’Allemagne que Mies van der Rohe avait conçu pour l’Exposition internationale de Barcelone de 1929. Nous n’en sommes pas moins tous heureux d’aller à Barcelone et de profiter de cette œuvre architecturale, qui, au-delà de son design, s’inscrit dans un espace pensé.
Cette observation appelle néanmoins une distinction : les copies peuvent être de bonnes ou de mauvaises copies. Certaines d’entre elles, en plus d’être mauvaises, se révèlent fantaisistes. Par exemple, certaines salles du théâtre Fenice à Venise, dont il n’existait pas de documentation précise sur laquelle fonder la rénovation du décor, ont été restaurées dans un style ancien générique. La copie n’est pas le résultat du projet original, mais bien de l’imagination sans borne de certains surintendants, qui se prenaient pour des Viollet-le-Duc. On parle de copie quand un certain niveau de décence est dépassé. Si la copie est indécente, il vaut mieux qu’elle ne soit pas. Il faut avoir conscience qu’un édifice refait est une copie, un berceau, une photographie bien illustrée de ce qu’était l’objet initial. Mais à partir du moment où la copie est une parodie qui ne reflète ni le raffinement, ni les éléments matériels et spatiaux de l’objet initial, il vaut mieux ne pas la faire. Les mauvaises copies sont ridicules.
Qu’est-ce qu’une bonne copie ?
Allons plus loin : si quelque chose est détruit, ce n’est pas forcément un mal. Cela peut être l’opportunité de faire mieux. L’idée qu’il faut récupérer à tout prix le passé, par le biais de copies, est erronée.
Analysons trois résultats possibles de restauration :
- La reconstruction à l’ancienne la plus réussie par excellence est le campanile de San Marco, à Venise. Il s’agit probablement d’un choix judicieux. En effet, il semble extrêmement difficile d’imaginer qu’un nouveau bâtiment ait pu s’insérer au sein de la Place San Marco, qui ait la force et la valeur de ce clocher. Pour éviter une détérioration certaine du paysage, il était dès lors probablement raisonnable d’y insérer une bonne copie de l’ancien.
- S’agissant du théâtre de la Fenice, à Venise, détruit le 29 janvier 1996 par un incendie criminel dévastateur, le maire de la Sérénissime, Massimo Cacciari, a repris le fameux slogan de com’era, dov’era. Or, si la rénovation du théâtre était certainement un bon projet, on a probablement manqué l’occasion d’inclure dans le contexte vénitien un théâtre qui avait une structure plus courageuse, avec des solutions plus intéressantes.
- Troisième exemple : le Reichstag de Berlin, qui abrite aujourd’hui le Bundestag. Il aurait pu être reconstruit dans son intégralité, sauf qu’il témoignait d’un passé que l’Allemagne désirait à la fois oublier et dont elle devait se souvenir, notamment du fait de l’épisode de l’incendie de 1933. L’intervention de Norman Foster est une récupération positive de l’idée du dôme, mais réalisée dans un style moderne.
Dans le même ordre d’idées, il faut citer Le Havre. En 1944, la partie plate du centre-ville du Havre, est détruite par des bombardements planifiés par les Alliés. 12 500 immeubles sont totalement détruits, 4 500 immeubles sont endommagés et 100 000 personnes sont sans abri. L’architecte Auguste Perret, un des premiers techniciens spécialistes du béton armé, est nommé chef de la reconstruction de la ville, où il tente au Havre une synthèse entre une tradition urbanistique qui remonte à l’époque baroque et une volonté d’innovation architecturale. La reconstruction du Havre apparaît comme l’expression particulièrement réussie de ce que l’historien de l’architecture Gilles Plum dénomme le « classicisme moderne » et qu’il résume dans son livre par la citation suivante d’Auguste Perret : « L’architecte qui, sans trahir les conditions modernes d’un programme, ni l’emploi de matériaux contemporains, aurait produit une œuvre qui semblerait avoir toujours existé, qui, en un mot, serait banale, oui, celui-là pourrait se sentir satisfait » 7.
Selon le critique d’art Luigi Prestinenza Puglisi, si le débat entre la copie et l’autre chose ne saurait être tranché par des règles générales, une seule question en revanche doit toujours être posée : est-il possible de faire mieux ? Si tel n’est pas le cas, la bonne copie s’impose. Dans l’hypothèse contraire, l’architecte a le devoir de se mettre dans cette perspective. Et, pour faire quelque chose de mieux, il faut les meilleurs. Et pour choisir les meilleurs, une seule solution : un concours international d’architecture. Dans le cadre d’un concours international rigoureux, on peut être raisonnablement certain que, parmi les nombreuses hypothèses, c’est la meilleure à ce moment-là qui sera retenue.
La question se pose dans le cas de Notre-Dame car elle est, en partie, le résultat d’une reconstruction du XIXe siècle. Faut-il dès lors revenir à ce faux historique – ce beau faux historique, réalisé par un grand architecte ? Il existe en réalité trois questions :
- Les informations disponibles sont-elles suffisantes pour en faire une copie digne ? C’est effectivement le cas, Notre-Dame ayant été entièrement numérisée en 3D avec une précision de l’ordre de +/-5mm.
- Dispose-t-on de la technique, du savoir-faire… et des fonds nécessaires ? Là encore, la réponse est positive, même si chacun conçoit l’immense complexité du projet. L’un des problèmes possibles pour la reconstruction tient cependant à la récupération des matériaux. Problème auquel ont immédiatement répondu le syndicat filière bois (SFB) qui regroupe les exploitants forestiers et l’assureur Groupama, investisseur institutionnel et propriétaire terrien, en s’engageant à réserver leurs « plus beaux chênes » pour le chantier. Ils ont ainsi « offert » les 1 300 chênes centenaires nécessaires à une reconstruction à l’identique, prélevés dans leurs forêts normandes.
- La troisième question est plus délicate : peut-on faire mieux ? La première réponse qui vient à l’esprit est négative : « ne prenons pas de risques, nous avons ce bâtiment avec son intégrité et sa beauté, laissons le tel qu’il est ! » Réponse ô combien rationnelle et acceptable. Les copies, si elles sont bien faites, peuvent être des documents dignes de notre passé.
Mais pourquoi s’arrêter à l’idée que le choix meilleur est nécessairement celui du passé ? Le présent peut aussi dire quelque chose : la capacité d’une société à s’affirmer ne se manifeste-t-elle pas par sa capacité à afficher les différents éléments qui témoignent de la force de sa créativité ? De même que Notre-Dame fut le monument le plus ambitieux de son époque, que signifie aujourd’hui porter ce même niveau d’ambition pour reconstruire Notre-Dame ? Après tout, il existe un fameux précédent. Ainsi, la cathédrale de Chartres, tant aimée des puristes (Péguy, son Hugo, n’y a pas peu fait !) vit sa toiture et sa « forêt » détruite par un incendie dû à la négligence de deux ouvriers en 1836. Charpente et toitures furent reconstruites en cinq ans (tiens donc…) avec les matériaux et techniques les plus avancées du moment : charpente de fonte et de fer, toiture de cuivre…
Notre-Dame : le défi de l’architecte
L’architecture aujourd’hui, c’est imaginer une re-esthétisation, démolir les laideurs et les imaginaires de manière différente. Les architectes de demain doivent d’abord être des démolisseurs. Il y a une fonction politique, publique, de réaménagement, environnementale… Faire l’architecture demain, c’est réimaginer un pays, c’est l’œuvre d’un pouvoir théorique d’abord, imaginatif et pratique après. Car l’architecture est une pratique de teknè. Or, la teknè en grec ne se limite pas à la technique, mais englobe le champ sémantique des connaissances liées à la technique, à la conscience, et à la conscience de soi de cette connaissance. De ce fait, l’architecture dépasse la simple logique instrumentale. L’architecture implique nécessairement un décalage temporel entre le temps de réflexion et d’édification du bâti et le temps consacré à l’exploitation concrète du produit architectural.
L’architecture en tant que produit de civilisations sédentaires par rapport aux civilisations nomades, défie les siècles. L’architecture est un défi pour l’éternité. La règle selon laquelle une bonne architecture serait une pure opération mentale, abstraite et dépourvue de préconceptions formelles, capable in ultimo de parvenir à des résultats inattendus semble éclipser de nombreux passages de réflexion, pourtant inéluctables. Deux philosophies antinomiques rivalisent dans ce contexte : d’un côté celle romantique et romantisée d’Alfred De Musset qui soutenait que : « Rien n’est vrai que le beau » 8, de l’autre les réflexions opposées de Nicolas Boileau pour qui « Rien n’est beau que le vrai » 9 ou « le vrai seul est aimable. » Ou encore : d’un coté une approche subjective, inévitablement basée sur des indicateurs individuels et prêchant en faveur d’une restructuration de Notre Dame « telle quelle » (comme elle était). De l’autre une explicite volonté d’assumer le changement et la vérité du temps passé, une approche holistique et globale contraire à toute intervention du genre Viollet-le-duc.
Or la beauté en architecture tire son origine de la relation qui s’installe entre l’observateur et l’objet. La dimension relationnelle donc n’est pas négligeable : la beauté de Notre Dame dépasse largement la silhouette de la cathédrale elle-même, et se manifeste précisément au travers le rapport que les Français et plus largement les Européens entretiennent avec elle.
Si l’objectif final est celui de réédifier une attraction touristique visant à capter l’attention d’environ 13 millions de personnes par an, alors le slogan « com’era, dov’era » trouve pleinement sa place et sa raison d’être. Si l’intention est celle de remettre debout une cathédrale catholique pour les chrétiens français, alors la conception même de la notion de réparation pourrait assumer une signification totalement différente – mais cette hypothèse ne semble pas être d’actualité.
Et si la cathédrale était reconstruite en tant que symbole d’espoir d’une renaissance européenne ? Si les ressources et les efforts alloués aux travaux de restructuration devenait un témoignage d’une résurgence de l’histoire et de la culture commune européenne ?
Sources
- Antonio Negri, « L’Europe que nous voulons », in Une certaine idée de l’Europe. Paris, Flammarion, 2019.
- Le mot allemand Heimat, intraduisible comme tel, fait référence au sentiment d’appartenance, à la patrie, à l’endroit où l’on se sent chez soi.
- https://legrandcontinent.eu/fr/2019/01/30/nous-avons-rencontre-bruno-latour/#easy-footnote-1-13660
- « La fissure sur le côté du colosse s’ouvre effroyablement : le miroir qui fait face à la Basilique se brise, et tandis que la foule pousse un long cri et qu’un bruit sourd de ruines et de collision se propage, l’immense pinacle abritant la cloche se balance en deux ou trois mouvements de droite à gauche et de gauche à droite, tordant les arches qui le retiennent et les cassant : le colosse s’effondre sur lui-même et cède, cède en misent en sac soi-même. La terre tremble, et s’élève un gigantesque nuage de poussière au sein duquel est englouti l’ange d’or… »
- « Essere architetto condotto, come accade per il medico condotto, ti insegna una cosa importantissima : l’arte di ascoltare la gente e di trovare l’ispirazione. » Entretien de Renzo Piano apparu dans le quotidien Repubblica, juin 2015
- Nous pouvons dire que l’architecture que nous voudrions être poésie devrait s’appeler harmonie, comme un beau visage de femme. Il y a des formes qui expriment quelque chose. L’architecture est un langage très difficile à comprendre, elle est mystérieuse, contrairement à d’autres arts, la musique en particulier, plus facilement compréhensible… La valeur d’une oeuvre réside dans son expression : quand une chose est bien exprimée, sa valeur devient très élevée
- Plum G., L’architecture de la Reconstruction, Paris, Éditions Nicolas Chaudun, 2011
- Alfred De Musset, Après une lecture, 1842.
- Nicolas Boileau, Épître IX, 1937.