Aix-la-Chapelle. Alors que la déclaration commune qui précédait le traité de l’Élysée, signé le 22 janvier 1963 (2), s’ouvrait sur l’évocation de « la réconciliation du peuple allemand et du peuple français, mettant fin à une rivalité séculaire », le traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019 reconnaît dès ses premiers mots « le succès historique de la réconciliation entre les peuples français et allemand » (8).

Le traité n’entrera probablement pas autant dans l’histoire que son illustre modèle. Car là où celui-là était rupture historique et politique, celui-ci s’affirme comme une continuité. Au-delà des déclarations volontaristes qu’il contient, le traité d’Aix-la-Chapelle ne propose en effet aucune innovation majeure dans le domaine de la coopération économique, culturelle et politique. La culture, l’éducation et la recherche restent des vecteurs essentiels de coopération.

Le traité réaffirme surtout l’importance des réseaux nés depuis un demi-siècle : Office franco-allemand pour la jeunesse, fondé dès juillet 1963 ; Université franco-allemande, créée en 1997 ; mais aussi la multitude d’échanges scolaires et de jumelages entre villes allemandes et françaises (plus de 2200 d’après le site de l’AFCCRE (1), contre environ 1000 partenariats franco-italiens et franco-britanniques). Il y ajoute une plate-forme en ligne et un « Fonds citoyen commun ».

Coopération transfrontalière, bilinguisme : le véritable enjeu franco-allemand est régional

Le renforcement des échanges transfrontaliers, présents dans le texte de 1963 uniquement dans un volet éducatif, apparaît désormais comme une priorité. Car c’est surtout dans les régions frontalières que le texte entend instaurer une dynamique plus intégrée passant par l’« élimination des obstacles » aux projets économiques et politiques transfrontaliers, ainsi que par l’amélioration des interconnexions. L’article 13.2 et l’article 14 stipulent que des « dispositions juridiques et administratives adaptées, notamment des dérogations » pourront être prises pour doter les collectivités frontalières des compétences nécessaires. Ceci concerne au premier chef les six eurodistricts et eurorégions dans lesquelles des territoires français comme allemands sont associés. Un Comité de coopération transfrontalière sera mis en place pour piloter le processus.

Alors que l’apprentissage du français en Allemagne et celui de l’allemand en France montrent une claire tendance à la baisse depuis les années 1990 au bénéfice, dans les deux cas, de l’anglais et de l’espagnol (4, 7), le renforcement des compétences linguistiques est posé comme un objectif. Les ambitions de l’article 15 sont claires : « Les deux États sont attachés à l’objectif du bilinguisme dans les territoires frontaliers ». Le tribunal régional de Sarrebruck (Sarre) a montré l’exemple en ouvrant au début de l’année 2019 deux chambres entièrement bilingues dédiées aux affaires franco-allemandes (11). La Sarre entend devenir un territoire bilingue à l’horizon 2030-2040 (6). Si une telle mesure serait inconstitutionnelle en France, la future Communauté européenne d’Alsace, prévue pour 2021, devrait agir activement pour promouvoir le bilinguisme (9). La position de l’exécutif français semble toutefois incapable de légitimer politiquement l’idée d’un apprentissage obligatoire de l’allemand dans les territoires frontaliers.

C’est justement la question du bilinguisme qui a attisé les critiques de l’extrême-droite française. Le député européen Bernard Monot (DLF, ELDD, ex FN) lance le premier l’infox : « En quelque sorte, l’Alsace repassera sous gestion allemande, et la langue administrative sera l’allemand… Monsieur Macron, tel un Judas, va livrer l’Alsace et la Lorraine à une puissance étrangère ! » (5) Son de cloche exactement opposé du côté d’Alice Weidel (AfD, ELDD) pour qui « le traité d’Aix-la-Chapelle défend les intérêts politiques français sous un emballage euro-béat » (12).

Au-delà des critiques, un traité à la portée juridique limitée

Marine Le Pen (RN, ENL) a vivement critiqué le traité d’Aix-la-Chapelle au motif qu’il serait inconstitutionnel et soumettrait un pays à l’autre (10). Au-delà du débat juridique, cette critique des traités par des mouvements souverainistes trouve sa source dans une évolution récente du droit international. D’abord, le nombre de traités conclus augmente fortement : la France est aujourd’hui partie à plus de 6 000 traités et en signe environ 200 par an, contre 4 à la fin du XIXe siècle et environ 80 au milieu du XXe siècle. Ces normes prennent de plus en plus de place en droit interne et leur interprétation par les juges est parfois extensive. En outre, le droit international français se montre assez favorable à ces normes. Les traités ont force juridique sans qu’il soit nécessaire de les transposer dans l’ordre juridique national. Ce système dit moniste s’oppose à la conception dualiste, en vigueur par exemple au Royaume-Uni, qui impose qu’une loi votée par le Parlement transpose en droit interne le traité international.

Néanmoins, les réactions politiques générées par le traité sont disproportionnées. En effet, un traité doit remplir plusieurs conditions pour pouvoir avoir des conséquences juridiques pratiques. Il doit notamment être d’effet direct, ce qui suppose qu’il crée des obligations et des droits au bénéfice des particuliers. Pour apprécier cette exigence, le juge scrute son objet et son caractère suffisamment précis et autosuffisant (une mesure nationale d’application ne doit pas être nécessaire pour appliquer les traités) (3). Or, à la lecture du texte signé le 22 janvier, tout porte à croire que les deux chefs d’État se sont contentés d’objectifs politiques vagues sans créer de véritables obligations juridiques.

L’importance du traité est donc exagérée. En réalité, en terme d’importance juridique, ces traités sont assez proches des déclarations d’intentions des chefs d’État. Ils lient certes ces États, mais créent rarement des conséquences juridiques directes.

Sources

  1. Annuaire des villes jumelées, Association française du Conseil des communes et régions d’Europe.
  2. Traité de l’Élysée et Déclaration commune Adenauer/De Gaulle du 22 janvier 1963, France-Allemagne.fr.
  3. CE, Sect., 23 avril 1997, Gisti, récemment confirmé par CE, Ass., 11 avril 2012, Gisti.
  4. Les élèves germanistes en France, Goethe Institut.
  5. GUÉROULT François, Quand Bernard Monot lance une fake news sur le traité d’Aix-la-Chapelle, France Bleu, 22 janvier 2019.
  6. HOLL Thomas, Frankreich-Strategie : Das Saarland soll zweisprachig werden, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 janvier 2014.
  7. Zur Situation des Französischunterrichts an den allgemeinbildenden Schulen in der Bundesrepublik Deutschland, Kultusministerkonferenz, 1er mars 2018.
  8. Traité entre la République française et la République fédérale d’Allemagne sur la coopération et l’intégration franco-allemandes, textes français et allemand, Ministère des Affaires étrangères/Auswärtiges Amt, 22 janvier 2019.
  9. ROGER Patrick, Accord trouvé sur la création d’une « collectivité européenne d’Alsace » en 2021, 29 octobre 2018.
  10. SAPIN Charles, Traité d’Aix-la-Chapelle : Le Pen et Dupont-Aignan veulent une saisine constitutionnelle, Le Figaro, 22 janvier 2019.
  11. SPONTICCIA Thomas, Landgericht Saarbrücken : Gerichtsverhandlungen auch in Französisch, Saarbrücker Zeitung, 8 janvier 2019.
  12. WEIDEL Alice, Aachener Vertrag ist französische Interessenpolitik in europaseliger Verpackung, 22 janvier 2019.

François Hublet et Ridha Sahli