Dans ce discours prononcé par Federico García Lorca lors de l’inauguration de la bibliothèque de son village natal, Fuente Vaqueros (province de Grenade), en septembre 1931, le poète andalou affirme la primauté de la culture – au sens universaliste – sur les impératifs socioéconomiques, et l’ardente nécessité de sa diffusion par la lecture, partout et par tous. Rappel de vérités élémentaires, exhortation à lire toujours, au fil d’une allocution de circonstance certes, mais riche d’affirmer avec quelques années d’avance qu’en assassinant un homme, on ne tue pas son esprit.

Pour accompagner ce texte, outre de brefs commentaires d’hispaniste en rupture de ban, nous nous sommes autorisés quelques suggestions de lecture, entre érudition roborative et références mainstream, soit un éclectisme à notre sens conforme à l’esprit de l’allocution lorquienne.


Chers compatriotes et amis1,

Avant toute chose, il me faut vous dire que je ne parle pas : je lis. Et si je ne parle pas, c’est parce qu’il m’arrive la même chose qu’à Galdós et à tous les poètes et écrivains en général : nous sommes accoutumés à dire les choses promptement et avec exactitude, mais il semble que l’art oratoire soit un genre où les idées se diluent à tel point qu’il n’en reste qu’une musique agréable. Le reste, le vent l’emporte. Mes conférences sont invariablement lues, ce qui demande bien plus de travail que de parler, mais en fin de compte l’expression en est d’autant plus durable, puisqu’elle demeure couchée par écrit, et bien plus ferme, puisqu’elle peut servir à l’édification de ceux qui m’entendent mal ou ne sont pas présents ici.

Benito Pérez Galdós (1843-1920), romancier réaliste, au cœur de la création littéraire espagnole du XIXème et du début du XXème siècle avec ses Episodios nacionales. Parfois comparé à Dickens, il est célébré notamment pour avoir dépeint avec authenticité l’Espagne populaire de son temps et retranscrit fidèlement ses parlers.

J’ai envers ce beau village où je suis venu au monde et où s’est écoulée mon heureuse enfance un devoir de gratitude, en raison de l’hommage immérité dont j’ai été l’objet lorsque l’on a donné mon nom à l’ancienne rue de l’Église. Sachez bien que je vous en suis reconnaissant du fond du cœur, et que moi, à Madrid ou ailleurs, pour une enquête de journaliste ou autre, quand on me demande quel est mon lieu de naissance, je dis que je viens de Fuente Vaqueros, afin que la gloire ou la notoriété qui me sont accordées rejaillissent sur ce si sympathique, si moderne, si estimable et si libéral village de la Fuente.

Le changement de nom d’une rue anciennement associée à l’édifice du culte catholique s’inscrit dans le cadre de l’anticléricalisme propre à la IIe République espagnole et au gouvernement de Manuel Azaña, qui laisse brûler quelques couvents sévillans en cette même année 1931. Bien que sensible aux idées socialistes et assassiné par les milices franquistes en 1936, García Lorca n’est pas pour autant une figure anticléricale. Rétif à tout étiquetage politique, il se déclare peu avant sa mort « catholique, anarchiste, communiste, libertaire, traditionaliste et monarchiste », c’est-à-dire moins incohérent ou indifférent que sensible à toutes les cordes de l’être espagnol.

Sachez aussi tous qu’alors, j’en fais immédiatement l’éloge, en tant que poète et en tant que l’un de ses fils, parce que dans toute la vega de Grenade – et il n’y a là nulle passion de ma part –, il n’existe pas de village plus beau, plus riche ni plus émouvant que celui-ci. Je ne veux offenser aucun des beaux villages de la vega grenadine2, mais j’ai des yeux pour voir et assez d’intelligence pour faire l’éloge de mon village natal.

Il est édifié sur l’eau. De toutes parts chantent les canaux d’irrigation et poussent les grands peupliers entre lesquels le vent fait sonner sa douce musique en été. En son cœur se trouve une fontaine 3, dont l’eau jaillit continuellement, et au-dessus de ses toits on aperçoit les montagnes bleutées de la vega, mais lointaines, à l’écart, comme si elles ne voulaient pas que leurs roches parviennent jusqu’ici où une terre meuble et fertile entre toutes laisse fleurir toutes sortes de fruits.

L’importance de l’eau fait figure de topos à propos de l’Islam médiéval et de la civilisation arabo-andalouse en particulier : cf. entre autres Patrice Cressier, « Prendre les eaux en Al-Andalus », Médiévales 43, 2002, p. 41-54, et Pierre Guichard, « L’eau dans le monde musulman médiéval », Travaux de la Maison de l’Orient 3, 1982, p. 117-124. Patrice Cressier a également dirigé un ouvrage collectif sur La Maîtrise de l’eau en Al-Andalus, publié par la Casa de Velázquez en 2006.

Le caractère de ses habitants les distingue de ceux des villages limitrophes. On reconnaît entre mille un garçon de Fuente Vaqueros. Là, vous le verrez magnanime, tactile, le chapeau rejeté en arrière, agile en élégance et dans sa conversation. Mais il sera le premier, au sein d’un groupe d’étrangers4, à admettre une idée moderne ou à se rallier à une juste cause.

Quant à une fille de la Fuente, vous la reconnaîtrez aussi entre mille à son sens de l’humour, à sa vivacité, à sa soif d’élégance et de dépassement de soi.

C’est que les habitants de ce village sont animés de sentiments artistiques innés, palpables et tangibles chez ceux qui y sont nés. Sens artistique, et sens de la joie, ce qui revient à dire sens de la vie.

J’ai remarqué bien des fois, en entrant dans ce village, qu’on y perçoit comme une rumeur, un frémissement qui émanent de sa partie la plus intime. Une rumeur, un rythme, qui sont soif de sociabilité et de compréhension humaines. J’ai parcouru des centaines de petits villages comme celui-ci, et j’y ai pu observer une mélancolie qui ne naît pas de la seule pauvreté, mais aussi du désespoir et de l’inculture. Les villages qui ne vivent qu’agglutinés à la terre ne possèdent guère qu’un sens terrible de la mort, sans que rien n’y élève vers des jours radieux d’allégresse et d’authentique paix sociale.

On pense immanquablement au Maurice Barrès de La Terre et les Morts, conférence prononcée en 1899 à la Ligue de la patrie française et republiée récemment (2016) par les éditions de l’Herne. Cf. Maud Hilaire Schenker, « Le nationalisme de Barrès : moi, la terre et les morts », Paroles gelées 23 (1), 2007. Rappelons que chez Barrès l’imaginaire national ne se cantonne pas à la France, et qu’il est l’auteur d’un éminemment topique Voyage en Espagne, qu’il définit comme « du sang, de la volupté, de la mort ». Cf. Bartolomé Bennassar, Le Voyage en Espagne, Paris, Robert Laffont, 1998.

Cela, Fuente Vaqueros l’a gagné. Il y a ici une soif de joie, c’est-à-dire de progrès, c’est-à-dire de vie. Et par conséquent, une ardeur artistique, un amour de la beauté et de la culture.

J’ai vu bien des hommes d’autres contrées revenir du travail, rentrer chez eux, et, fourbus de fatigue, ils s’asseyaient en silence, comme des statues, à attendre encore un jour et puis l’autre, sans que leur âme ne soit traversée du moindre désir de savoir. Des hommes esclaves de la mort, faute d’avoir ne serait-ce qu’aperçu la lumière et la beauté auxquelles l’esprit humain peut parvenir. Il n’y a en effet rien d’autre au monde que la vie et la mort, et il y a des millions d’hommes qui parlent, qui vivent, qui voient, qui mangent, mais qui sont morts. Plus morts que les pierres, et plus morts que les vrais morts qui sommeillent sous terre, parce qu’ils ont l’âme morte. Morte comme un moulin immobile, morte parce que dépourvue d’amour, du germe d’une idée, d’une foi, d’une soif de libération sans laquelle un homme cesse d’être digne de ce nom. C’est là l’un des programmes, chers amis, qui me préoccupent le plus en ce moment.

Quand quelqu’un va au théâtre, à un concert ou à une fête de quelque nature qu’elle soit, si celle-ci est à son goût, il pense immanquablement aux personnes qu’il aime, en regrettant qu’elles n’y soient pas. « Comme ma sœur, comme mon père auraient aimé cela », pense-t-il, et il ne jouit déjà plus du spectacle qu’à travers une légère mélancolie. C’est cette mélancolie que je ressens, non pas pour les gens de ma propre maison, ce qui serait petit et mesquin, mais pour tous ceux qui, faute de moyens ou par malchance, se trouvent privés du bien suprême de la beauté, qui est vie et bonté et sérénité et passion.

Motif central de la poésie lorquienne. Cf. Jocelyne Aubé-Bourligueux, Lorca ou la Sublime Mélancolie, Paris, Éditions Aden, 2008.

C’est bien pourquoi je n’ai jamais un livre en ma possession, puisque j’offre tous ceux – et il y en a beaucoup – que j’achète, et c’est pourquoi je suis ici honoré et heureux d’inaugurer cette bibliothèque de village, la première sans doute dans toute la province de Grenade.

L’homme ne vit pas que de pain. Si j’étais à la rue, affamé et démuni, je ne quémanderais pas un pain : je réclamerais la moitié d’un pain, et un livre. Et je m’insurge ici sans nuance contre ceux qui ne parlent que de revendications économiques, sans évoquer jamais les revendications culturelles, qui sont celles que les peuples expriment à plus grands cris. Il serait certes bon que tous mangent à leur faim, mais encore faudrait-il que tous sachent. Que tous jouissent des fruits de l’esprit humain, parce que l’inverse revient à les convertir en simples machines au service de l’État, en esclaves d’une organisation sociale terrible.

Sur la tradition de combat social et d’anarchisme agraire propre à l’Andalousie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, consulter Eric Hobsbawm, Primitive Rebels (1959) et, par exemple, John Corbin, « El anarquismo andaluz : perspectiva desde la antropología social », Revista de antropología social 2, 1993, p. 73-104. Les utopies et dystopies propres à l’Europe de l’entre-deux-guerres font écho en Andalousie à une vieille habitude de révolte paysanne sur fond de latifundium hérité, dit-on, de l’époque romaine.

L’idée de besoins et revendications culturels plutôt que socioéconomiques est, depuis le début de notre siècle, à nouveau à la mode. Pour un diagnostic relativement précoce, consulter Alain Touraine, Un Nouveau Paradigme, Paris, Fayard, 2005.

J’ai davantage pitié d’un homme qui veut savoir et qui ne le peut pas, que d’un affamé. Un affamé peut facilement calmer sa faim d’un morceau de pain ou de quelques fruits, tandis qu’un homme qui a soif de savoir sans en posséder les moyens subit une terrible agonie, puisque ce sont de livres, de livres, de beaucoup de livres qu’il a besoin. Et où sont les livres ?

Au début du XXe siècle, l’Espagne ne compte encore que 6 millions d’alphabétisés sur 14 millions d’habitants. Cf. Jean-François Botrel, Libros y lectores en la España del siglo XX, Rennes, JFB, 2008.

Des livres, des livres ! Il y a là un mot magique, qui revient à dire « amour, amour », et que les peuples5 devraient réclamer comme ils demandent du pain ou comme ils espèrent la pluie pour leurs semailles. Quand l’éminent écrivain russe Fédor Dostoïevski, bien plus père de la Révolution russe que Lénine, prisonnier en Sibérie, à l’écart du monde, confiné entre quatre murs et cerné par les plaines désolées de neige infinie, demandait secours dans ses lettres à sa lointaine famille, il disait seulement : « envoyez-moi des livres, des livres, beaucoup de livres, pour que mon âme ne succombe pas ! ». Il avait froid mais ne demandait pas de feu, il avait terriblement soif mais ne réclamait pas d’eau, il exigeait des livres, autant dire des horizons, autant dire des escaliers vers les sommets de l’esprit et du cœur. En effet, l’agonie physique, biologique, naturelle d’un corps, par la faim, la soif ou le froid, ne dure qu’un instant, un bref instant, tandis que l’agonie d’une âme insatisfaite dure ce que dure la vie.

La réception de l’œuvre de Dostoïevski en Espagne passe par des auteurs membres de la « génération de 1898 », tels Miguel de Unamuno ou Pío Baroja, sources d’influence majeures pour García Lorca. Cf. Jordi Morillas Esteban, « F. M. Dostoievski en España », Mundo eslavo 10, 2011, p. 119-143.

Le grand Menéndez Pidal6, l’un des plus authentiques sages d’Europe, l’a déjà dit : le mot d’ordre de la République7 doit être « Culture. » Culture, parce qu’à travers elle seule pourront se résoudre les problèmes dans lesquels le peuple se débat aujourd’hui, riche de foi mais privé de lumière.

On retrouve là l’antienne de la génération de 1898 – Pío Baroja, Unamuno, Ramón del Valle Inclán, Rubén Darío, etc. Marqués par la catastrophe de 1898 (guerre de Cuba et perte des derniers lambeaux de l’empire colonial espagnol en Amérique, dans le Pacifique et en Asie), ces auteurs se font les chantres d’une « régénération » nationale fondée sur la culture autant sinon plus que sur le progrès matériel ; Basques, Andalous, Galiciens, ils font pourtant de la Castille leur fontaine de jouvence, mais une Castille parcourue et visitée, patrimonialisée, retrouvée de l’extérieur.

Et n’oubliez pas que la lumière est au commencement de tout. Que c’est la lumière agissant sur quelques individus qui fait les peuples, et que les peuples vivent et prospèrent grâce aux idées qui germent dans quelques têtes privilégiées, pleines d’un amour supérieur envers autrui.

Comme l’assène Edgar Morin en exergue de sa Voie : pour l’avenir de l’Humanité (Paris, Fayard, 2011), citant l’anthropologue Margaret Mead, « ne doutons jamais qu’un petit groupe d’individus conscients et engagés puissent changer le monde. C’est même de cette façon que cela s’est toujours produit ». Avant-gardes, ou l’éloge de la fragilité…

Pour tout cela, vous ne pouvez concevoir quelle joie me procure l’honneur d’inaugurer la bibliothèque publique de Fuente Vaqueros ! Une bibliothèque, c’est une réunion de livres choisis et rassemblés, c’est une voix tonnant contre l’ignorance, une lueur pérenne face à l’obscurité.

Au-delà du lieu commun, le monde hispanique des XIXe et XXe siècles est riche d’auteurs ayant voulu faire de l’instruction et de la lecture le socle d’une culture civique partagée. On pense notamment à l’œuvre intarissable de l’Argentin Domingo Faustino Sarmiento, entre les années 1840 et 1880. Il y a là un hiatus où situer le propos de García Lorca : reprise d’idées vieilles d’un bon siècle, chant du cygne d’une utopie civico-littéraire déjà moribonde, mais dans une Espagne encore en cours d’alphabétisation une vingtaine d’années avant que l’Europe du Nord n’entre dans le processus de massification de l’enseignement supérieur. On peut y voir, au choix – non exclusif – le signe parmi d’autres d’un « retard de l’Espagne », ou l’effet de sa position semi-périphérique dans un système-monde tout de même assez déterminant. Cf. Jordi Nadal et Carles Sudriá, « La controverse sur le retard économique de l’Espagne », Revue d’histoire moderne et contemporaine,vol.41 (2), 1994, pp. 329-352, et Immanuel Wallerstein, The Modern World System III, San Diego, Academic Press, 1989.

Personne ne se rend compte, en tenant un livre entre ses mains, de ce qu’il a coûté d’effort, de souffrance, de veille et de sang. Le livre, c’est sans conteste l’œuvre majeure de l’humanité. Il arrive souvent qu’un peuple soit endormi comme l’eau d’un étang un jour sans vent. Les grenouilles dorment au fond et les oiseaux se tiennent immobiles sur les branches qui l’entourent. Mais lancez-y soudain une pierre. Vous verrez une explosion de cercles concentriques, d’ondes arrondies qui se dilatent en se bousculant les unes les autres et vont se fracasser contre les bords. Vous verrez un frémissement de l’eau toute entière, un bouillonnement de grenouilles tous azimuts, une agitation de toutes les berges, et jusqu’aux oiseaux qui sommeillaient sur les branches ombreuses qui s’envolent brusquement par bandes dans le ciel bleu. Souvent, un peuple dort comme l’eau d’un étang un jour sans vent, et un livre ou quelques livres peuvent l’ébranler, l’agiter et lui indiquer de nouveaux horizons de dépassement et de concorde.

Combien d’efforts l’homme a-t-il dû fournir pour produire un livre ! Et quelle influence immense ont-ils exercée, exercent-ils et exerceront-ils dans le monde ! Le très sagace Voltaire l’a déjà dit : l’ensemble du monde civilisé se régit à travers des livres, la Bible, le Coran, les œuvres de Confucius et de Zoroastre. Et l’âme et le corps, la santé, la liberté et la fortune se soumettent à ces grandes œuvres et en dépendent. Et moi, j’ajoute : tout vient des livres. La Révolution française vient de l’Encyclopédie et des livres de Rousseau, et tous les mouvements socialistes et communistes actuels partent d’un grand livre, du Capital de Karl Marx.

Mais jusqu’à ce que l’homme réussisse à fabriquer des livres pour les diffuser, quel drame interminable et quelle lutte n’a-t-il pas dû supporter ! Les premiers hommes firent des livres de pierre, c’est-à-dire qu’ils inscrivirent les signes de leurs religions sur les parois des montagnes. N’ayant d’autre moyen à leur disposition, ils gravèrent sur la roche leurs aspirations, avec cette soif d’immortalité, de survie, qui fait la différence entre l’homme et la bête8. Ensuite, ils employèrent le métal. Aaron, prêtre millénaire des Hébreux, frère de Moïse, portait sur le torse une tablette d’or couverte d’inscriptions, et les œuvres du poète grec archaïque Hésiode, qui crut voir les neuf Muses danser au sommet de l’Hélicon, furent gravées sur des plaques de plomb. Plus tard, Chaldéens et Assyriens en vinrent à écrire leurs codes et les annales de leur Histoire dans la brique, faisant courir à sa surface un poinçon avant qu’elle ne sèche. Ils eurent ainsi de grandes bibliothèques de tablettes d’argile, car il s’agissait déjà de peuples avancés, et d’extraordinaires astronomes, les premiers à construire de hautes tours et à se consacrer à l’étude de la voûte céleste.

Les Égyptiens, en plus d’écrire sur les portes de leurs prodigieux temples, écrivaient sur de grandes feuilles végétales appelées papyrus, qu’ils façonnaient en rouleaux. C’est là qu’apparaît le livre proprement dit. Comme l’Égypte interdisait l’exportation de cette matière végétale, il vint à l’idée aux gens de Pergame, qui souhaitaient eux aussi avoir des livres et une bibliothèque, d’utiliser comme support d’écriture les peaux séchées d’animaux ; ainsi naquit le parchemin, qui en peu de temps supplanta le papyrus pour devenir l’unique matériau du livre, et ce jusqu’à la découverte du papier.

Quand je vous raconte ceci aussi brièvement, il ne faut pas oublier qu’entre un fait et le suivant plusieurs siècles ont pu s’écouler ; mais toujours l’homme se bat avec ses ongles, avec ses yeux, avec son sang, pour fixer dans l’éternité, diffuser et exprimer la pensée et la beauté.

Lorsque l’Égypte en arrive à ne plus vendre de papyrus, parce qu’on y en a besoin ou parce qu’elle ne le veut pas, qui donc à Pergame passe des nuits et des années entières à s’échiner jusqu’à ce que lui vienne l’idée d’écrire sur la peau séchée d’un animal ? Quel homme, ou quels hommes, sont ceux qui dans la douleur cherchent un matériau où graver la pensée des grands sages et des poètes ? Ce ne sont ni un homme ni cent. C’est l’Humanité entière, qui mystérieusement les y poussait.

Alors, une fois adopté le parchemin, la grande bibliothèque de Pergame est construite, véritable foyer de lumière dans la culture classique. Et les grands codes sont rédigés. Diodore de Sicile affirme que les grands livres sacrés des Perses représentaient en parchemin rien moins que mille deux cents peaux de bœuf.

Rome tout entière écrivait sur parchemin. Toutes les œuvres des grands poètes latins, modèles éternels de profondeur, de perfection et de beauté, ont été écrites sur parchemin. C’est sur parchemin qu’a éclos le lyrisme impétueux de Virgile, et c’est sur cette même peau jaunâtre que brille l’intense lumière de la prose splendide de l’Espagnol Sénèque.

Mais venons-en au papier. Depuis la plus haute Antiquité, le papier était connu en Chine. Il se fabriquait avec du riz. La diffusion du papier marque une étape colossale dans l’histoire du monde. On peut identifier le jour précis où le papier chinois pénétra en Occident pour le bien de la civilisation : ce jour de gloire fut le 7 juillet 751 de l’ère chrétienne.

Les historiens arabes et chinois sont d’accord là-dessus. Il se trouve que les Arabes, affrontant les Chinois en Corée parvinrent à percer les frontières du Céleste Empire et à faire de nombreux prisonniers. Certains d’entre eux exerçaient le métier de papetiers, et transmirent leur secret aux Arabes. Ils furent emmenés à Samarcande, où ils poursuivirent leur ouvrage sous le règne du sultan Haroun al-Rachid, le prodigieux personnage qui hante les contes des Mille et Une Nuits.

L’auteur fait ici allusion à la bataille de Talas, dans le Kirghizistan actuel. On ne voit pas très bien le rapport avec la Corée, mais le fait est que s’est imposée de longue date l’idée selon laquelle les conquérants arabes auraient connu le papier via leurs prisonniers chinois. Notre Occident tout à la fois littéraire et paperassier proviendrait donc du clash entre Califat abbasside et Chine des Tang. On a connu pire origine.

Le papier fut d’abord fabriqué avec du coton, mais comme il y avait chez eux pénurie de ce matériau, les Arabes apprirent à le produire avec de la charpie, et ils contribuèrent ainsi à l’apparition du papier moderne. Mais les livres étaient encore manuscrits. Ils étaient rédigés par les scribes, des hommes placides, qui recopiaient page après page avec grande habileté et patience, mais bien peu étaient ceux qui pouvaient les posséder.

Alors que les collections de rouleaux de papyrus ou de parchemin appartenaient aux temples ou aux archives royales, les manuscrits sur papier se diffusaient déjà plus largement, bien que toujours au sein d’élites privilégiées. De nombreux livres furent ainsi fabriqués, sans que l’on abandonnât pour autant le parchemin, sur lequel des artistes peignaient de merveilleuses miniatures aux couleurs vives, d’une telle beauté et d’une telle intensité que beaucoup de ces livres sont aujourd’hui conservés dans les grandes bibliothèques comme de véritables joyaux, plus précieux encore que l’or ou les gemmes les mieux taillées. J’ai été saisi d’une émotion sincère en tenant quelques uns de ces livres entre mes mains. Certains codex arabes de la bibliothèque de l’Escorial et la magnifique Histoire naturelle d’Albert le Grand, codex du XIIIe siècle conservé à l’Université de Grenade, que j’ai côtoyé de longues heures durant, sans pouvoir dévier le regard de ces peintures d’animaux, exécutées avec des pinceaux plus fins que l’air, où les couleurs bleues et roses et vertes et jaunes se combinent sur fond de plaques d’or. Mais l’homme voulait plus. L’Humanité poussait mystérieusement quelques un d’entre nous à ouvrir de leurs haches de lumière le bois épais de l’ignorance. Les livres, qui auraient dû être accessibles à tous, demeuraient du fait des circonstances des objets de luxe, alors qu’il s’agit pourtant de biens de première nécessité. De par les montagnes et les vallées, dans les villes et au bord des fleuves, des millions d’hommes mouraient sans savoir ce qu’était une lettre. La grande culture de l’Antiquité sombrait dans l’oubli, et les superstitions les plus abjectes dévoyaient les consciences populaires.

On dit que l’envie douloureuse de savoir ouvre les portes les plus récalcitrantes, et c’est vrai. Cette soif confuse des hommes en mena quelques uns à faire leurs études, leurs essais, et ainsi apparut au XVe siècle, à Mayence, en Allemagne, la première imprimerie au monde. Nombreux sont ceux qui se disputent le mérite de cette invention, mais Gutenberg fut celui qui la mena à bien. Il eut l’idée de mouler les lettres dans le plomb et de les imprimer sur le papier, ce qui permit de reproduire chaque livre à l’infini. Quoi de plus simple ! Quoi de plus difficile ! Des siècles et des siècles ont passé, et pourtant cette idée n’avait pas éclos dans l’esprit humain. Toutes les clefs de nos secrets se trouvent entre nos mains, elles nous entourent de tout temps, mais pourtant, quelle énorme difficulté avons-nous à ouvrir les petites portes derrière lesquelles elles se cachent !

C’est sans doute dans les matériaux naturels que l’on trouverait le remède à tant de maladies incurables, mais quelle est la combinaison juste et précise par où s’opérerait le miracle ? Il n’y a pas eu souvent dans l’histoire du monde de fait plus important que cette invention de l’imprimerie. De bien plus grande portée que les deux autres grands événements de son époque : l’invention de la poudre et la découverte de l’Amérique. En effet, bien que la poudre à canon entraîne la fin du féodalisme, la levée de grandes armées et la formation de fortes nationalités, auparavant fractionnées par la noblesse, et bien que la naissance de l’Amérique donne lieu au déplacement d’une Histoire revivifiée et mette un terme à un secret géographique plurimillénaire, l’imprimerie, elle, va provoquer une révolution dans les âmes, si puissante que les sociétés en seront ébranlées jusque dans leurs fondations. Et pourtant, dans quel silence et avec quelle timidité naît-elle ! Tandis que la poudre faisait éclater ses roses de feu sur les champs de bataille et que l’Atlantique s’emplissait de navires aux voiles gonflées par le vent, allant et venant chargés d’or et de précieuses marchandises, c’est en silence, dans la ville d’Anvers, que Christophe Plantin établit l’imprimerie et la librairie les plus importantes au monde, et y confectionne – enfin ! – les premiers livres bon marché.

Notre époque accorde plus d’importance à la naissance de l’Amérique, et surtout au bouclage du Monde qu’elle accéléra, fondement de notre mondialisation (cf. Serge Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, Paris, La Martinière, 2004). Et pourtant… Les recherches actuelles de Serge Gruzinski portent sur la manière dont l’usage de l’écrit et du récit chronologique ont, de la part de frères franciscains pourtant plus relativistes qu’il n’était d’usage à leur époque, contribué à un « vol de l’histoire » amérindienne : cf. Jack Goody, The Theft of History, Cambridge, 2006.

Alors, les livres anciens, dont il ne restait qu’une poignée d’exemplaires, se pressent aux portes des imprimeries et des maisons des sages, exigeant à grands cris d’être édités, traduits et diffusés de par le monde. C’est le grand moment du monde. C’est la Renaissance. C’est l’aube glorieuse des cultures modernes dans lesquelles nous vivons.

Bien des siècles avant ce que je racontais à l’instant, après la chute de l’Empire romain, les invasions barbares et le triomphe du christianisme, le livre avait connu son plus terrible moment de péril. Les bibliothèques étaient saccagées, et les livres dispersés. Toute la science philosophique et la poésie des Anciens furent sur le point de disparaître. Les poèmes homériques, les œuvres de Platon, toute la pensée grecque, lumière de l’Europe, la poésie latine, le droit romain, tout, absolument tout. Grâce aux soins des moines, le fil ne se rompit pas. Les anciens monastères ont sauvé l’Humanité. Toute la culture et le savoir se réfugièrent dans les cloîtres, où des hommes sages et simples, libres de fanatisme et d’intransigeance – laquelle est bien plus moderne – conservèrent et étudièrent les grandes œuvres indispensables à l’homme. Tout en faisant cela, ils étudiaient les langues anciennes pour les comprendre, et c’est ainsi qu’un philosophe païen comme Aristote en vint à influencer de manière décisive la philosophie catholique. Tout au long du Moyen Âge, les bénédictins du mont Athos recueillent et conservent une infinité d’ouvrages, et c’est à eux que nous devons de connaître pratiquement les plus belles œuvres de l’Humanité ancienne.

Mais l’air pur de la Renaissance italienne commence à se répandre, et les bibliothèques surgissent de toutes parts. Alors les statues des anciens dieux sont déterrées, les magnifiques temples de marbre sont restaurés, des académies comme celle que Côme de Médicis fonde à Florence pour étudier les œuvres du philosophe Platon ouvrent leurs portes, et enfin le grand pape Nicolas V envoie des commissaires aux quatre coins du monde afin qu’ils acquièrent des livres, et rémunèrent royalement leurs traducteurs.

Mais aussi magnifique cela soit-il, c’est l’éditeur Christophe Plantin d’Anvers qui accomplit le pas décisif. C’est de cette maisonnette, avec sa petite cour aux murs couverts de lierre et ses fenêtres aux vitres plombées, qu’émane la lumière destinée à tous sous la forme du livre bon marché. C’est de là que se livre une vaste offensive contre l’ignorance, qu’il faut poursuivre aujourd’hui avec une authentique ardeur, parce que l’ignorance est terrible encore, et nous savons que là où règne l’ignorance, il n’y a rien de plus facile que de confondre le mal avec le bien, et la vérité avec le mensonge.

Naturellement, les puissants, qui possédaient des manuscrits et les livres en parchemin, se gaussèrent du livre de papier, comme d’une chose méprisable et de mauvais goût, puisqu’elle était accessible à tous. Leurs livres à eux étaient richement ornés d’enluminures dorées, tandis que ceux des autres n’étaient que de simples papiers couverts de lettres. Mais vers le milieu du XVe siècle et grâce aux merveilleux peintres flamands, les frères Van Eyck, qui furent également les premiers à peindre à l’huile, la gravure fit son apparition, et les livres s’emplirent de reproductions, qui aidaient infiniment le lecteur. Au XVIe siècle, le génie d’Albert Dürer la perfectionna, et déjà les livres purent reproduire des tableaux, des paysages, des personnes. La gravure continua à se perfectionner tout au long du XVIIe siècle, pour parvenir au XVIIIe à de vraies merveilles d’illustrations et à l’apogée de la beauté du livre en papier.

Le XVIIIe siècle atteint au sublime en matière de beaux livres. On y édite des ouvrages remplis de gravures et d’eaux-fortes, et ce avec un soin et un amour tels qu’aujourd’hui encore, nous autres hommes du XXe siècle, en dépit de progrès énormes, nous n’avons pu les surpasser.

Le livre cesse d’être un objet de culture réservé à quelques uns, pour se muer en puissant facteur social. Les effets ne tardent pas à s’en faire sentir. En dépit des persécutions, et bien qu’il ait souvent été la proie des flammes, surgit la Révolution française, première œuvre sociale du livre.

En effet, les persécutions sont impuissantes face au livre. Ni les armes, ni l’argent, ni les flammes ne peuvent rien contre lui, parce que même si vous pouvez faire disparaître une œuvre, vous ne pouvez pas trancher les têtes innombrables qui en ont appris quelque chose ; et si elles ne sont pas nombreuses, vous ne savez pas où elles sont.

Les livres ont été persécutés par toutes sortes d’États et toutes sortes de religions, mais cela ne signifie rien en regard de combien ils ont été aimés. Parce que quand un prince oriental fanatique brûle la bibliothèque d’Alexandrie, Alexandre de Macédoine, lui, fait construire un coffre somptueusement orné d’émaux et de pierreries pour y conserver l’Iliade d’Homère ; et les Arabes cordouans fabriquent la merveille qu’est le Mihrab de leur mosquée pour y déposer un Coran ayant appartenu au calife Omar et vaille que vaille, les bibliothèques inondent le monde, et nous les voyons jusque dans les rues et à l’air libre des jardins des villes.

García Lorca, l’Andalou, annonce le grand débat historique et culturel qui déchirera l’Espagne du XXe au-delà des exils. Débat d’historiens : pour Claudio Sánchez Albornoz, l’Espagne sort de la Reconquête, société militaire de frontière issue d’une avancée fulgurante à travers les plateaux de Castille annonçant la Conquête, la vraie, celle des Amériques ; pour Américo Castro, l’Espagne est au Sud, mélange, andalouse et fille des Trois Religions, elle puise abondamment aux sources juives et musulmanes. Mélange qui englobait Tolède, école de traducteurs et forge d’un acier sans pareil. Fil aiguisé et pont entre les cultures. N’oublions pas l’Espagne.

Chaque jour, les maisons d’édition s’efforcent de baisser leurs prix, et aujourd’hui le livre est accessible à tous à travers ce grand livre quotidien qu’est la presse, ce livre ouvert en deux ou trois feuilles qui nous arrive imprégné d’un parfum de curiosité et d’encre humide, cette oreille qui entend les nouvelles de toutes les nations en toute impartialité. Ces milliers de journaux sont les battements véritables du cœur unanime du monde.

Pour la première fois dans sa courte histoire, ce village possède désormais un début de bibliothèque. L’important est de poser la première pierre, parce que j’aiderai ensuite, de même que vous tous, à la construire. C’est un fait important, qui me réjouit, et je suis honoré du fait que ma voix soit celle qui s’exprime ici pour l’inauguration, parce que ma famille a extraordinairement coopéré à votre culture. Ma mère, comme vous le savez tous, a prodigué son enseignement à bien des habitants de ce village, puisque c’est pour enseigner qu’elle est venue ici, et je me souviens, enfant, l’avoir entendue lire à haute voix pour être écoutée de beaucoup. Mes grands-parents ont servi ce village avec beaucoup d’esprit, et bien des mélodies et chansons que vous avez chantées ont été composées par quelque vieux poète de ma famille. C’est pourquoi je me sens plein de satisfaction en cet instant, et je m’adresse à ceux qui possèdent quelque fortune pour leur demander de contribuer à cette cause, de donner de l’argent pour acheter des livres, parce que c’est votre obligation, votre devoir. Quant à ceux qui n’ont pas ces moyens, je vous demande de venir lire, de venir cultiver votre intelligence, car c’est la seule voie vers votre libération économique et sociale. Il est indispensable que la bibliothèque se nourrisse de nouveaux livres et de nouveaux lecteurs, et que les instituteurs s’efforcent de ne pas enseigner aux enfants à lire mécaniquement, comme c’est encore trop souvent le cas, mais qu’ils leur inculquent le sens de la lecture, c’est-à-dire ce que valent un point et une virgule dans le déroulement et la forme d’une idée écrite.

Et des livres ! Des livres ! Il faut que des livres commencent à parvenir jusqu’à la petite bibliothèque de la Fuente. J’ai écrit à la maison d’édition de la Résidence des étudiants de Madrid, où j’ai étudié tant d’années, et aux Éditions Ulises, pour voir si je peux obtenir qu’ils envoient ici leurs collections complètes, et j’enverrai bien sûr les livres que j’ai écrits ainsi que ceux de mes amis.

Des livres de toutes tendances, et de tous ordres d’idées. Aussi bien les œuvres divines, illuminées, des mystiques et des saints, que les œuvres enflammées des révolutionnaires et des hommes d’action. Que le Cantique spirituel de Jean de la Croix, pinacle de la poésie espagnole, affronte les œuvres de Tolstoï. Que la Cité de Dieu de Saint Augustin regarde droit dans les yeux Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche ou Le Capital de Marx. Parce que, chers amis, toutes ces œuvres se rejoignent en termes d’amour de l’Humanité et d’élévation de l’esprit, et en fin de compte, toutes se confondent et se mêlent en un idéal suprême.

Et des lecteurs ! Beaucoup de lecteurs ! Je sais que tout le monde n’a pas la même intelligence, de même que tout le monde n’a pas le même visage ; qu’il y a des intelligences magnifiques, et qu’il y a des intelligences atrophiées, tout comme il y a des visages disgracieux et de beaux visages, mais chacun tirera du livre ce qu’il pourra, qui lui sera toujours profitable, et pour certains absolument salvateur. Cette bibliothèque doit servir une fin sociale, parce que si l’on en prend soin, que l’on fait augmenter le nombre des lecteurs, et qu’elle s’enrichit peu à peu de nouveaux ouvrages, dans quelques années on verra au village, n’en doutez pas, un niveau de culture plus élevé. Et si la génération qui m’écoute aujourd’hui, faute de préparation, n’est pas en mesure de tirer des livres tout ce qu’ils peuvent apporter, alors vos enfants, eux, le feront. Il faut que vous sachiez tous que nous, les hommes, ne travaillons pas pour nous-mêmes, mais pour ceux qui nous suivent, et que c’est là le sens moral de toutes les révolutions, et en dernière instance le sens véritable de la vie.

Les pères luttent pour leurs enfants et leurs petits-enfants, et l’égoïsme est synonyme de stérilité. À l’heure où l’Humanité tend à ce que disparaissent les classes sociales, telles qu’elles étaient instituées, il lui faut faire preuve d’esprit de sacrifice et d’abnégation dans tous les domaines, pour intensifier la culture, unique voie de salut des peuples.

Je suis certain que Fuente Vaqueros, qui a toujours été un village à l’imagination vive et à l’âme claire et joyeuse comme l’eau qui jaillit de sa fontaine, tirera beaucoup de cette bibliothèque, et qu’elle servira à ce que tous conçoivent de nouveaux désirs et de nouvelles joies de savoir. Je vous ai expliqué à grands traits l’effort qu’il en a coûté à l’homme pour parvenir à faire des livres qui puissent être mis entre toutes les mains. Que cette petite et modeste leçon serve à ce que vous les aimiez et cherchiez leur amitié. Parce que les hommes meurent, mais les livres sont chaque jour plus vivants, parce que les arbres se fanent mais les livres sont toujours verts, et parce qu’à tout moment et à toute heure ils s’ouvrent pour répondre à une interrogation ou prodiguer un conseil.

Et sachez, bien sûr, que les avancées sociales et les révolutions se font avec des livres, et que les hommes qui les dirigent meurent souvent comme le grand Lénine d’avoir trop étudié, de tant vouloir embrasser de leur intelligence. Que ni les armes ni le sang ne valent rien, si les idées ne sont pas bien orientées et digérées dans les têtes. Et qu’il faut que les peuples lisent pour qu’ils apprennent non seulement le sens véritable de la liberté, mais aussi le sens authentique de la compréhension mutuelle et de la vie.

Merci à tous. Merci au village, merci en particulier à la section socialiste qui a toujours eu pour moi les meilleurs égards, et merci à votre maire, don Rafael Sánchez Roldán, un homme de bien, authentique et loyal fils du travail, qui a su acquérir par ses propres efforts la claire conscience de son époque, et grâce à qui cette bibliothèque publique est désormais un fait.

Je vous salue tous. Les vivants et les morts, puisque vivants et morts composent un pays. Les vivants, pour vous souhaiter le bonheur, et les morts, pour nous les rappeler affectueusement, parce qu’ils représentent la tradition du village et parce que nous sommes tous ici grâce à eux. Que cette bibliothèque serve à la paix, à la curiosité de l’esprit et à la joie dans ce beau village où j’ai l’honneur d’être né, et n’oubliez pas ce merveilleux proverbe écrit par un critique français du XIXè siècle : « dis-moi ce que tu lis, et je te dirai qui tu es ».

J’ai dit.

Sources
  1. García Lorca s’adresse ici non pas à ses compatriotes au sens d’Espagnols, mais à ses paisanos, c’est-à-dire aux « ressortissants » de sa « petite patrie » – Andalousie, province de Grenade, village de Fuente Vaqueros…
  2. Comarque centrale de la province de Grenade, partagée entre plaines et sierras.
  3. Fuente en espagnol : fontaine ou source…
  4. Forasteros  : par opposition à paisanos, ceux qui ne sont pas de l’endroit, qui viennent d’ailleurs ou ne se trouvent pas chez eux, plutôt qu’étrangers au sens de ressortissants d’un autre État.
  5. Pueblos en espagnol : terme toujours ambigu, signifiant à la fois « peuples » et « villages »…
  6. Ramón Menéndez Pidal (1869-1968), philologue et historien. Dans les premières décennies du XXème siècle, il accomplit un important travail de compilation de chansons et romances dont il fait le socle d’une culture espagnole centrée sur la Castille – tout en s’intéressant de près, en linguiste, à la langue basque.
  7. La IInde République espagnole est proclamée le 14 avril 1931, soit cinq mois avant le présent discours de García Lorca : il s’agit donc alors d’un régime encore très jeune, dont les finalités restent à préciser et dont l’avenir est loin d’être assuré.
  8. Cet art pariétal possédait bien un don particulier d’immortalité : les mêmes motifs, pourtant purement humains et pleinement artistiques, reproduits pendant des millénaires… Cf. Alain Testart, Avant l’Histoire, Paris, Gallimard, 2012.
Crédits
Illustration : Statue de Federico García Lorca sur la place Sainte-Anne, à Madrid | Crédit : someone10x (modifié), Wikimedia Commons
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