L’adage prétendait que le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique. Dans le sillage des frégates, au gré des alliances et des échanges commerciaux, la livre sterling s’est répandue partout sur la surface du globe. Au cœur des terres les plus reculées, on a sans doute payé en livres avant d’avoir seulement entendu parler anglais. C’est au tournant de la Première Guerre mondiale que la livre sterling laissa la place au dollar, tandis que les États-Unis prenaient la tête du commerce international et disséminaient leurs bases militaires sur l’ensemble du globe. Face au billet vert, l’euro n’occupe aujourd’hui encore que la deuxième place dans la hiérarchie des monnaies internationales.
La monnaie de Maastricht n’a d’ailleurs peut-être pas été conçue pour s’imposer mondialement. En 1992, sa principale raison d’être était d’incarner l’unité du marché européen. Si la naissance de l’euro a bel et bien provoqué des remous au sein du système monétaire international, ils ne se sont pas avérés aussi importants que prévu. Les fées se sont penchées sur son berceau et lui ont même promis un avenir radieux.
Robert Mundell lui-même, l’un des économistes les plus cités et les plus étudiés en matière de politique monétaire, indiquait en 2000 : “Il est probable que l’euro concurrence la position du dollar ; il pourrait [par conséquent] s’agir de l’événement le plus important de l’histoire du système monétaire international depuis que le dollar a succédé à la livre sterling dans son rôle de monnaie dominante durant la Première Guerre mondiale” 1. Force est de constater que la révolution n’a pas eu lieu, ou pas encore, alors même que les pays de l’Union européenne sont omniprésents dans les échanges internationaux et affichent un PIB très proche de celui des États-Unis.
Pour résoudre ce paradoxe, les économistes Eichengreen, Mehl et Chitu, dans un récent article publié en 2017 et intitulé “Mars or Mercury ? The Geopolitics of International Currency Choice” 2, proposent une analyse inédite, sous les auspices des dieux romains Mars et Mercure. Leur thèse est qu’à trop se concentrer sur le commerce et la finance, dont Mercure est l’avatar, l’on peine à comprendre ce qui fait la puissance d’une monnaie internationale. C’est au contraire à la lumière de la diplomatie, de la guerre et de la géopolitique, donc de Mars, que le système monétaire international devient intelligible.
Forts de cette analyse, nous voulons proposer un éclairage différent sur le rôle mondial de l’euro. Construite essentiellement sur une logique mercantile et financière, la monnaie unique ne manque-t-elle pas en premier lieu d’une ambition géopolitique unifiée et large pour s’imposer ?
Mercure, trop faible sans Mars ?
La réflexion sur l’influence géopolitique de la monnaie peut se décliner en deux grandes théories, celle de Mercure et celle de Mars, selon le nom que leur ont donné Eichengreen, Mehl et Chitu. Elles reflètent des lignes de tension importantes dans l’analyse des réserves de change des États. Chaque banque centrale détient en effet de nombreux avoirs, dont la composition en monnaie nationale ou étrangère varie. On appelle “réserves de change” l’ensemble des avoirs de la banque centrale libellés en devises étrangères.
Les réserves de change ont un rôle double pour les États. D’une part, elles occupent une place essentielle dans le commerce international, car elles servent à rembourser les dettes apparaissant dans la balance des paiements, c’est-à-dire les importations libellées en devises étrangères ainsi que le service extérieur de la dette 3. D’autre part, elles sont un instrument essentiel de la politique monétaire. C’est à travers elles, en intervenant sur le marché des changes, que les banques centrales peuvent influencer le taux de change de leur monnaie. Par exemple, lorsque la monnaie nationale se déprécie, la banque centrale peut décider d’acheter de la monnaie nationale grâce à ses réserves en monnaie étrangère, entraînant ainsi une hausse de la demande pour la monnaie nationale et, mécaniquement, l’appréciation de celle-ci. Au contraire, la banque centrale peut décider d’accumuler de nombreuses réserves, dépréciant par là sa monnaie et favorisant ainsi les exportations du pays. Les banques centrales, comme la Fed ou la BCE, élaborent donc une composition stratégique de leurs avoirs en monnaie étrangère. C’est de cela que tentent de rendre compte Eichengreen, Mehl et Chitu à travers les hypothèses mercurienne et martiale.
Mercure étant le dieu romain du commerce, l’hypothèse mercurienne consiste à dire que la composition des réserves de change a un motif avant tout pécuniaire. Selon sa définition aristotélicienne 4, la monnaie a trois fonctions : intermédiaire des échanges (la monnaie évite le troc), unité de compte (elle exprime la valeur des biens dans une unité commune) et réserve de valeur (elle permet l’accumulation de valeur et ne dépérit pas). Plusieurs critères permettent à une monnaie de remplir ces trois fonctions : l’abondance de monnaie sous forme liquide facilite les achats et les ventes ; sa diffusion mondiale pousse à privilégier son usage pour réduire la nécessité de conversion vers d’autres monnaies ; la crédibilité de l’État qui garantit sa valeur renforce la confiance dans le recours à cette monnaie sur le long terme. En somme, selon l’hypothèse mercurienne, la composition des réserves de change s’explique avant tout par les données économiques et financières guidant le commerce international.
Avec l’hypothèse de Mars, dieu de la guerre, on change radicalement de perspective : c’est la guerre, la géopolitique et les questions de défense qui expliquent pourquoi les États tendent à privilégier certaines devises plutôt que d’autres. La diffusion d’une monnaie dépend du poids diplomatique et militaire de l’État qui l’émet. D’une part, dans la mesure où la sécurité et la stabilité d’un pays dépendent en partie de la stabilité monétaire, les États ont intérêt à accumuler des réserves de change libellées dans les devises des États les plus puissants. D’autre part, ces derniers profitent de la situation pour exiger des États plus faibles militairement et diplomatiquement de plus grandes ressources financières, en échange de leur sécurité. Les centres financiers des États les plus puissants profitent évidemment de ce quid pro quo. Selon l’hypothèse martiale, ce sont finalement les motifs géopolitiques qui priment sur les motifs pécuniaires.
Bien sûr, il ne faut pas voir dans l’opposition entre hypothèse mercurienne et hypothèse martiale une dichotomie absolue. L’hypothèse martiale est cependant trop souvent mise de côté dans l’analyse de la politique monétaire des États comme dans son élaboration.
Comment le dollar a conquis sa position dominante
Afin de comprendre les raisons qui poussent les banques centrales à privilégier certaines monnaies, il faut mettre ces hypothèses à l’épreuve des faits. Or les données récentes sur les réserves de change sont le plus souvent confidentielles ou parcellaires. Eichengreen, Mehl et Chitu testent donc leurs hypothèses sur la période précédant la Première Guerre mondiale, en s’appuyant sur les données rassemblées par Lindert dans un article de 1967 5. À l’époque, il n’y a pas de monnaie dominante, mais un ensemble de monnaies globales en concurrence : la livre sterling, le franc français et le mark allemand, suivis du dollar américain et du florin néerlandais.
De Mars et Mercure, qui l’emporte alors ? Dans les faits, les motifs pécuniaires rendent compte des variations de composition des réserves de change aussi bien que les motifs géopolitiques. La crédibilité d’un État comme la structuration des échanges commerciaux (par le biais d’une frontière commune ou de possessions coloniales) corrélaient positivement avec la part de sa monnaie dans les réserves de change des autres Etats. Mais ces facteurs seuls ne sont pas suffisants. Ce n’est qu’en intégrant un certain nombre d’aspects géopolitiques (pacte de défense, traité de non-agression, de neutralité ou d’entente) qu’on peut intégralement rendre compte de la composition des réserves de change. Ainsi, l’existence d’une alliance géopolitique ou militaire augmente la part de la monnaie de l’État allié dans les réserves de change d’environ 30 points de pourcentage. Les auteurs montrent ainsi que ce n’est qu’en tenant compte de l’hypothèse de Mars qu’on peut prétendre faire tendre les estimations du poids de chaque monnaie vers leur poids réel de l’époque.
L’hypothèse martiale s’avère donc largement pertinente ; il existe bien une géopolitique de la monnaie au-delà de la finance et du commerce. Eichengreen, Mehl et Chitu montrent ainsi que la hausse de la part du mark allemand dans les réserves de l’Autriche-Hongrie est concomitante de la signature de la Triple Alliance en 1882, tandis que le recours massif des Russes au franc français est une conséquence de l’alliance franco-russe de 1894.
Il serait erroné d’y voir un phénomène obsolète, datant d’une époque où l’économie était peu financiarisée et mondialisée, et où la politique monétaire était moins maîtrisée. De fait, les similarités avec notre époque sont nombreuses : une inflation basse, la prédominance large mais incomplète d’une monnaie (jadis la livre sterling, aujourd’hui le dollar), l’émergence de nouveaux États dans l’économie mondiale, etc. Le dollar est ainsi en 2018 la monnaie la plus présente dans les réserves de change mondiales. Comme pour la livre il y a un siècle, l’hypothèse martiale explique en grande partie ce phénomène. D’après les rares données accessibles, des États tels que le Japon, Taiwan, l’Arabie Saoudite ou l’Allemagne, fortement dépendants des États-Unis pour assurer leur sécurité, possèdent plus de 80 % de leurs réserves de change en dollar dans les années 2010. En revanche, la Russie ou le Royaume-Uni, qui disposent de l’arme nucléaire, en possèdent à peine à peine 40 %. Dans ces conditions, que se passerait-il si les États-Unis retiraient leur soutien militaire à leurs alliés ? Eichengreen, Mehl et Chitu, qui ont étudié ce scénario, estiment que la part du dollar dans les réserves de ces États diminuerait de 33 points, soit exactement le même ordre de grandeur que l’effet des alliances militaires en 1913.
Les questions monétaires internationales doivent donc être interrogées à l’aune de la géopolitique. L’hégémonie du dollar est aujourd’hui remise en cause par l’émergence progressive du yuan. Depuis le timide lancement en 2009 de l’internationalisation du yuan par Hu Jintao, sa valeur est au cœur d’un vif débat entre la Chine et les États-Unis. Lorsque l’un fait face à une baisse de ses exportations, il dévalue sa monnaie et est aussitôt critiqué par l’autre, qui réplique. Souvent masquées et non reconnues, en particulier par la Chine, ces opérations ont donné naissance à une véritable “guerre des monnaies”. L’année 2018 a été marquée par d’importants mouvements de cette nature. En janvier, le secrétaire américain au Trésor a annoncé à Davos vouloir un dollar faible pour soutenir les exportations américaines, s’attirant par là les foudres des dirigeants européens, notamment Mario Draghi. En juillet, le président Trump, a également largement reproché à l’U.E, mais surtout à la Chine, de “manipuler sa monnaie”.
Il faut également noter que le yuan a progressivement été intégré aux réserves de change des principaux États, en Europe comme en Russie. Selon le FMI, bien que représentant encore moins de 2 % du total des réserves de change, la part des réserves de change en yuan 6 sur les 149 États considérés a presque doublé entre le second trimestre 2017 et le second trimestre 2018. Depuis le 1er octobre 2016, le yuan a également été inclus dans les Droits de Tirage Spéciaux (DTS) 77 du FMI. Une fois encore, on ne peut qu’admettre la pertinence des hypothèses de Mercure et de Mars dans cette évolution. Il va sans dire que la place désormais occupée par la Chine doit beaucoup à Mercure. L’entrée du yuan dans les réserves de la Banque de France et de la Banque d’Angleterre, ainsi que de la Bundesbank (janvier 2018), est fortement liée à la vitalité économique de la Chine, laquelle constitue désormais une puissance financière crédible capable de contrecarrer dans une certaine mesure les chocs systémiques en cas de crise.
Mais cette ascension du yuan doit aussi beaucoup à Mars. Le rapprochement monétaire avec l’Europe est corrélé avec une tentative d’amorcer une collaboration diplomatique plus durable avec la Chine face aux États-Unis de Trump. De plus, les accords sino-russes de 2014, qui favorisent les échanges roubles-yuans, sont en concomitance avec le renforcement du partenariat stratégique de 1996. La Russie est de fait le premier fournisseur d’armes de la Chine. En outre, en juillet 2018, la Banque centrale nigériane, après celle d’Afrique du Sud et d’Égypte, est devenue la troisième d’Afrique à prendre la décision d’utiliser le yuan plutôt que le dollar pour ses importations avec la Chine. Il faut y voir un témoignage du renforcement de la puissance diplomatique de la Chine sur le continent africain, dans la lignée du premier Forum sino-africain sur la défense et la sécurité en juin 2018. En mars 2018, le lancement par la Bourse internationale de l’énergie de Shanghaï des pétro-yuans en qualité de substituts des pétro-dollars est également un signe de l’accroissement du rôle de la Chine sur la scène géopolitique internationale.
Au-delà de la question chinoise, si Mars est si important dans les destinées monétaires, c’est aussi que la monnaie, loin d’être un simple intermédiaire dans les échanges, enflamme les passions belliqueuses quand se confondent l’unité de compte et l’État qui la garantit. L’attachement des partis nationalistes aux monnaies nationales lors du passage à l’euro dans les années 2000 en est le symptôme. C’est également ce qui a motivé depuis bien longtemps la lutte contre l’hégémonie du dollar. Adam Tooze, dans son dernier livre Crashed, rapporte ainsi l’extrait d’une brochure nationaliste russe datant de 2006 : “Acheter une centaine de dollars c’est investir 2 660 roubles dans l’économie américaine. Cet argent finance la guerre en Irak, cet argent finance la construction de sous-marins nucléaires américains.” 88
Les réserves de change sont pour finir une arme non négligeable qui ne doit rien à Mercure. Les autorités russes savent d’ailleurs comment l’utiliser. Adam Tooze rappelle 9 qu’en 2008, alors que se posait déjà la question de l’appartenance de l’Ukraine à l’OTAN et à l’Union européenne, les Russes ont profité de l’effondrement du marché hypothécaire américain pour, au pire des moments, décharger leur portefeuille de 100 milliards d’actions de Fannie Mae et Freddie Mac 10. Cette décision opportune avait pour visée de perturber encore plus l’ordre économique mondial et affaiblir la position américaine. Si la Chine avait alors suivi le mouvement en se déchargeant de ses actions, l’histoire de la crise immobilière aurait pu être différente. Ce coup d’estoc monétaire a tout de même donné à la Russie le léger avantage lui permettant d’intervenir en Géorgie sans réaction américaine.
La monnaie doit donc aussi bien à Mercure qu’à Mars et peut se révéler un outil puissant sur l’échiquier géopolitique. À cet égard, la politique monétaire européenne paraît empreinte d’une certaine naïveté. La monnaie européenne fait l’objet d’une construction géopolitique incomplète et doit faire face à de nombreux obstacles par rapport à ses compétitrices. Ces obstacles l’empêchent de prendre la place centrale à laquelle elle prétend.
La monnaie européenne à la conquête de Mars ?
Lors d’une intervention remarquée le 2 octobre 2015 à Beyrouth 11, Benoît Cœuré, membre du directoire de la BCE, rappelait qu’une monnaie internationale doit remplir les trois fonctions aristotéliciennes de la monnaie évoquées plus haut (unité de compte, réserve de valeur, intermédiaire des échanges) “dans les transactions privées et officielles entre résidents et non résidents”. Cœuré regrettait pourtant que “les rôles respectifs du dollar et de l’euro dans le système monétaire et financier mondial so[ient] demeurés globalement inchangés depuis 2007-2008”.
Force est en effet de constater que, quoique remplissant tous ces critères, l’euro reste à bien des égards l’éternel deuxième. La BCE publie chaque année un rapport sur Le rôle international de l’euro 12. Au dernier trimestre 2017, la monnaie de Maastricht était utilisée en tant que moyen de paiement international dans 36 % des cas, contre 40 % pour le dollar. L’euro remplit donc son rôle d’intermédiaire des échanges, même si plus de 85 % des importations de pétrole des pays de l’U.E. sont réglées en dollars et non en euros, ce que critiquait le Sénat en octobre 2018 13. Néanmoins, en 2017, seulement 20 % des réserves de change mondiales étaient libellées en euro, contre 63 % en dollar. Enfin, en tant qu’unité de compte, l’euro reste peu utilisé pour fixer les prix de référence sur la plupart des marchés. Au bout du compte, la BCE évalue que la place internationale de l’euro n’a jamais été aussi basse (mesurée par la moyenne de la part de l’euro dans les réserves de changes et différents types d’échanges de titres) : celle-ci a perdu 3 points de pourcentage depuis 2008 et est estimée à 22 % en 2017.
Pour apprécier ce que les Européens perdent dans la configuration actuelle des choses, il faut prendre la mesure des conséquences de la domination du dollar. Dans son ouvrage Un privilège exorbitant 14(2011), l’économiste B. Eichengreen énumère les avantages conférés par le statut international du dollar aux États-Unis. D’abord, comme la demande mondiale (hors États-Unis) pour le dollar est plus grande que pour les autres devises, le taux d’intérêt des emprunts à long terme se trouve réduit, ce qui facilite in fine le financement du budget américain (et du déficit du compte des transactions courantes). Ensuite, cela permet de réduire le coût de transaction des entreprises américaines : elles n’ont notamment pas besoin de convertir leurs actifs dans une autre monnaie. Outre ces avantages structurels, l’attrait qu’exerce le dollar lui permet de moins souffrir des vicissitudes des taux de change en cas de perturbations conjoncturelles. Cette position dominante accentue à l’inverse les effets de ces fluctuations sur les autres États dépendants du dollar. Enfin, cela place de facto la Fed dans la position de prêteur de dernier ressort au niveau mondial, un rôle qu’elle a gracieusement accepté en 2009-2010 sous la direction de Ben Bernanke 15 mais pourrait ne plus assumer dans le futur si elle manque de moyens ou de volonté politique.
Comment se fait-il que l’Union européenne, qui affiche un PIB quasiment égal à celui des États-Unis, qui importe légèrement moins et exporte plus que ces derniers 16, n’occupe pas une place plus importante ? Comme l’indique Benoît Cœuré dans son intervention de Beyrouth, l’Union européenne est une puissance économique forte et est largement intégrée au commerce international. De plus, l’indépendance de la BCE, inscrite dans ses statuts depuis sa fondation 17, devrait lui assurer une grande crédibilité sur les marchés financiers. Si l’on revient à l’hypothèse de Mercure, le poids de l’euro dans les réserves de change mondiales devrait donc être bien supérieur.
Le problème justement, si l’on suit la grille d’analyse définie par Eichengreen, Mehl et Chitu, c’est que l’euro, ainsi que l’architecture de la BCE, ont été bâtis exclusivement sous les auspices de Mercure. Mars au contraire manquerait à l’Europe pour devenir une vraie puissance monétaire internationale. L’article 127 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, qui soutient que le seul mandat de la BCE est la stabilité des prix, fait de l’euro un glaive que les Européens ont juré de ne jamais tirer de son fourreau. Ensuite, l’indépendance de la BCE, si jalousement gardée, isole l’institution des considérations géopolitiques : le directoire de la BCE est déconnecté des décisions qui se font dans les chancelleries et inversement.
Il y a plus : les outils géopolitiques, stratégiques et militaires dont dispose l’Europe sont pauvres. Les projets d’Europe de la défense tardent encore à voir le jour, malgré le lancement en 2017 de la Coopération Structurée Permanente (CSP), dont le but est de promouvoir la collaboration européenne dans le domaine de la défense. Il n’y a pas d’armée européenne et encore moins d’armes nucléaires européennes. En outre, les Européens peinent souvent à constituer un front géopolitique uni. Ces dix dernières années, celui-ci s’est fissuré à de multiples reprises : en Libye, en Syrie, en Ukraine, etc. L’on en revient à la notion de crédibilité : la crédibilité économique de l’euro est forte, pas sa crédibilité géopolitique. Or sans une crédibilité géopolitique forte, l’euro se cantonnera à la deuxième place.
La faiblesse géopolitique de l’euro, particulièrement flagrante dans l’affaire iranienne
Ce cadre théorique trouve une illustration dans l’affaire des sanctions américaines contre l’Iran, remises en place depuis le 4 novembre, qui frappent par leur extraterritorialité de nombreuses entités européennes. Plusieurs journaux se sont enthousiasmés, en avril 2018, avant la sortie américaine du JCPOA, du fait que les Iraniens allaient remplacer le dollar par l’euro comme monnaie de référence pour leurs échanges internationaux 18. Qu’est devenue cette annonce aujourd’hui ? S’agit-il du signe d’un rapprochement stratégique entre l’UE et Téhéran ? Un tel changement est-il à même de protéger les Européens contre les effets extraterritoriaux des sanctions américaines ? Nous allons montrer que cette annonce est restée lettre morte, et que l’Union européenne, en prétendant que Mars n’existe pas, que l’on peut se rapprocher monétairement d’un pays sans avoir le moindre lien stratégique avec lui, condamne tous les projets de contournement des sanctions américaines qu’elle met actuellement en place.
Pour comprendre le lien entre les sanctions américaines et la géopolitique monétaire, il faut rappeler que l’omniprésence internationale est directement liée à l’extraterritorialité des sanctions américaines. En effet, les sanctions mises en place par les États-Unis contre l’Iran sont de deux types : les sanctions primaires touchent des “US persons”, tandis que les sanctions secondaires concernent des “specially designed nationals”. Or tout le problème est qu’il est difficile de savoir si une transaction est concernée par les sanctions qui touchent les “US persons”, définies non par la nationalité des “individus”, mais de la manière suivante : “the term “US person” means any United States citizen, permanent resident alien, entity organized under the laws of the United States or any jurisdiction within the United States (including foreign branches), or any person in the United States”. Au point que des banques européennes ont été sanctionnées parce qu’elles avaient simplement commercé en dollars avec des États sous embargo américain 19. Or les pays européens utilisent à ce jour à 80 % le dollar dans leurs importations énergétiques, qui ne proviennent qu’à 2 % des États-Unis. Par conséquent, si l’Union voulait préserver ses relations économiques avec l’Iran, il faudrait qu’elle utilise exclusivement l’euro dans ses relations économiques avec cet État, et, plus généralement, dans ses importations d’hydrocarbures.
Ce cadre de l’extraterritorialité des sanctions américaines posé, le cas iranien illustre particulièrement bien l’importance de Mars dans la géopolitique monétaire et l’inefficacité de mesures qui tiennent uniquement de Mercure (comme le mécanisme financier actuellement mis en place par l’UE).
Tout d’abord, le dollar est encore présent en Iran sans aucune raison commerciale, en raison de la domination militaire des États-Unis sur la région. Même si l’Iran n’a aucune relation commerciale avec les États-Unis, le pétrole iranien continue d’être vendu en dollar, en dépit des annonces faites en avril, comme le montre le discours de Javad Zarif, en septembre, en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui appelait à cesser d’utiliser le dollar dans les échanges internationaux 20. Ce paradoxe entre une absence complète de relations économiques et politiques et l’utilisation contrainte du dollar dans les échanges peut s’expliquer par l’hypothèse de Mars, et par les alliances stratégiques et militaires américaines contractées avec les pays du Golfe (notamment l’Arabie saoudite, qui a indexé sa monnaie sur le dollar, et les Émirats Arabes Unis, second partenaire commercial de l’Iran).
Ensuite, l’euro devrait être, selon la théorie de Mercure, la monnaie des échanges avec l’Iran (l’euro est la seconde monnaie internationale après le dollar), mais ce fait reste conditionné à un rapprochement stratégique impossible pour l’instant en raison d’autres alliances. En effet, l’Union européenne a levé les sanctions qui concernaient le programme nucléaire iranien ainsi que les sanctions onusiennes, qui imposaient au pays un embargo presque complet, mais conserve un certain nombre de sanctions adoptées contre l’Iran, en vertu de l’article 215 du TFUE, pour des violations des droits de l’homme et pour son soutien au terrorisme : embargo sur les armes, mesures restrictives sur les technologies liées aux missiles, sur le secteur pétrochimique, et sur un certain nombre de métaux et de logiciels. Pour embrasser d’un rapide coup d’oeil les “alliances stratégiques” contractées par l’Union européenne dans la région, il suffit de regarder la carte des sanctions économiques prises par l’Union : l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et le Yémen font l’objet de sanctions, mais aucun de leurs voisins du Golfe. Ainsi les projets européens pour contourner les sanctions américaines laissent entendre que Mars et Mercure sont déconnectés – que l’on pourrait adopter des sanctions contre un pays tout en s’en rapprochant monétairement.
Qui plus est, le Special Purpose Vehicle (SPV), proposé pour poursuivre des relations commerciales avec l’Iran sans passer par le dollar, paraît limité par sa dimension strictement mercurienne. En effet, l’administration américaine ne semble pas spécialement respectueuse des mesures visant à contourner l’embargo qu’elle souhaite imposer, dans une stratégie de “pression maximale” sur l’État iranien. Ainsi, Steve Mnuchin déclarait récemment : “D’après ce que j’ai vu, je ne pense pas que des transactions importantes pourront être effectuées via le SPV […] mais si des transactions sont faites dans le but d’échapper à nos sanctions, nous mettrons en œuvre des méthodes agressives pour lutter contre” 21.
Enfin, le fait que l’euro ne soit pas la monnaie d’échange unique entre l’Union européenne et l’Iran rend impossible la préservation des intérêts européens d’un point de vue stratégique, mais aussi économique. Comme l’explique Thierry Coville dans un article publié sur Le Grand Continent, l’Union cherche, par le biais du JCPOA, à maintenir la stabilité du Moyen-Orient, et à se présenter comme une grande puissance conciliatrice au Moyen-Orient. Le très récent entretien d’Abbas Araghchi (vice-ministre des affaires étrangères en Iran) au journal italien Il Messagero 22, qui dit “attendre des signaux importants et concrets”, l’a montré : il existe un véritable “désir d’Europe” de la part de l’Iran. Peut-être le tournant attendu est-il un tournant stratégique qui ne doit pas consister en des mécanismes de paiement. En somme, tant que les propositions européennes resteront dans le domaine de Mercure, la situation restera bloquée. Et paradoxalement, le fait de se focaliser uniquement sur Mercure (mécanismes financiers alternatifs, propositions de réactivation du règlement de 1996) rend Mercure impossible, puisque l’impossibilité de sécuriser des échanges avec l’Iran a obligé plusieurs grandes entreprises européennes à quitter l’Iran (pour ne citer que les plus grandes : Maersk, Allianz, Siemens, Total, Peugeot, Renault).
Concluons sur l’affaire iranienne : on peut lire l’incapacité européenne à répondre au défi monétaire posé par la sortie américaine du JCPOA comme le résultat logique de son absence de géopolitique au Moyen-Orient et de son refus de tout rapprochement stratégique avec Téhéran, lequel rend impossible un rapprochement monétaire.
Conclusion
Tout cela n’invite pas à l’optimisme sur l’avenir de la place internationale de l’euro. De fait, l’euro est une monnaie idéale du point de vue de l’économiste : le mandat de sa banque centrale est clair (la stabilité des prix), sa gestion est indépendante du pouvoir politique, et les pays européens sont au centre des échanges mondiaux. Pourtant, en matière de rayonnement international, sans un changement majeur, l’euro reste et restera loin derrière le dollar.
Le problème est que l’euro manque de crédibilité géopolitique : la place internationale d’une monnaie ne dépend pas uniquement de ses fondements économiques, mais également de l’importance géopolitique du pays qui la garantit.
Pour le dire autrement, la domination actuelle du dollar dans les échanges mondiaux reflète celle des États-Unis. Les pays ne dépendant pas entièrement des États-Unis pour leur défense (comme les puissances nucléaires) ont significativement moins de réserves de change en dollar. Cette situation de domination américaine est rendue possible par le fait que les États-Unis constituent une puissance géopolitique cohérente.
À l’inverse, ce qui fait la cohérence économique de la monnaie européenne l’affaiblit sur le terrain géopolitique : le mandat unique de la BCE l’empêche en théorie d’intervenir au-delà du ciblage d’inflation et son indépendance la déconnecte des autres centres de décision politique. Surtout, l’Union européenne se délite souvent en matière géopolitique : sur beaucoup de sujets, comme les rapports avec la Russie, les États membres ne mettent pas en œuvre les mêmes stratégies. Enfin, les outils géopolitiques européens sont encore trop peu nombreux : le projet d’Europe de la défense en est encore à ses balbutiements et les pressions européennes ont bien souvent trop à voir avec Mercure (et elles sont inefficaces car l’euro n’est pas indispensable aux échanges mondiaux).
Le cas de l’Iran est symptomatique des faiblesses européennes. L’Europe aurait pourtant tout à gagner à prendre une place internationale plus importante. Comme le démontre le cas iranien, la prédominance du dollar donne toute leur puissance aux sanctions américaines. De plus, la prédominance du dollar dans les échanges impose aux entreprises européennes un coût de transaction plus important par rapport à leurs compétitrices américaines. Pour cela, il n’y a pas nécessairement besoin de réformer l’euro ; il faut cependant proposer une vision politique plus cohérente.
Trouver un moyen efficace d’outrepasser les sanctions américaines peut être un premier pas, mais il ne sera pas suffisant. Les déclarations récentes d’Emmanuel Macron et d’Angela Merkel sur le projet d’une armée européenne vont peut-être dans ce sens : les Européens se sont engagés à développer des systèmes d’armement communs et à pratiquer une politique d’exportation d’armements commune. Il y a cependant une divergence entre les deux dirigeants, qui souligne encore une fois les fragilités qui minent l’euro. Si M. Macron a parlé d’une “vraie armée européenne”, Mme Merkel a évoqué une armée en “complément de l’OTAN”. À l’image de la monnaie, l’indépendance est pourtant la clef de la crédibilité géopolitique et sans résoudre ses contradictions, l’euro restera dans l’ombre du dollar.
Sources
- Mundell R. (2000) “The Euro and the Stability of the International Monetary System” in Mundell R., Clesse A. (eds) The Euro as a Stabilizer in the International Economic System, Springer, Boston, MA.
- Eichengreen, B., Mehl, A.J. and Chitu, L., 2017. Mars or Mercury ? The geopolitics of international currency choice (No. w24145). National Bureau of Economic Research.
- Le montant payé chaque année par les États pour rembourser leurs dettes, qui comprend à la fois la part annuelle du capital emprunté initialement, appelé principal, et les intérêts payés sur la dette.
- Aristote, Éthique à Nicomaque, GF Flammarion, p. 246-252 (1132b-1133b)
- https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1540-6261.1976.tb03230.x
- Les données sont consultables ici.
- C’est-à-dire le panier de devises utilisé par le FMI pour permettre aux Etats-membres de compléter leurs réserves de change en cas de besoin. Il comprend, depuis 2016, à proportion de leur importance dans l’économie mondiale, le dollar, l’euro, la livre sterling, le yen et donc le yuan.
- Adam Tooze, Crashed, Viking, p.132
- Adam Tooze, Crashed, Viking, p.137-138
- Pour rappel, Fannie Mae et Freddie Mac sont les deux agences semi-publiques (bénéficiant d’une garantie gouvernementale implicite mais dont les actions sont accessibles à tous) de refinancement hypothécaire au centre de la crise de l’immobilier américain en 2008. Leur objectif était de faciliter l’accès à la propriété.
- L’intégralité de l’intervention peut être consultée ici.
- Le dernier rapport, publié en juin 2018 en anglais, est disponible ici.
- Dans le cadre du rapport d’information “Sur l’extraterritorialité des sanctions américaines”, disponible ici.
- Ce titre reprend une expression de Valéry Giscard d’Estaing, alors qu’il était ministre des Finances et des Affaires économiques sous de Gaulle (1962-1966), et évoque le dollar.
- Les opérations d’assouplissements quantitatifs de la Fed ont injecté plus de 1 300 milliards de dollars en liquidité entre 2008 et 2010 dans l’économie mondial, dont une grande partie a permis notamment aux banques européennes d’alléger leur bilan.
- 16 % des exportations mondiales en 2017 contre 12 % pour les États-Unis selon Eurostat.
- Article 130 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne
- “L’Iran passe du dollar à l’euro pour ses échanges internationaux”, Capital, 18 avril 2018 ; “Iran switches from dollar to euro for official reporting currency”, Euronews, 18 avril 2018
- Pour avoir plus de précision, se rapporter au Rapport de l’Assemblée Nationale n°4082 sur l’extraterritorialité du droit américain.
- “Iran plans to use other currencies to get around U.S. sanctions”, The Washington Post, 29 septembre 2018.
- “US rebuffs Europeans over ensuring Iran sanctions exempt food and medicine”, The Guardian, 02 novembre 2018.
- Il Messagero, 16 novembre 2018