Munich. Les élections qui se sont tenues dimanche 14 octobre en Bavière ont vu s’opérer une recomposition historique de la situation politique régionale, dans un contexte de forte participation (environ +10 % par rapport à l’élection de 2013). Si les orientations politiques futures du grand État prospère, catholique et conservateur du Sud de l‘Allemagne en seront certainement assez peu affectées, l’équilibre des forces – et c’est là tout le paradoxe – y est profondément et durablement bouleversé. À moyen terme, les résultats de ce vote pourraient peser sur l’avenir de la Grande coalition et, partant, sur les dynamiques politiques de toute l’Union européenne.
CSU : le désavœu
Le particularisme régional parcourt tout le système politique bavarois : la Bavière est en effet le seul Land d’Allemagne dans lequel l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de la chancelière Angela Merkel ne présente aucun candidat. À sa place, l’Union chrétienne-sociale (CSU) du ministre de l’Intérieur Horst Seehofer, qui lui a toujours été alliée mais défend des positions souvent plus droitières, régnait jusque-là sans partage sur la politique régionale. Depuis 1957, tous les ministres-présidents (chef de gouvernement) bavarois étaient issus de ses rangs, et elle n’a échoué à recueillir la majorité absolue des suffrages qu’à une seule reprise, entre 2008 et 2013, où elle avait formé une coalition avec la FDP (libéraux).
Cette époque est désormais révolue. Affaiblie par ses désaccords avec la CDU au niveau fédéral, décrédibilisée par le climat de tensions qu’entretient au sein de la coalition M. Seehofer, qui n’avait pas hésité à poser un ultimatum à la chancelière sur la question migratoire – ultimatum d’ailleurs habilement désamorcé par Mme Merkel –, la CSU réunit certes plus de 35 % des voix, mais elle perd sa majorité absolue et son hégémonie dans le camp conservateur. Loin d’avoir su capitaliser sur ces thèmes sécuritaires, la CSU s’est vu reprocher par une majorité de citoyens son traitement de la question. Son incapacité à se positionner sur d’autres sujets jugés plus prioritaires (éducation, logement, environnement) l’a lourdement desservie.
On peut y voir une erreur stratégique : la CSU a bien vu qu’une majorité d’électeurs étaient prêts à soutenir M. Seehofer dans sa ligne dure contre la chancelière ; elle n’a pas anticipé que la désunion, voire le manque de fiabilité mis au jour par ces règlements de comptes au sommet contribueraient à écorner durablement son image. Horst Seehofer apparaît aujourd’hui comme le principal responsable de la catastrophe ; au niveau fédéral, il a semé le désordre sans obtenir de la chancelière aucune concession significative. La popularité de Markus Söder, l’actuel ministre-président de Bavière et tête de liste de la CSU, est également en berne. Mais lui passe pour plus pragmatique, et la première position de la CSU – malgré ses déboires – le charge de former un gouvernement.
SPD : la débâcle
Le parti social-démocrate (SPD) est l‘autre grand perdant de cette élection. À ces deux défaites, deux causes communes : l‘incapacité d‘imposer ses thèmes au niveau régional, et la mésentente de la Grande coalition entre conservateurs et sociaux-démocrates au niveau fédéral, dont la CSU est en grande partie responsable. (La critique de Thomas Piketty à la ligne du SPD paraît toujours pertinente — ici pour relire l’entretien). L‘issue cependant apparaît bien plus dramatique pour le SPD, qui perd la moitié de ses électeurs, en grande partie au profit des Verts, et tombe sous la barre symbolique des 10 % lors d‘un scrutin régional pour la première fois depuis 1948. Derrière la CSU, les Verts, mais aussi l‘AfD (extrême-droite) et les Électeurs libres (conservateurs), le SPD n‘est plus que le cinquième parti de Bavière.
La direction de la SPD a annoncé que 2019 verraient se dérouler des consultations internes, visant à déterminer si la poursuite de la participation socio-démocrate à la Grande coalition fédérale était toujours politiquement viable. Une hésitation qui risque pourtant de se retourner contre elle et de renforcer à ses dépens les autres forces progressistes, notamment les Verts.
Grüne : la sensation
Confirmant une tendance au niveau fédéral, les Verts semblent réussir là où la SPD échoue. Doublant leur score à près de 18 %, ils ont capitalisé sur l‘espace laissé libre par les socio-démocrates au centre-gauche, sur la dynamique – jeune, urbaine, européenne et progressiste – déjà bien implantée dans le Land voisin de Bade-Wurtemberg, et sur deux thèmes majeurs, l‘environnement et le logement. En donnant le ton du débat sur ces sujets à leurs opposants, en privant le SPD de sa position dominante au centre-gauche et en réaffirmant leurs ambitions environnementales et européennes, les Verts ont paru convaincre sur le fond. Devenue la ville la plus chère d‘Allemagne, Munich a vu sa population s‘accroître et se diversifier : autant de changements favorables aux Verts, qui obtiennent toutefois des scores honorables même dans les zones rurales.
Leurs deux têtes de liste, Katharina Schulze et Ludwig Hartmann, avec leurs visages neufs, ont réussi à s‘inscrire en faux contre la morosité ambiante. Un mot revient, souvent ironique, pour les désigner : Wohlfühlpartei, un « parti pour lequel il fait bon voter », allusion à une campagne résolument optimiste, à la communication bien orchestrée, dont les jeunes urbains sont les premiers destinataires, et dont on ignore si elle pourra tenir dans la durée.
En attendant, la victoire des Verts confirme leur dynamique sans pour autant leur donner les clefs du gouvernement. Comme ils défendant des positions souvent aux antipodes de la CSU, cette dernière ne formerait une coalition avec eux que si elle y était contrainte. Or ce n‘est manifestement pas le cas.
Freie Wähler : le populisme tranquille
Dans le camp conservateur, un autre parti se distingue en effet. Les Freie Wähler (Électeurs libres), qui atteignent 11 % ce dimanche, sont à l‘origine une fédération de groupes politiques locaux, plutôt ruraux et conservateurs, formée à l‘écart des partis politiques traditionnels. Se définissant comme le parti du « centre fort », « sans idéologie », ils prônent la démocratie directe, la sauvegarde du patrimoine et des valeurs traditionnelles bavaroises, les services sociaux de proximité et la défense des campagnes. Ces positions, qui rappellent certains aspects du populisme, mais sans l‘outrance verbale ni les visions simplificatrices, sont en fait assez proches du conservatisme « social » de l‘ancienne CSU et de son électorat traditionnel.
Au soir de l‘élection, Markus Söder n‘a pas caché sa préférence pour une coalition avec les Électeurs libres, lesquels se sont toujours déclarés favorables à une telle alliance. La proximité de valeurs entre les deux partis devrait faciliter la formation du gouvernement, pour laquelle la Constitution du Land prévoit un délai d‘un mois seulement, sous peine d‘élections anticipées. La majorité qui en résulterait serait étroite, mais fonctionnelle ; les orientations politiques, assez proches de celles actuellement observées, ne devraient pas surprendre outre mesure.
AfD : la déception
Le parti d‘extrême-droite Alternative pour l‘Allemagne (AfD), avec près de 11 % des suffrages, a certes réussi à entrer pour la première fois au Maximilianeum, le parlement bavarois, avec une vingtaine de députés. Ce résultat apparaît pourtant à plusieurs égards comme décevant. Sauf dans les États traditionnellement protestants du Nord et du Nord-Ouest, où le terrain lui est moins favorable, l‘AfD a enregistré jusque là des scores supérieurs, notamment en Bade-Wurtemberg (15 %) ou en Rhénanie (13 %). En outre, l‘AfD a peiné à s‘imposer dans un paysage politique bavarois certes recomposé, mais toujours vivace, où les libéraux du FDP, les Électeurs libres, et même les Verts, ont profité tout autant qu‘elle du recul de la CSU.
Irrités par la rébellion d‘Horst Seehofer à Berlin, les Bavarois ont pu se lasser des thèmes sécuritaires dont l’AfD se fait le héraut violent et systématique, et la culture conservatrice de l‘État a pu jouer contre le ton souvent (contre-)révolutionnaire que le parti populiste donne à ses discours. Si sa présence au parlement apportera son lot d‘attaques, son score n‘est pas suffisant pour menacer la formation d‘un gouvernement.
Au fond, beaucoup de bruit pour rien ?
Complétons le tableau par deux résultats conformes aux attentes : la FDP (libéraux) dépasse tout juste la barre des 5 % qui lui permet d‘entrer au parlement ; à 3,5 %, la Linke (gauche radicale) n‘y parvient pas, malgré une légère progression.
L‘issue du scrutin dévoile certes une recomposition politique significative. Malgré cela, l‘équilibre des suffrages entre le bloc libéral-conservateur-nationaliste d‘une part et le bloc social-démocrate-écologiste-socialiste de l‘autre reste essentiellement inchangé. D‘abord parce que le regain de participation a profité à la CSU, et compensé une partie des voix perdues notamment au profit des Verts. Ensuite parce que l‘essentiel des redistributions s‘est opérée au sein des blocs, des sociaux-démocrates aux Verts et de la CSU aux autres partis du bloc de centre-droit et de droite. Finalement, des trois coalitions mathématiquement envisageables (CSU-Verts, CSU-Électeurs libres, CSU-SPD), seule la seconde semble viable, et c‘est celle qui propose le moindre changement. Le ministre-président du nouveau gouvernement pourrait bien être le même Markus Söder qui a dirigé l‘exécutif et mené la campagne.
Remise en question des partis de masse et de la Grande coalition : une dynamique européenne
Plus qu‘en Bavière, c‘est donc au niveau fédéral que se mesureront les répercussions de ce vote. Le ministre de l‘Intérieur Horst Seehofer est plus que jamais menacé. Andrea Nahles, chef du SPD et ministre du Travail, est également remise en cause. C‘est toute la coalition qui tremble, et avec elle Angela Merkel, qui semble ces derniers temps aussi intouchable qu‘invisible, mais dont un pan entier du monde politique allemand annonce à grands cris la fin du règne.
Sans entrer dans ce jeu de conjectures hasardeux, le résultat du 14 octobre s‘inscrit assurément dans une dynamique d‘affaiblissement des grands partis de gouvernement européens au profit de partis alternatifs, souvent libéraux, populistes ou écologistes.
Cette tendance s‘est traduite dans le Sud de l‘Allemagne et l‘Ouest de l‘Autriche par des coalitions entre les conservateurs et les Verts dans quatre régions (Bade-Wurtemberg, Vorarlberg, Tyrol, Salzbourg). Elle a porté l‘extrême-droite au gouvernement fédéral en Autriche, sous la direction d‘un Sebastian Kurz qu‘on a vu aux côtés de Markus Söder plus souvent que de la chancelière, ce qui n‘est pas sans rapport avec la similarité de leurs électorats respectifs. Elle provoque ailleurs, notamment dans l‘ex-RDA, un renforcement inquiétant de l‘extrémisme de droite, susceptible de rendre presque impossible la formation d‘un gouvernement stable. En République Tchèque enfin, le parti ANO du milliardaire populiste libéral et président de la République Andrej Babiš a adopté des positions anti-migrants et euro-critiques. Cette dynamique est indépendante de la conjoncture économique, qui, en ce qui concerne la Bavière, est excellente ; elle est tout aussi indépendante de la participation, qu‘on dit déclinante mais qu‘on a vue ici en hausse ; elle se déploie alors que les flux migratoires, quoique créateurs de conflits, sont en décroissance.
Dans le cas bavarois, placé au confluent de ces influences, elle se heurte au large consensus conservateur de l‘électorat – la politique « sans idéologie » des Électeurs libres – et renforce les Verts sans leur permettre pour autant d‘accéder au pouvoir. En Hesse, le 28 octobre, elle rendra certainement inévitable la formation d‘une coalition large.
Enfin, le troisième personnage-clef de la CSU, Manfred Weber, qui a reçu le soutien de la chancelière pour devenir le Spitzenkandidat du Parti populaire européens aux élections européennes de mai prochain, pourrait sortir affaibli de la déroute de son camp. Lui qui s‘est toujours fait fort de rassembler les différentes sensibilités du PPE, s‘appuyant sur le chancelier Kurz et ne lâchant le Fidesz que devant l‘évidence, se voyait déjà reprocher sa nationalité par certains ; il pourrait désormais pâtir du déclin de sa formation.