Gérard Noiriel, spécialiste de l’histoire de l’immigration et figure de la socio-histoire, nous accorde cet entretien le 19 février 2018 dans son bureau de l’EHESS. Il affirme notamment le besoin de faire l’histoire de concepts aussi courants que « nation », « droit du sol » ou « crise migratoire » et il s’interroge sur les modalités dont disposent les chercheurs pour intervenir dans le débat public sur les migrations.
D’un point de vue historique, est-il justifié de parler de la nation française comme d’une nation universaliste ?
On compare souvent la France et l’Allemagne sur la question de la préexistence de la Nation à l’État, ou de l’État à la Nation, mais je préfère remettre ces questions dans une perspective historique. On constate que le mot « nation » a changé de signification à l’échelle européenne au XVIIIe siècle. Dans le cas français, les révolutionnaires ne pensent pas que la nation puisse se définir par sa culture. Certains voient dans cette posture l’attitude héroïque du pays des droits de l’homme, mais c’est l’inverse : la France est dans une position impérialiste, les élites de l’Europe parlent français et la culture française est donc trop hégémonique pour être mobilisée comme critère de spécificité nationale. Dans l’Allemagne dominée culturellement, au contraire, c’est un aspect essentiel. Je m’efforce donc d’appréhender les définitions, que ce soit celle de la nation ou d’autre chose, comme des enjeux politiques.
Construire une opposition entre la conception allemande, organique, et la conception française, universaliste, de la nation, relève pour moi du nationalisme intellectuel français. Ce qui s’est passé historiquement, c’est que la Révolution française a fini par donner lieu à un désenchantement en Allemagne, lorsque les Allemands découvrent qu’on peut dominer une population au nom des droits de l’homme. Hegel et Fichte commencent à ce moment à germaniser le vocabulaire. Friedrich Jahn, un opposant politique emprisonné pour avoir participé au la Guerre de libération contre Napoléon, invente le mot de Volkstum, une notion que les Français récupèreront. C’est une notion proche du Volksgeist, l’« esprit du peuple ». Le mot n’est absolument pas raciste à l’origine et désigne, dans l’esprit des Lumières, l’étincelle d’intelligence qui dynamise une nation.
Le livre de Jahn est traduit en français en 1825 et c’est alors qu’apparaît en français le mot de « nationalité » comme équivalent du terme allemand, sous la plume du traducteur qui s’excuse dans sa préface de ce néologisme, alors que seul le mot de « citoyenneté » existait alors dans le vocabulaire français. Réciproquement, le principe de la souveraineté du peuple, venu de France, est accepté outre Rhin. Les notions vont et viennent ainsi de part et d’autre de la frontière.
Les historiens du nationalisme poursuivent la chronologie de cette opposition avec la controverse entre Strauss et Renan en 1870. Mais à cette époque-là, il s’agit avant tout de justifier les rapports de force, qui ont changé depuis la Révolution. Strauss affirme que l’Alsace est allemande parce qu’on y parle un dialecte proche de l’allemand. Mais quand on la lit de près, la réponse de Renan, définissant la nation par la volonté de vivre ensemble, n’est pas vraiment plus progressiste. Que signifie cette volonté ? Nous ne choisissons pas notre nationalité à la naissance. Il se réfère aussi au critère de l’histoire commune, ou principe d’appartenance, en citant la devise spartiate : Nous sommes ce que vous fûtes. Mais cet argument réserve l’appartenance à ceux qui sont de la même souche. Pour Michelet, les Bretons ne pouvaient pas être français, n’ayant pas bénéficié de l’étincelle du Volkstum français : Renan retourne l’argument dans un sens conservateur et à partir de lui, des géographes comme Vidal de la Blache affirmeront qu’on est d’autant plus français qu’on est enraciné dans les vieilles provinces.
Il serait donc illusoire d’opposer la nature fermée du nationalisme organique, et l’ouverture supposée du nationalisme issu des Lumières ?
Je me place du point de vue de la sociohistoire, et je préfère éviter les grandes considérations abstraites. Historiquement, les représentants des États mènent une Realpolitik et défendent leurs intérêts : c’est vrai partout. En France, on a eu besoin de l’immigration : on se rend compte à la fin du XIXe siècle que, certaines années, les décès excèdent les naissances. La démographie française est menacée par le déclin et trouve son seul facteur d’accroissement dans la population immigrée, qui est employée notamment dans la grande industrie. C’est dans ce contexte que la loi de nationalité de 1889 introduit une ouverture modérée dans la mesure où les enfants d’étrangers nés sur le sol national deviennent quasiment tous français à leur majorité : c’est le jus soli.
Il faut insister sur le caractère obligatoire de cette accession à la nationalité : à partir de 1889, les enfants d’étrangers nés en France dont les parents sont eux-mêmes nés en France sont automatiquement français à la naissance. Je suis en désaccord sur ce point avec mon ami Patrick Weil : il considère cela comme un fait positif. Pour moi, c’est l’inverse. Le Code civil, inspiré du libéralisme du XVIIIe siècle, donnait la possibilité aux familles de toujours refuser la nationalité du pays où ils avaient immigré, sans limite de génération. Le choix était la prérogative du père de famille. En 1889, la nationalité bascule du droit privé vers le droit public, et les individus n’ont plus leur mot à dire. Le double jus soli est donc une annexion de population. À l’époque, neuf dixièmes des enfants d’immigrés refusent de devenir français, notamment pour ne pas faire le service militaire, et la loi de 1889 prive une partie de ces individus de leur droit.
Quant au jus sanguinis, il n’est que l’autre versant du même rapport de force. L’Allemagne et l’Italie, pays d’émigration, ont intérêt à maintenir la nationalité de leurs ressortissants le plus longtemps possible, et la mesure française déclenche ainsi la loi Delbrück en Allemagne. Ce qu’on a appelé le droit du sang est donc aussi conjoncturel que le droit du sol. En somme, on utilise les arguments dont on a besoin en fonction des intérêts qu’on veut légitimer. Pour l’historien, les concepts ne sont pas français ou allemands, ils sont le paravent d’intérêts différents. Ainsi, quand la France devient un Empire colonial, le concept de Renan de nation comme « plébiscite de tous les jours » est dénié aux militants anticolonialistes. La politique de Macron n’est d’ailleurs que la poursuite d’une certaine Realpolitik.
Évidemment, il ne faut pas pour autant nier le rôle des idéaux, et en particulier la tradition de défense des droits de l’homme, qui s’est notamment exercée pendant les années trente et qui a permis d’accueillir des gens venus de contextes difficiles. Mais outre cette solidarité, les politiques d’accueil sont déterminées par la situation économique et les problèmes de main d’œuvre. L’accueil est en général le fruit de l’intérêt plus que de la générosité.
Donc il n’y a pas de raison de voir dans la République française un modèle dans la gestion de l’immigration ? Le titre de votre livre Le creuset français aurait pu laisser entendre le contraire.
Ce titre-là m’a valu beaucoup d’incompréhensions [rires]. Dans vos futures œuvres, méfiez-vous des effets de titre ! J’étais alors encore « débutant », j’étais content de publier dans la collection « L’Univers historique », les éditeurs voulaient un titre accrocheur, et il a été choisi par Michel Winock. Il sonnait bien, mais il a été très mal compris. Mon projet était de réaliser une analyse sociologique durkheimienne, de ce que signifiait s’intégrer dans la société française. Un certain nombre d’amis de la gauche de la gauche ont cru que je voulais justifier les politiques menées par l’État. Ils ne comprenaient pas la différence entre expliquer et excuser et m’ont violemment critiqué.
Trois ans plus tard, j’ai écrit un livre sur les réfugiés et le droit d’asile intitulé La tyrannie du national. L’extrême-gauche s’est alors réjouie de mon retour dans le droit chemin, tandis que les idéologues républicains m’ont reproché de dénigrer la nation , alors que j’utilisais le mot de tyrannie dans le sens de contrainte objective. Ces « effets de titres » comme disait Pierre Bourdieu, m’ont piégé : on peut s’attendre à de telles interprétations de la part des journalistes, mais c’est plus dur à admettre quand il s’agit de collègues — je croyais encore à l’époque à l’existence à une communauté scientifique.
On oppose aussi parfois la rigidité française au multiculturalisme britannique.
Selon cet argument, qui est politiquement libéral, les Anglo-Saxons ont toujours été mieux préparés à la mondialisation. En effet, au XVe siècle, l’Angleterre a la surface d’une seigneurie et c’est à partir de ce minuscule arrière-pays que les Anglais se sont taillé un empire. Cependant, quand on fait de la recherche, il faut se méfier de la catégorisation par modèles, et ceux-ci sont aussi le reflet d’un très fort chauvinisme anglais, qui annonçait le Brexit. Le Brexit a montré que le modèle du multiculturalisme pouvait alimenter, lui aussi, le nationalisme et de racisme, notamment contre les Européens du centre.
Comment interpréter votre livre au regard des pays qui n’ont pas de tradition d’immigration, notamment les pays de l’Est, très homogènes au plan ethnico-religieux ?
Il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « l’homogénéité » d’une nation. Je rappelle que dans tous les pays qui ont connu de fortes vagues d’immigration, celles-ci n’ont jamais été une réelle menace pour la société d’accueil. On entend beaucoup de confusions à ce sujet. Par exemple, on disait beaucoup dans les années quatre-vingt que la France s’apprêtait à devenir un nouveau Liban. Mais le multiculturalisme libanais ne provient pas de l’immigration. Dans les pays d’immigration comme la Suisse ou la France, dans les pays neufs de l’Australie à l’Argentine et aux États-Unis, l’immigration n’a jamais été un problème vital pour le devenir de l’État-nation.
Il existe, certes, la concurrence sur le marché du travail. Ce n’est pas un faux problème, mais les perceptions collectives ont tendance à l’exagérer considérablement. La question apparaît en France sous la IIIe République, dans le milieu ouvrier. Dans les années trente, le problème s’est déplacé. Des immigrés venus d’Allemagne, qui étaient médecins ou avocats dans leur pays, pouvaient devenir français après un an de présence à cause de la loi de 1927. Cette situation a favorisé le basculement des professions libérales vers le nationalisme et l’antisémitisme, alors qu’en réalité les immigrés n’étaient qu’une proportion infime dans ces professions.
On avait l’habitude de dire en France que Le Pen était un effet de l’immigration et du chômage. Mais aujourd’hui, les populismes montent en Europe, y compris dans des pays qui n’ont ni beaucoup de chômage ni beaucoup d’immigration, comme la République Tchèque.
Plus que les réalités sociologiques ou que l’argumentation rationnelle, la construction des représentations de l’Autre est une donnée essentielle dans la perception de l’immigration. Quand l’opinion s’en empare, il faut craindre des réactions irrationnelles. J’ai par exemple montré que les crises xénophobes avaient atteint un paroxysme en 1894, lorsqu’un anarchiste italien avait assassiné le président de la République Sadi Carnot, et en 1932 quand un réfugié russe nommé Gorgoulov avait assassiné le président de la République Paul Doumer.
La crise migratoire est donc une construction discursive et non une réalité ?
Il y a toujours des liens entre les discours et les réalités. Néanmoins, aujourd’hui, il s’agit surtout d’une crise de l’accueil et non d’une crise migratoire, même si le nombre de réfugiés a augmenté un petit peu. Pensez qu’on a accueilli plusieurs dizaines de milliers de réfugiés, notamment polonais, dans les années 1830, alors que notre richesse de l’époque n’avait rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Les réfugiés en tant que tels ne représentent qu’une infime partie des immigrés en France, et pourtant on ose poser la question de la légitimité de l’asile. La crise est donc celle des politiques, parce qu’ils ont peur d’être perdants sur ce sujet, rejettent l’opprobre sur ceux qui fuient en les accusant de tricher avec le droit d’asile.
Vous évoquiez les « agitateurs qui manipulent les opinions publiques » ?
Ce que j’ai appris de Foucault et Bourdieu, et qui permet de se tenir à distance des jugements de valeur sans fournir de mots d’ordre, c’est qu’il faut interroger les porte-paroles, ceux qui parlent à la place des autres. Mon livre sur Aigues-Mortes s’efforçait de montrer comment, dans des affaires de xénophobie, les classes populaires peuvent interpréter à contresens un certain nombre de discours.
Quel est le rôle des médias dans la propagation de ces discours ?
La transformation des médias est cruciale aujourd’hui, avec l’émergence des chaînes d’information continue et des réseaux sociaux. Pour avoir un public assez large sur ces médias, il faut transformer la politique en fait divers. Il faut donc un assassin, des victimes, des policiers et des juges. Partout en politique, on fait donc constamment apparaître ces éléments. Le terrorisme constitue le schéma typique. « Nous » sommes les victimes, « eux » sont les assassins, et la police intervient en armes. Cela suscite des fantasmes, et une étude sérieuse a montré qu’il y a dans tous les pays une grande surestimation de la criminalité. La violence recule dans le monde, mais les gens ne veulent pas le croire.
Il faut bien se représenter les mutations que cela représente sur le temps long. Dans notre capitalisme de l’indignation, le téléspectateur voit des assassinats, des terroristes, des policiers, la pub, puis un film policier qui raconte la même chose sous une autre forme. Avec les téléphones portables, chaque individu est en contact plus de trente fois par jour avec l’actualité. Le paysan du début du XXe siècle lisait son journal environ un quart d’heure par jour, puis il retrouvait sa vraie vie.
Comment alors intervenir ?
Longtemps, je me suis opposé frontalement aux médias et j’ai critiqué la pratique du storytelling. Mais aujourd’hui je comprends que pour toucher un large public, on ne peut pas se contenter d’une analyse rationnelle. C’est pourquoi j’ai été un des fondateurs de la Cité de l’immigration, avant de démissionner quand Sarkozy a créé le ministère de l’Identité nationale – les huit membres du comité scientifique ont démissionné. J’ai alors créé une association qui s’efforce de diffuser les connaissances produites par les sciences sociales en mobilisant le langage du spectacle vivant. L’un de nos projets, centré sur l’histoire du clown Chocolat, a eu beaucoup de succès puisqu’il est devenu un film, avec Omar Sy dans le rôle-titre.
Cette lutte, faut-il la mener à l’échelle nationale ?
La contradiction majeure aujourd’hui est que l’écart entre les liens sociaux, culturels, etc. et le politique n’a jamais été aussi grand. En politique on est resté au niveau national, tandis que dans tous les autres domaines on est au niveau de l’international mondialisé. Cet écart-là rend la situation dramatique. On raisonne dans le cadre d’un petit « nous » national dans des questions qui le dépassent.
Il faut sortir de son pays pour se rendre compte du dépassement de la logique nationale. Le refus des politiques de rompre avec l’État nation-est aujourd’hui la raison de la peine qu’ils subissent. En cela Macron n’a pas tort : on ne résiste qu’à l’échelle d’un continent.
Est-ce que cela signifie qu’il faut espérer l’émergence d’une nation européenne ?
On a vu depuis le Brexit que les pères fondateurs ont sous-estimé la résistance à la création d’une souveraineté européenne. Des choses ont changé. La construction européenne a eu des effets importants, notamment grâce à la libre circulation des personnes, mais elle est bancale. L’euro, une monnaie sans budget européen, est une aberration. Il est désespérant de voir que l’Allemagne va jusqu’à refuser les listes transnationales aux élections européennes. Quant à l’immigration, elle n’est pas l’objet d’une politique européenne. C’est donc à tous ceux qui en ont la possibilité, artistes, intellectuels et universitaires, de créer davantage de liens, contre les agitateurs qui manipulent les opinions publiques.
Si on passe du plan de la construction de l’Europe à celui de son identité, il faut se souvenir qu’elle est, elle aussi, affaire de politique. Quelle est donc cette identité latente qui devrait permettre à chaque personne sur le continent de dire « nous Européens » ? Chaque être humain est le produit d’une multitude de critères identitaires, c’est la combinaison de ces critères qui fait notre identité, et l’art de la politique est de cibler un facteur identitaire pour le mettre sur la place publique. Les tendances politiques s’affrontent sur les critères à privilégier. Ainsi, alors qu’au sein d’un même individu peuvent coexister deux identités, la politique les antagonise et le conflit émerge lorsqu’on passe du privé au public.
On ne peut jamais dire « nous » sans « eux ». Lévi-Strauss le montre chez les Nambikwara, et, dans le cas des États nationaux, leurs identités se sont construites les unes contre les autres, pour ne prendre vraiment consistance qu’au moment de la Première Guerre Mondiale, alors qu’elles étaient restées jusque là relativement floues.
Les possibilités d’émergence d’une identité européenne sont ainsi très limitées. Tous les Européens regardent les films de Hollywood. La mondialisation atomise les groupes, et si Internet permet de dépasser les frontières nationales, il ne favorise pas spécifiquement les liens entre Européens. Il n’y a que le foot et la Champions League, où le sport offre une dimension d’identité collective.
Si l’identité se construit par référence à une altérité, ne faut-il pas justement s’inquiéter aujourd’hui de ce que les pays arabes deviennent l’Autre de l’Europe ?
Si c’est le cas, le nous n’est pas européen, il est occidental, car les États-Unis sont dedans. La question du terrorisme concerne les religions avant les continents. Aujourd’hui, il n’y a pas d’agression caractérisée ciblée sur l’Europe en tant que telle.
Il n’y a donc rien à attendre d’une politique migratoire européenne ?
Le règlement de Dublin n’est pas une politique, mais une mesure bureaucratique, un arrangement entre experts pour que chacun ait sa part : les migrants sont obligés de rester dans le pays où ils sont arrivés.
Comparez donc cette situation à la France de 1793 qui décide, sous la Convention montagnarde, d’accueillir les persécutés en reconnaissant pour la première fois le droit d’asile, qui sera repris bien plus tard par l’ONU. C’était une mesure éminemment politique, dont l’énonciateur est « le peuple français », et non l’administration. Il s’agissait d’une grande cause politique et civique, et non d’un règlement bureaucratique. L’adhésion à cette cause manque aujourd’hui à l’Europe, et en particulier aux intellectuels.